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De fer et de verre. La Maison du Peuple de Victor Horta
Pour les Bruxellois branchés du vingt-et-unième siècle, la Maison du Peuple est un bar ouvert sur le Parvis Saint Gilles ; pour les aînés, un édifice du quartier de La Chapelle qu’ils ont peut-être fréquenté, une Maison rouge ; pour les amateurs et les férus d’architecture, un bâtiment public, chef-d’œuvre de l’Art nouveau, né du talent Victor Horta à la demande du Parti Ouvrier Belge à la fin du dix-neuvième siècle et l’exemple type de la brutalité des spéculations immobilières, de la mémoire défaillante des hommes et de l’inconséquente bruxellisation. Pour beaucoup, elle n’est pas même un souvenir. L’intérêt de Nicole Malinconi pour l’histoire de ce bâtiment inauguré en 1899 en présence de Jean Jaurès et détruit en 1965 s’éveille lors de l’écriture de textes brefs sur les choses démolies ou en cours de démolition à Bruxelles. Elle qui, depuis Hôpital silence , écrit au risque de et contre la perte est touchée par ce destin. Plus elle approfondissait sa connaissance de la Maison, plus son écriture s’ouvrait, accueillait. Advenait. Et elle d’en écrire l’histoire presque comme si c’était celle d’une personne (« on peut dire qu’elle en avait vu des choses et connu des hommes »). De l’inscrire dans l’histoire de la Belgique, du mouvement socialiste belge, de ses trahisons aux ouvriers, des deux guerres mondiales, des grèves de soixante… À lire aussi : un extrait de De fer et de verre La vie de la Maison du Peuple commence vingt ans avant sa conception, sur un constat : les plus pauvres sont floués sur la qualité du pain, d’autres s’enrichissent à leurs dépens. Pour y remédier, une coopérative est fondée, très vite devenue prospère. Pour continuer ces activités boulangères et d’autres, une Maison du Peuple est créée dans l’ancienne synagogue de la rue de Bavière. Le succès est vif ; les projets de coopératives se multiplient, le café déborde de monde. Il faut un édifice plus grand encore. Le Parti Ouvrier belge se met à rêver d’un bâtiment à la grandeur des besoins du peuple, qu’il s’agisse des nécessités alimentaires, vestimentaires, intellectuelles – l’instruction et la culture font partie des préoccupations du Parti. Il achète un terrain exigu, irrégulier, en pente dans la rue Stevens et demande à Victor Horta, architecte dont la vision moderne des matériaux est déjà réputée, de dessiner cette maison grandiose. Celui-ci l’imagine tel un « palais ». Un palais pour la classe ouvrière qui respectera l’organisation des coopératives. Un palais de quatre étages avec ateliers, bureaux, café, magasins, salle d’assemblées politiques, culturelles et festives. S’y tiendront les grands débats de société (l’affaire Dreyfus, le suffrage universel…), les grands combats socialistes, politiques, pacifistes… Nicole Malinconi raconte ces événements historiques avec la même sensibilité que les plus petites choses, comme ces femmes qui, lors la première guerre mondiale, transformaient les sacs de farine en taies d’oreiller, serviettes… ou brodaient des remerciements aux villes américaines bienfaitrices. Lorsque son récit aborde les abymes de la seconde guerre mondiale, elle s’éloigne pas à pas de la rue Stevens et nous emmène dans le proche et populaire quartier des Marolles, terre d’accueil et d’exil des Juifs de l’Est…Avec De fer et de verre , Nicole Malinconi ajoute une dimension historique à son écriture (déjà ébauchée dans Un grand amour ). Elle reste, cependant, au plus près du réel, fidèle aux « mots les plus simples, les mots de tout le monde » [1] . Si elle s’est nourrie d’entretiens et de lectures, que son récit suit la ligne du temps de l’histoire officielle, elle a écrit ce livre, tout autant que ses prédécesseurs, dans la nuit blanche du savoir. Du manque, du vide, des mots ont surgi. Des mots qui ravivent l’humanité souvent absente des essais historiques. Alors, nous, lecteur, lectrice, assistons à la création de la Maison du Peuple par Victor Horta. Souffrons