SES LIVRES, SON UNIVERS ET LUI
Avant de rencontrer l’auteur, j’ai rencontré l’homme. Une rencontre particulière, inattendue lors d’un voyage organisé par Jean-Marie Dersheid à Séoul pour une expo sur la bande dessinée belge. Quand on rencontre José Parrondo, on peut se demander s’il est solitaire ou timide, ou peut-être discret, délicat, minimaliste, humble en tout cas et on le découvre en parfaite osmose avec son trait. José est une énigme, voire ineffable. Il suffit de jeter un œil sur l’une ou l’autre page de ses livres, vous comprendrez tout de suite pourquoi.
Étrangement, José arrive bien tard à sa passion pour le dessin et la bande dessinée. Influencé dans l’adolescence par le photographe Duane Michals, il s’intéresse d’abord à l’étude de la photo, et plus particulièrement à la photographie technique et industrielle comme il l’a apprise à l’Institut Communal des Arts Décoratifs et Industriels (ICADI) de Liège. Pas très doué en technique, mais un inventeur formidable, José reçoit son diplôme. Cette année-là, c’est le déclic pour border sa voile et changer de cap : créateur multidisciplinaire ! La gravure, la peinture et la bande dessinée, il les apprendra en autodidacte en participant et en créant des fanzines. S’enchaîne logiquement la rencontre à Angoulême avec Joël Bernardis directeur des éditions du Lézard : une rencontre déterminante et motivante. Parrondo publie la même année, dans cette maison, son premier album L’Eau du Duc.
À partir de 1996, une quantité impressionnante d’albums de qualité paraît principalement à l’Association et aux éditions du Rouergue ou aux Requins Marteaux. La lune, la bouche d’égout et la flaque d’eau, Parrondo Poche, La Main à cinq doigts, Ni plus, ni moins, Olibrius, Le petit Parrondo, La Porte, le très remarqué Rien, la série Allez Raconte, et pour finir, son dernier opus I’m the Eggman… Plus d’une quarantaine d’albums parus à ce jour.
Véritable touche à tout, derrière ses fausses simplicités, José Parrondo multiplie les recherches dans toutes les directions : l’illustration jeunesse, la peinture, la presse, l’enseignement la peinture, la musique…
VOYAGE EN ABSURDIE : POÉSIE ET MINIMALISME
José Parrondo dessine comme s’il était dans la peau d’un enfant de 8 ou de 9 ans. Un enfant appliqué, qui aime la dérision et qui a le sens du non-sens. Une apparente candeur se dégage de son œuvre, renforcée par une nature généreuse et subtile, un trait simple, délicat et faussement naïf pour représenter un monde décalé ; une approche qui interpelle autant l’enfant que l’adulte. Son dessin est identifiable au premier coup d’œil, on peut le qualifier de minimaliste, mais un minimalisme qui renvoie le lecteur à de multiples questions. Le minimalisme pour José n’est pas un moyen de communication, c’est une profession de foi. Dessinateur jeunesse ? Pas si sûr ; José dit d’ailleurs qu’il ne pense pas à son lecteur. Il veut raconter, d’abord pour lui et puis pour le grand public. Si on dépasse les premières impressions et la sensation d’un travail enfantin en apparence, on se rend compte que le propos s’adresse à tous. Aujourd’hui, c’est l’écriture qui domine son travail, le dessin ne représente qu’une petite partie du parcours de l’artiste et en constitue la dernière étape.
Toute l’ingéniosité de Parrondo réside dans ce choix fourchu reliant une certaine abstraction, un récit de l’absurde et une poésie enfantine. C’est cette poésie enfantine qui fait la différence avec des univers aussi absurdes que ceux de Gary Larson, Joan Cornella ou Paul Kirchner. Ne lui parlez pas de surréalisme ou de magie, il raconte des histoires simples dans une approche artistique pointue pour un médium riche et fascinant. Ce choix est lié à son intuition et sa vision particulière d’exprimer les choses et d’exprimer le monde.
Du bout des doigts, sans y paraître, avec application, il triture un art inédit du récit, un espace-temps totalement original, en nous trompant par un dessin à l’apparence enfantin et en jouant sur les codes de la case, de l’inter-case et de l’espace inter-iconique, le lieu même de « l’art séquentiel » selon l’expression de Will Eisner. Son dessin n’a de cesse de créer une autre temporalité. Chaque trait se dessine, se dévoile plus comme un jeu drôle et malicieux que comme une narration. La mise en abîme, la duplication, la transformation, les trébuchements, les métamorphoses, l’illusion, les collisions, les accidents graphiques, (on pourrait les appeler dans l’œuvre de José, « les processus catastrophiques », des catastrophes créées pour le dessin plutôt que des catastrophes qui arrivent à ses personnages) sont autant de subterfuges qu’il utilise pour nous transporter, nous tromper, nous surprendre. Ses images expriment, symbolisent, représentent, sous-entendent, mais surtout interrogent la logique du monde et son mystère.
