Depuis plusieurs années, les recherches scientifiques et les projets muséographiques consacrés aux relations entre les pays européens et leurs anciennes colonies africaines ont pris un nouvel essor. En témoigne ce volume de textes et d’images, recueillant des interventions de chercheurs et de plasticiens, belges et congolais, entre 2010 et 2015. Impossible en quelques lignes de résumer toutes les problématiques que soulève ce livre de plus de trois cents pages, où s’exprime une multiplicité de points de vue. Mais où se lit de manière sous-jacente une question récurrente : comment se situer encore et toujours, face à l’héritage colonial, sans hypocrisies, dénis ou faux-fuyants ?Si Tintin au Congo reste l’emblème le plus…
Histoire d'un livre : Un mâle de Camille Lemonnier
À propos du livre (début du Chapitre 1) «Est-ce que nos livres, après tout, ne sont pas toujours faits des miettes de notre vie?» En posant la question comme il le fait, Lemonnier reconnaissait l'étroit rapport qui existe entre la propre expérience de l'écrivain et la matière de son oeuvre, les mille liens qui unissent celle-ci à celui-là. Des quelque soixante-dix volumes qu'il a publiés, aucun mieux qu' Un mâle n'aiderait à montrer cette relation; aucun n'a livré, délivré une part aussi grande de lui-même, aucun ne reflète davantage son humeur, ses goûts, ses aspirations. Ce n'est point qu'il s'agisse en l'occurrence d'une autobiographie plus ou moins déguisée. Rien n'est plus étranger à l'aventure de Cachaprès, son héros, que la vie de l'auteur, qui fut bourgeoise, laborieuse, régulière et, le métier, la nécessité et les circonstances aidant, casanière. Mais, à côté de l'existence vécue, il y a, secrète, imprécise, virtuelle, celle qu'on eût aimé connaître, celle qu'on rêve — ou qu'on raconte — faute de pouvoir la vivre. En concevant son personnage, en le peignant et l'animant, Lemonnier s'est libéré de songes complaisamment nourris. Il a imaginé ce qu'aurait été son propre destin en d'autres conjonctures. Ces «miettes de la vie», que son oeuvre va cette fois recueillir, ne sont-ce pas, transposés, les refoulements et les amputations qu'une contrariante nécessité lui a de bonne heure imposés? Un mâle est un récit réaliste, voire naturaliste par plus d'un trait. Mais l'oeuvre apparaît aussi comme un vaste poème en prose où, par delà l'exaltation des beautés d'une nature sauvage et l'épique grandissement du rustre qui la hante, se devine la nostalgie de l'homme civilisé qu'obsède l'image d'une illusoire…
Le fantastique dans l’oeuvre en prose de Marcel Thiry
À propos du livre Il est toujours périlleux d'aborder l'oeuvre d'un grand écrivain en isolant un des aspects de sa personnalité et une des faces de son talent. À force d'examiner l'arbre à la loupe, l'analyste risque de perdre de vue la forêt qui l'entoure et le justifie. Je ne me dissimule nullement que le sujet de cette étude m'expose ainsi à un double danger : étudier l'oeuvre — et encore uniquement l'oeuvre en prose de fiction — d'un homme que la renommée range d'abord parmi les poètes et, dans cette oeuvre, tenter de mettre en lumière l'élément fantastique de préférence à tout autre, peut apparaître comme un propos qui ne rend pas à l'un de nos plus grands écrivains une justice suffisante. À l'issue de cette étude ces craintes se sont quelque peu effacées. La vérité est que, en prose aussi bien qu'en vers, Marcel Thiry ne cesse pas un instant d'être poète, et que le regard posé sur le monde par le romancier et le nouvelliste a la même acuité, les mêmes qualités d'invention que celui de l'auteur des poèmes. C'est presque simultanément que se sont amorcées, vers les années vingt, les voies multiples qu'allait emprunter l'oeuvre littéraire de M. Thiry pendant plus de cinquante années : la voie de la poésie avec, en 1919, Le Coeur et les Sens mais surtout avec Toi qui pâlis au nom de Vancouver en 1924; la voie très diverse de l'écriture en prose avec, en 1922, un roman intitulé Le Goût