des blessures qui lui sont infligées chaque fois qu’elle est transformée sans même demander son avis. Nous vivons dans ses murs, regardons par ses fenêtres. Notre présent est historique. Sans dialogue aucun ni reconstitution romanesque, nous entendons parler le peuple, le voyons vivre. Ressentons ce qu’ont vécu ces êtres de chair, de sentiments, d’opinions ; cette Maison de fer et de verre détruite sans l’once d’un état d’âme malgré la résistance d’une partie de l’opinion belge et internationale. Nous sommes blessé.e.s de sa mise au rebut, de ses restes rouillés, volés, revendus. Quelques vestiges ont pu être sauvés et restaurés. Ils garnissent la station de métro Horta à Bruxelles, le Grand Café Horta d’Anvers. Piètre dédommagement… Par bonheur, le livre de Nicole Malinconi pourra désormais servir de mémoire vive à cette histoire là. Magnifique consolation. Michel Zumkir [1] Pierre PIRET , Introduction à Que dire de l’écriture ? de Nicole Malinconi , Lansman, 2014.…
Eve Bonfanti et Yves Hunstad, accueillir l'inattendu : dialogue avec Frédérique Dolphijn
On connaît déjà les différentes collections littéraires et imagées des éditions belges Esperluète , cette maison qui soigne particulièrement les écritures singulières alliées à un art visuel de choix. La rentrée littéraire est pour Esperluète l’occasion de présenter une toute nouvelle collection, « Orbe », qui offre à lire, sous la forme des dialogues, des réflexions d’auteurs à propos de leur pratique d’écriture et de lecture. « Qui suis je ? C’est la question que les autres posent – et elle est sans réponse. Moi ? Je suis ma langue » écrivait si justement le poète palestinien Mahmoud Darwish dans Une rime pour les Mu’allaqât en 1995. C’est par cette question complexe posée à l’auteur que s’entame chacun des dialogues d’« Orbe » . On habite sa langue moins qu’elle nous habite, moins qu’elle nous façonne et qu’elle nous hante. Disons-le : la langue évolue moins avec nous que nous auprès d’elle. Avec « Orbe », il est question de définir ce qui, pour chaque auteur a provoqué un désir lié à l’écrit. Ce désir, individuel et propre à chacun, s’inscrit dans un rapport au monde, à soi et à la lecture. L’enjeu, ici, sera de découvrir différents mécanismes et processus d’écriture et de création.La collection se veut ouverte à tous les genres littéraires, qu’il s’agisse du roman, de poésie, de nouvelles, de traduction, de théâtre, d’un scénario de film, de bande dessinée ou de littérature de jeunesse. Elle s’adresse à ceux qui s’intéressent au processus d’écriture ou aux auteurs interrogés en particulier, ainsi qu’aux enseignants et participants des ateliers d’écriture.Initiée par l’écrivain et cinéaste Frédérique Dolphijn , la collection présente trois premiers ouvrages dont elle signe le dialogue. Pour chacun d’eux, elle a choisi des mots à l’intention des auteurs. Ces derniers ont été piochés de manière aléatoire, les uns après les autres, et ont initié le début d’un nouveau chapitre et d’une ébauche de réflexion.L’emploi de la deuxième personne, tu , lors de chacun des entretiens, souligne le caractère spontané et non artificiel des dires de l’interrogeant comme de l’interrogé. Nul besoin de faire beau, ici, et c’est ce qui émeut dans le propos : d’entendre les rires et les hésitations entre les lignes nous fait nous, lecteurs, prendre part au dialogue à notre tour. Ève Bonfanti et Yves Hunstad, Accueillir l’inattendu Comment écrire pour enfin dire en public ? Dans cette conversation, il sera question de théâtre et d’une certaine écriture de la transmission.Eve Bonfanti et Yves Hunstad, tous deux acteurs et auteurs de théâtre, ont décidé de mêler leur virtuosité pour fonder la compagnie La fabrique imaginaire . Écrire en duo implique le challenge de la symbiose et de l’entente qui force à passer outre les questions d’égo. Deux écritures faites une, en perpétuel mouvement, donc, inattendue ; en allers-retours de l’une à l’autre, où le public est partie prenante de la création et interroge sans cesse