Faire vivre l’opéra, un art qui donne sens au monde, Entretiens
À l’occasion de la septantième édition du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, un festival que Bernard Foccroulle dirige depuis douze ans, paraît un recueil d’entretiens au fil desquels celui qui fut auparavant le directeur du Théâtre royal de la Monnaie (1992-2007), livre son regard sur l’opéra, ses devenirs, son avenir, ses enjeux actuels. Pour couronner sa dernière saison à la tête du festival d’Aix, il dresse un bilan, une cartographie de la vitalité de l’opéra contemporain, interroge sa place dans la cité, son actualité, sa capacité à penser les mutations du monde. Si, loin d’être devenu une institution muséale, tournée vers le passé, l’opéra affiche de nos jours une créativité audacieuse et une connexion à un monde qu’il questionne, c’est, entre autres, grâce à l’engagement de directeurs ouverts non seulement aux grandes œuvres du répertoire — des œuvres recréées, réinterprétées par l’action conjointe de la direction musicale, du metteur en scène, des interprètes — mais aux nouvelles créations. La vie des chefs-d’œuvre est éternelle, leur richesse étant gage d’une relance infinie des interprétations, des visions qu’on porte sur eux. Non seulement, la manière de chanter, de mettre en scène, de se rapporter aux œuvres du répertoire ne cesse d’évoluer, mais les lectures que Pierre Boulez/Patrice Chéreau, René Jacobs/Trisha Brown, Marc Minkovski/Olivier Py, Sir Simon Rattle/Stéphane Braunschweig, Louis Langrée/Peter Sellars ont produit de Janacek ( Dans la maison des morts ), Monteverdi ( L’Orfeo ), Mozart ( Idoménée, roi de Crête ), Wagner (la Tétralogie, L’Anneau du Nibelung ), Mozart ( Zaïde ), plus que de simplement les dépoussiérer, les ont revitalisés dans des directions insoupçonnées. Apport des chorégraphes dans la mise en espace, élargissement du geste lyrique aux petites formes (mise en scène des lieder de Schubert de Winterreise , spectacle Trauernacht autour de J. S. Bach…), l’opéra renouvelle son langage, ses horizons, repense sa fonction dans un monde globalisé. Partisan de dialogues interculturels, de rencontres entre la forme européenne de l’opéra et les formes « opératiques » du reste du monde — nô, kabuki, opéra chinois, musique arabe, sud-américaine… —, soucieux de ne pas reconduire la domination de la culture occidentale sur les autres, conscient des pièges à éviter, Bernard Foccroulle met en garde contre les risques de standardisation, d’uniformisation que génère la mode actuelle du cross-over, de la world music qui brasse des clichés folkloriques de traditions extra-occidentales dont elle détruit l’âme, la profondeur. « Je vois une différence radicale entre les créations interculturelles et le cross-over qui est une tendance actuelle, une manière commerciale et superficielle d’inclure des ingrédients « exotiques « — ce qui ne mène à rien d’autre qu’à une culture consumériste standardisée ».Né en Italie au début du XVIème siècle, ayant renouvelé son écriture, ses formes, ayant accompagné l’évolution des pensées, des mentalités dans les pays européens, l’opéra connaît aux XXème et XXIème siècles un succès sous toutes les latitudes. Bernard Foccroulle insiste sur les défis qu’il se doit de relever afin de demeurer une scène où les consciences interrogent leur époque et proposent des alternatives à l’état de choses. L’un de ces défis a trait à son extension mondialisée, à l’inventivité dont il devra faire preuve musicalement, artistiquement afin de ne pas succomber à la facilité d’un art non plus total mais global, avalé dans l’industrie du spectacle.Davantage qu’une fenêtre ouverte sur un monde en évolution, l’opéra en sa multitude de formes (opérette, comédie musicale, opéra-comique…) en est une des caisses de résonance, un des acteurs qui a à prendre à bras le corps, par la revisitation des mythes ou une narration contemporaine, les problèmes et défis actuels (inégalités sociales, réchauffement climatique, crise migratoire, crise environnementale…).Signalons la parution simultanée du très beau livre illustré L’Opéra, miroir du monde, Festival d’Aix-en-Provence 2007-2018 également chez Actes Sud, lequel retrace les spectacles qui ont été montés sous Bernard…