du Malheur , un récit autobiographique paru en 1919, Soldats belges à l'armée russe , ou encore, en 1921, un court essai politique, Voir Grand. Quelques idées sur l'alliance française . Cet opuscule relève de cette branche très féconde de son activité littéraire que je n'étudierai pas mais qui témoigne que M. Thiry a participé aux événements de son temps aussi bien sur le plan de l'écriture que sur celui de l'action. On verra que j'ai tenté, aussi fréquemment que je l'ai pu, de situer en concordance les vers et la prose qui, à travers toute l'oeuvre, s'interpellent et se répondent. Le dialogue devient parfois à ce point étroit qu'il tend à l'unisson comme dans les Attouchements des sonnets de Shakespeare où commentaires critiques, traductions, transpositions poétiques participent d'une même rêverie qui prend conscience d'elle-même tantôt en prose, tantôt en vers, ou encore comme dans Marchands qui propose une alternance de poèmes et de nouvelles qui, groupés par deux, sont comme le double signifiant d'un même signifié. Il n'est pas rare de trouver ainsi de véritables doublets qui révèlent une source d'inspiration identique. Outre l'exemple de Marchands , on pourrait encore évoquer la nouvelle Simul qui apparaît comme une certaine occurrence de cette vérité générale et abstraite dont le poème de Vie Poésie qui porte le même titre recèle tous les possibles. Citons aussi le roman Voie-Lactée dont le dénouement rappelle un événement réel qui a aussi inspiré à M. Thiry la Prose des cellules He La. Je n'ai donc eu que l'embarras du choix pour placer en épigraphe à chaque chapitre quelques vers qui exprimaient ou confirmaient ce que l'analyse des oeuvres tentait de dégager. Bien sûr, la forme n'est pas indifférente, et même s'il y a concordance entre les thèmes et identité entre les motifs d'inspiration, il n'y a jamais équivalence : le recours à l'écriture en prose est une nécessité que la chose à dire, à la recherche d'un langage propre, impose pour son accession à l'existence. C'est précisément aux «rapports qui peuvent être décelés entre ces deux aspects» de l'activité littéraire de Marcel Thiry que Robert Vivier a consacré son Introduction aux récits en prose d'un poète qui préface l'édition originale des Nouvelles du Grand Possible . Cette étude d'une dizaine de pages constitue sans doute ce que l'on a écrit de plus fin et de plus éclairant sur les caractères spécifiques de l'oeuvre en prose; elle en arrive à formuler la proposition suivante : «Aussi ne doit-on pas s'étonner que, tout en gardant le vers pour l'examen immédiat et comme privé des émotions, il se soit décidé à en confier l'examen différé et public à la prose, avec tous les développements persuasifs et les détours didactiques dont elle offre la possibilité. Et sa narration accueillera dans la clarté de l'aventure signifiante plus d'un thème et d'une obsession dont son lyrisme s'était sourdement nourri.» Car, sans pour autant adopter la position extrême que défend, par exemple, Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique, et qui consiste à affirmer que la poésie ne renvoie pas à un monde extérieur à elle-même, n'est pas représentative du monde sensible (et d'en déduire — j'y reviendrai dans la quatrième partie — que poésie et fantastique sont, pour cette raison, incompatibles), on peut cependant accepter comme relativement sûr que la traduction en termes de réalité ne s'opère pas de la même façon lors de la lecture d'un texte en prose ou d'un poème. C'est donc tout naturellement qu'un écrivain recourra à la prose, dont l'effet de réel est plus assuré, dont le caractère de vraisemblance est plus certain, chaque fois qu'il s'agira pour lui, essentiellement, d'interroger la réalité pour en solliciter les failles, d'analyser la condition humaine pour en déceler les contraintes ou en tester les latitudes. Le développement dans la durée permet l'épanouissement d'une idée, la mise à l'épreuve d'une hypothèse que la poésie aurait tendance