l’auteur. Imprévu Yves : On parle bien de l’écriture… Dans l’acte de jouer, il y a zéro imprévu. Sauf s’il y a un accident qui vient de l’extérieur. Mais de notre part, on ne crée pas d’imprévu quand on joue. On espère qu’il arrive pour orienter l’écriture, pour l’enrichir. Eve : Cet imprévu positif, là dans l’écriture et qui est reproduit après de manière illusoire dans le jeu, provoque une tension… presque une supra conscience dans le cerveau du public… Tout se tend vers ce moment : qu’est-ce qui va se passer ? Colette Nys-Mazure, Quelque chose se déploie C’est par ce dialogue avec Colette Nys-Mazure que s’est lancée la collection « Orbe ».Grande lectrice et enseignante inaltérable, l’incontournable poète, nouvelliste, romancière et essayiste dont l’œuvre a été récompensée de nombreux prix incarne plusieurs facettes de l’écriture poétique. Elle pose, dans ses pages comme dans son quotidien, un regard et une attention soutenus aux autres et à leurs écritures. L’autre C’est vraiment exigeant, l’autre… C’est à la fois l’autre en soi… d’étrange, de différent, d’inquiétant ; c’est l’autre, immédiat, avec qui on vit avec qui on tente de composer (…) Dans les livres que je fréquente, il y a une part des auteurs que j’ai appris à connaître. Mais il y a aussi tous ceux que j’ai envie de découvrir, que je ne connais absolument pas, et qui sont à des milliers de kilomètres de mes préoccupations ou de mes façons d’écrire (…) Il y a une rencontre avec un livre… mais une rencontre qui présuppose des deux côtés une disponibilité. Jaco Van Dormael, Écrire le chaos Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que le sens, existe-t-il un sens, que faire de ce chaos qui nous traverse ? Cinéaste de l’imaginaire et de ce qu’il peut y avoir de grand dans l’enfance, Jaco Van Dormael pose chacune de ses réponses sous le signe du questionnement. Se définissant, à la suite de Luigi Pirandello, comme « Un, personne et cent mille », il interroge avec nous le processus de création.C’est à l’écriture de scénario que Frédéric Dolphijn s’intéresse avec Jaco Van Dormael. On y découvre comment, écriture à part entière, elle induit également une création multiforme. Incarnation Celui qui incarne le plus, c’est l’acteur. C’est en ça que l’écriture que je fais est une écriture collective ! C’est à dire que je vis avec des fantômes pendant des années, dont je note les conversations par bribes, qui me sont très familiers, pour lesquels parfois j’ai de l’amour, parce que je les connais bien. Ils changent de visage régulièrement. (…) ce sont des « multi personnages. (…) En général on dit qu’il y a trois écritures : l’écriture du scénario, l’écriture sur le plateau et l’écriture au montage. On ne parle jamais de la quatrième écriture, la plus importante : celle du spectateur qui retient certaines choses, en oublie d’autres, inverse les scènes, fait dire à tel personnage des choses qu’il n’a pas dites, et qui se réapproprie le film. Victoire de Changy Dans cette conversation, il sera question de théâtre et de l’écriture de la transmission. Comment dire pour un public ? Le spectateur devient partie prenante de la création dans les interrogations de ces deux auteurs de théâtre. Eve Bonfanti et Yves Hunstad ont décidé de mêler leurs talents ; écrire en duo implique une symbiose et une entente de travail qui dépasse les questions d’ego. La finalité est directement au centre du processus. Il ne s’agit donc pas de double jeu mais de construire cette présence à l’autre, induire la lecture d’un spectacle, l’écoute d’un texte. Accueillir l’inattendu, c’est admettre cette place du jeu, de l’improvisation, de l’accident et de l’imprévu. C’est le faire sien pour mieux avancer dans le processus d’écriture. Écriture qui se place ici clairement dans l’oralité, le son et le sens des mots faisant un, le jeu de l’acteur participant à l’écriture... Partageant avec générosité et enthousiasme ces moments d’écriture, Eve Bonfanti et Yves Hunstad mêlent leurs voix à celle de Frédérique Dolphijn pour une conversation…