La multitude des voix : représentation sonore de la foule au théâtre (Dossier J. Pommerat)
Entretien avec François Leymarie, musicien multi-instrumentiste, compositeur, arrangeur, ingénieur du son. François Leymarie signe depuis 1993 les créations sonores des pièces de Joël Pommerat. Pour le théâtre et la danse, il a travaillé aux côtés d’artistes tels qu’Ariane Mnouchkine et Jean-Jacques Lemêtre, Alwin Nicholaïs, Dominique Bagouet, le Théâtre du Mouvement, Karine Saporta ou encore Anne-Laure Liégois, Sylvain Maurice et Greg Germain. Il réalise également de nombreux décors sonores dans le champ événementiel et muséographique. Alisonne Sinard . Après un parcours d’études théâtrales, de littérature française (Paris III Sorbonne Nouvelle) et de management de la culture (HEC Paris), elle a travaillé au Théâtre National de Chaillot avant de rejoindre les équipes de France Culture en tant que collaboratrice pour diverses émissions : Sur Les Docks, L’Heure du documentaire, Théâtre & Cie, La Grande Table d’été. * Déflagrations de canons, débordements de l’Assemblée et virulences de la foule : Ça ira (1) Fin de Louis plonge le spectateur dans une expérience immersive du son. Joël Pommerat donne à voir autant qu’à entendre le processus révolutionnaire en marche. Dans une esthétique où la musique cède la place à la voix, la parole s’impose à l’aide des micros, et si les motifs sonores chers à l’esthétique de Pommerat sont présents, ils n’en sont pas moins revisités. François Leymarie, créateur son de la Compagnie Louis Brouillard depuis 1993, nous raconte, à la lumière des pièces précédentes, le processus de création sonore. Démultiplier les voix A. S. : Comment a débuté pour vous le processus de création de Ça ira (1) Fin de Louis ? F. L. : Joël m’a téléphoné environ deux ans avant le début de la création. Il s’interrogeait à divers sujets : comment penser le son dans la perspective de représenter la foule au théâtre ? Comment donner à entendre et trouver le réalisme de la multitude, même avec peu de comédiens, ou plutôt, était-il possible de tricher avec le son pour atteindre une multitude de voix ? Ces questions faisaient écho à une recherche sur la voix que nous avions déjà entamée à l’IRCAM XX avec Olivier Warusfel et Manuel Poletti. Nous avons donc tenté de résoudre une demande très précise de Joël, comment faire entendre une voix à un endroit précis du gradin sans pour autant que ça soit une personne physique. Il voulait que ces voix puissent être perçues comme très localisées par le spectateur, pour qu’il tourne la tête vers quelqu’un qui serait en train de parler. A. S. : Dans quelle(s) direction(s) avez-vous cheminé pour résoudre cette question ? F. L. : Nous avons fait plusieurs tentatives : la première avec un système développé par l’IRCAM qui s’appelle le WFS. Pour vous donner une image concrète, c’est comme un objet sonore, une source reconstruite à un endroit localisé de la salle, une sorte d’holophonie XX . Mais ce système, très utilisé pour la diffusion de la musique classique ou contemporaine, est complexe et difficilement transposable au théâtre, sans cesse en mouvement. Nous avons ensuite pensé à mettre des enceintes à la place d’un spectateur, c’est-à-dire qu’en vous asseyant dans la salle, vous pouviez avoir un voisin avec un chapeau étrange, et ce serait en réalité un haut-parleur déguisé. Cette solution fonctionnait mais était loin de donner l’idée de la multitude sonore. Joël a ensuite eu une idée aussi géniale qu’évidente : faire appel à des forces vives. Ce sont des gens volontaires, qui viennent en plus des comédiens, ont accepté de jouer le jeu et de venir à des répétitions. Tout était donc basé sur la réalité sonore de la présence