à suspendre hors du réel et à cristalliser en objet de langage, pour les porter, en quelque sorte, à un degré supérieur d'existence, celui de la non-contingence. Il n'est sans doute pas sans intérêt de rappeler que, dans un discours académique dont l'objet était de définir la fonction du poème, M. Thiry n'a pas craint de reprendre à son compte, avec ce mélange d'audace et d'ironie envers lui-même qui caractérise nombre de ses communications, cette proposition de G. Benn et de T. S. Eliot pour qui la poésie n'a pas à communiquer et qui ne reconnaissent comme fonction du poème que celle d'être. La projection dans une histoire, l'incarnation par des personnages, la mise en situation dans un décor comme l'utilisation de procédés propres à la narration permettent une mise à distance qui favorise l'analyse et la spéculation et qui appelle en même temps une participation du lecteur. Parallèlement, on peut sans doute comprendre pourquoi presque toute l'oeuvre de fiction est de nature fantastique ou, dans les cas moins flagrants, teintée de fantastique. Car la création d'histoires où l'étrange et l'insolite ont leur part est aussi une manière de manifester ce désir de remettre en cause les structures du réel ou tout au moins de les interroger. Pour l'auteur d' Échec au Temps , la tentation de l'impossible est une constante et l'événement fantastique est le dernier refuge de l'espérance. Son oeuvre se nourrit à la fois de révolte et de nostalgie. Révolte contre l'irréversibilité du temps humain dans Échec au Temps , révolte contre le caractère irréparable de la mort qui sépare ceux qui s'aiment dans Nondum Jam Non , dans Distances , révolte contre l'injustice des choix imposés à l'homme dans Simul , révolte contre les tyrannies médiocres du commerce dans Marchands … Nostalgie du temps passé, du temps perdu, du temps d'avant la faute, nostalgie de tous les possibles non réalisés, de la liberté défendue, de la pureté impossible. Nostalgie complémentaire de la révolte et qui traverse toute l'oeuvre de Marcel Thiry comme un leitmotiv douloureux. Comme l'écrit Robert Vivier, «le thème secret et constant de Thiry, c'est évidemment l'amour anxieux du bonheur de vivre ou plus exactement peut-être le désir, perpétuellement menacé par la lucidité, de trouver du bonheur à vivre». Où trouver, où retrouver un bonheur que la vie interdit sinon dans la grande surprise du hasard qui suspendrait les lois du monde? La première maîtresse de ce hasard est justement la…
Promenade sur Marx : Du côté des héroïnes
Au lieu de suivre la piste de ceux qui font l’histoire, Valérie Lefebvre-Faucher propose avec Promenade sur Marx de faire attention à l’implication de ces femmes bien souvent en marge du cadre. Car si le chemin le plus connu est bien souvent le plus réducteur, faisons ce détour (bienvenu) pour comprendre l’histoire des écrits de Marx, que dis-je, des femmes Marx. Au lieu de suivre la piste de ceux qui font l’histoire, Valérie Lefebvre-Faucher propose avec Promenade sur Marx de faire attention à l’implication de ces femmes bien souvent en marge du cadre. Car si le chemin le plus connu est bien souvent le plus réducteur, faisons ce détour (bienvenu) pour comprendre l’histoire des écrits de Marx, que dis-je, des femmes Marx. Valérie Lefebvre-Faucher, titulaire d’une maîtrise en création littéraire et autrefois éditrice au Remue-ménage et chez Écosociété, a un goût pour les écrivaines. Dans un style clair et parsemé d’humour, l’auteure inscrit parfaitement son propos dans la collection micro r-m qui propose, à travers des courts textes, d’enrichir la réflexion politique et philosophique autour des enjeux du féminisme. Ce qu’aime Valérie Lefebvre-Faucher, c’est enquêter sur les liens qui unissent les écrivains, et tout particulièrement les écrivaines, et c’est bien là que se joue son projet d’écriture dans Promenade sur Marx . C’est une découverte qui l’obligera (pour son grand plaisir) à s'éloigner du sentier tout tracé de l’histoire, balisé depuis des années et tenant comme seul et unique chemin praticable. Avant de prendre l’autoroute des idées, il a d’abord fallu construire collectivement des chemins alternatifs, au grand dam de celles et ceux qui aiment les choses bien rangées. « Je suis toujours étonnée de croiser ceux qui ne marchent que sur les grands boulevards, qui ne lisent que les majuscules prétentieuses de l’histoire. Tout le monde sait pourtant que pour connaître une ville il faut en arpenter les ruelles. » Ce que Lefebvre-Faucher nous fait comprendre d’emblée est la toile de relations qui se cachent derrière chaque grand concept. Loin de l’idée romantique d’un génie créateur aux réflexions individuelles, Promenade sur Marx met en lumière ces femmes cachées dans l’ombre des statues élevées à la gloire de ces hommes-penseurs. Car, de l'œuvre de Karl Marx, qui connaît l’influence de Jenny Caroline et Laura Marx sur les idées de leur père ? Qui a pris connaissance des écrits d’Eleanor Marx ? Dans une pensée qui prône l’égalité, qu’en est-il de celle entre hommes et femmes ? « Rien n’est simple quand on cherche les femmes de l’histoire, car les bons filons finissent souvent en cul-de-sac. » Les deux filles aînées de la famille, Jenny Caroline et Laura Marx, autour de 1865. (photographe inconnu.e, Wikimedia Commons) C’est ici que le féminisme entre en piste, un féminisme matérialiste (lié à la pensée marxiste). Notre auteure s’étonne du peu d’informations disponibles à propos des femmes de la famille Marx, malgré leur implication : Jenny, la femme de Marx, professeure à l’université et auteure de critiques de théâtre, sera surtout la recherchiste, la transcriptrice, l’éditrice et la correctrice de son mari et de ses amis penseurs, tandis que Laura Marx traduira en français Le Manifeste du parti communiste . On retrouve aussi chez Eleanor Marx des réflexions sur le travail domestique et la condition féminine : comment militer pour l’égalité de toutes les femmes et de leur émancipation si le travail du foyer, qu’elles doivent endurer, doit alors être pris en charge par une domestique ? Dans ce court essai, Valérie Lefebvre-Faucher nous fait comprendre que, si la pensée des femmes n’a pas toujours eu la place pour éclore, c’est aussi par un manque de possibilités. Si votre vie est rythmée par les tâches du foyer et l’éducation de vos enfants, cela vous laisse moins de temps pour débattre d’émancipation sociale en fumant le cigare avec vos amis, n’est-ce pas ? Il est intéressant d’observer notre monde à travers cette réflexion, et on remarque ainsi que les personnes qui peuvent engager un changement sont aussi ceux et celles qui en ont les moyens : le temps, l’espace de pensée et l’aspect financier. Il en va de même pour ceux et celles qui façonnent leur pensée, par la lecture, comme vous et moi en ce moment-même. Alors, si vous trouvez le temps d'entamer une promenade parmi les idées, je vous invite à ne pas toujours suivre les sentiers balisés, et vous serez peut-être surpris de la diversité des pistes délaissé e s et oublié e s. « Chaque route bifurque vers une nouvelle vie, une œuvre de plus à découvrir. Il n’y a rien de surprenant : les humains pensent et créent ensemble. Écrire se fait à plusieurs. La philosophie est une forêt. » Avez-vous remarqué ce personnage en marge du cadre, dont on ne nous raconte pas l’histoire? Une enquêtrice décide de suivre la piste des femmes entrevues dans les portraits de Marx. Ses antennes féministes remuent en direction de l’héritage marxien: tant de gloire virile recouvrant une pensée d’égalité, c’est louche. Quel risque courons-nous si nous nous intéressons aux femmes qui étaient là? Une simple promenade qui, au final, chamboule tout. Vous qui possédez Le petit Karl comme un catalogue d’outils à dégainer dans toutes les situations, que savez-vous de l’œuvre d’Eleanor Marx? De l’influence de Jenny ou de Laura Marx? Camarades, quelqu’un vous a-t-il parlé d’elles pendant ces nombreuses années…