multiple dans l’assemblée, ce qui revient à exploiter le réalisme de l’humain, la présence humaine. A. S. : Le rôle du collectif est puissant dans Ça ira (1) Fin de Louis. Le spectateur est placé en immersion, les voix viennent de tous les côtés de la salle. F. L. : Joël imaginait mal présenter l’action de manière frontale sur le plateau, cela ne correspondait pas à l’idée de foule autour de l’assemblée et de menace du peuple. Il a très vite pensé à cet aspect d’immersion du public, pour l’associer le plus possible à l’action et qu’il se sente englobé dans ce processus révolutionnaire. Des voix, des micros A. S. : Pendant les répétitions, en quoi a consisté le travail sur la voix ? F. L. : Les comédiens étaient obligés de parler fort pour être dans l’effervescence de la Révolution, ce qui implique une manière particulière de porter la voix, très différente des autres spectacles. Dans les pièces précédentes, le contenu était plus intime, il n’y avait pas la même problématique de jeu entre comédiens et de puissance vocale. A. S. : On est très habitué dans l’esthétique de Joël Pommerat à la sonorisation des voix, par l’intermédiaire des micros HF que les acteurs portent sur la joue, des micros à mains que l’on retrouve entre autres avec les rôles de narrateur dans Je tremble 1 et 2 (2007), Cendrillon (2011). Dans ce spectacle, le micro est toujours très présent, mais son utilisation semble renouvelée avec la place dominante du micro sur pied. F. L. : Il y a toujours des micros, partout ! (Rires) Utiliser le micro sur pied, c’est une manière contemporaine d’imposer la parole. A l’époque, les assemblées avaient souvent lieu dans des salles très bruyantes qui résonnent. On pouvait entendre des cris persans, des phrases inaudibles. Il y avait même une agressivité qui venait simplement exprimer des rapports de force, des enjeux de groupe. La voix était alors une manière d’exprimer la présence dans un contexte où il restait difficile de se faire entendre. D’autre part, pour les scènes plus cadrées, plus resserrées, nous avons fait le choix de garder le petit micro HF, très utile pour gagner en précision dans l’intelligibilité des voix. A. S. : Comment les comédiens se sont-ils appropriés ce micro sur pied ? F. L. : Les comédiens qui travaillent avec Joël depuis longtemps ont une bonne connaissance du micro HF, et ont déjà rencontré le micro à main. Les deux micros n’ont pas le même son, mais tout l’intérêt était de jouer avec ces différences : contrairement au micro HF que les acteurs portent sur le visage, le long de la joue, qui nous sert aussi pour les interactions en salle, le micro sur pied permet de jouer sur la distance, en le rapprochant ou en l’éloignant de la bouche. Pendant les répétitions, le travail avec le micro sur pied était un axiome de départ, ils en ont pris possession. Le micro doit aussi être pour eux un médium d’expression de leur voix et de leur jeu. Chaque voix ensuite s’approprie le micro avec une dextérité différente. L’espace sonore A. S. : Ça ira (1) Fin de Louis est beaucoup moins musical que n’ont pu l’être les précédents spectacles comme Ma Chambre Froide (2011), Pinocchio (2007). Il y a néanmoins un choix musical qui interpelle - The Final Countdown XX – qui rappelle un certain goût pour l’art du décalage et de la surprise. Pourquoi cette musique ? F. L. : Nous avons fait une recherche pour regrouper des musiques de meeting, lorsque les hommes politiques entrent fièrement en musique dans l’arène, comme au temps des romains. Cette musique est celle qui accompagnait les meetings de Jacques Chirac en 1981. C’est plutôt de l’ordre du pastiche ici. Nous avions par ailleurs envisagé la commande d’une musique originale pour ce spectacle, mais cette possibilité s’est vite éloignée, pour des raisons budgétaires notamment. Le nombre de comédiens étant bien plus important que sur les créations précédentes, cela laissait moins d’espace…
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