CONTRAINTES ET DÉTOURS
José Parrondo n’est sûr de rien, mais rusé, il observe le monde qui l’entoure, il s’observe parmi les autres. En se mettant en danger et en poussant les limites du langage spécifique de la bande dessinée, il tisse un univers singulier qui convoque le bizarre et l’insolite. Il est l’homme des contraintes, grand amateur de l’OUBAPO, comme dans le livre palindrome créée avec Anouk Ricard, Voisin, Voisine (ou bien dans National Zero où il détourne les panneaux routiers , ou encore dans Histoires à emporter où il détourne savamment la structure et la forme du conte…). Par la contrainte, José se plait à revisiter et à réinventer tout l’arsenal sémiotique de la BD moderne. Modeste, il vous dira : « C’est juste un jeu, j’ouvre et je ferme des portes toujours dans l’invention, l’imaginaire et l’onirisme. Juste de l’absurde et des contraintes ».
C’est sur cette scène quasi vide, de façon structurée et souvent géométrique, que le « presque rien » de José devient un art de la simplification, du non-dit, du minimalisme pour un maximum d’impertinence théâtrale. Car il s’agit bien dans chacun de ses récits de petites scènes de théâtre. Ses nombreux protagonistes, l’homme-œuf en tête, errent dans un espace défini et limité par la case : à chaque page le rideau s’ouvre sur un décor fait d’un minimum de trait.
Parrondo a bien compris que notre capacité d’identification ainsi que notre aptitude à nous attacher profondément et à suivre un personnage sont directement liées à notre capacité d’abstraire, à l’instar des personnages à têtes rondes, schématiques, sorte d’image-épure, un dessin certes froid par l’absence de fioritures, mais lisible et dynamique, tels les Tintin, Mickey, Bécassine, Schtroumpfs…, mais aussi les personnages de Keith Harring ou de Chris Ware. Ils ont tous une tête ronde avec quelques points en guise de physionomie expressive. Ils dégagent quelque chose qui nous pousse à ressentir une forme de sympathie immédiate, proche de celle que nous ressentons à l’égard des nourrissons. Cette recherche vers le minimum permet aux lecteurs, petits et grands, de s’identifier facilement et de s’immerger avec émotion dans ces histoires extraordinaires. Pierre Sterckx disait de Tintin que « son visage minimaliste permettait à tout un chacun d’y accueillir toutes les subjectivités »1. Les simplifications d’un personnage, d’un visage vont de pair avec une ouverture pour le développement sémantique. Bien plus que des petites histoires d’œufs divertissantes, la BD de José fait de la sémiologie tout comme Mr Jourdain fait de la prose. Selon Scott Mc Cloud, « plus un visage est simplifié, plus il est sémiotiquement riche. Il instaure une lisibilité active incitant notre cerveau à fabriquer du visible ». Pour « Eggman », la tête et le corps ne font qu’un. Et son œuf est le bon prétexte pour que le personnage ne soit qu’une tête, qu’un visage, une entité créée dans sa plus pure simplicité. Le travail de José évolue dans cette direction, de récits décalés, pleins de péripéties farfelues, il nous entraîne vers des non-récits toujours absurdes, mais où les événements sont davantage de l’ordre de l’interrogation que du rebondissement. Plus tôt dans son œuvre, son personnage, l’œuf Bolas Bug (éditions du Rouergue) avait un nez, une bouche et une cravate. Cette fois, « Eggman » n’est habillé que de sa coquille et n’a pas de bouche. « Il n’en a pas besoin, un œuf ne parle pas », nous dit José Parrondo. LA contrainte par excellence.
LA BELLE PRÉSENCE DU VIDE ET DU RIEN
Avec Rien, José annonce la couleur. Ce petit livre fascinant est le contrepied parfait de l’intention de l’auteur. Ce « rien » est un petit bijou lové dans son écrin bleu bien rempli de questions (« Peut-on écrire un livre passionnant sur l’ennui ? »), d’interrogations (« Est-ce moi qui suis à l’endroit où je suis, ou est-ce l’endroit qui est autour de moi ? »), d’humour absurde (« Je suis parti voir là-bas si j’y étais, et j’y étais. »), de recherches, de combinaisons, de travail, d’angoisses existentielles. Rien contient des récits courts, des illustrations, des gravures, des photographies et il est parsemé de ces dessins de petits bonshommes enfantins facilement identifiables.
Avec Rien, récit d’un voyage les yeux fermés, il pose sa réflexion sur l’absence et la présence des choses en connexions contradictoires. Question du vide et du trou, un trou ce n’est pas rien. Et par l’absence il donne à évaluer la présence. Ne rien dire ou ne rien montrer pour dire plus et montrer plus. La logique mathématique de la démonstration par l’absurde. Univers poétique, toujours absurde, voire surréaliste, mais d’une incroyable richesse. José nous dit : « Le rien contient du rien et rien d’autre » à la manière d’un Magritte qui dit : « Je montre de la poésie mais je n’exprime pas la poésie. Il faut être sensible à la poésie pour y chercher un symbole, le symbole étant toujours la négation de la poésie». Il existe deux usages des images et des mots, deux modes de la signification à travers les mots et les images : un univers poétique, plébiscité par l’auteur et un usage non poétique, indifféremment appliqué au langage ordinaire. Ceci dit Magritte ajoute : « Les symboles sont supposés représenter la réalité, mais ne représentent rien… mes images montrent des choses et ne représentent rien à penser ». Comme Magritte, Parrondo nous parle de perception ; par contre, il nous entraîne dans un processus bien différent de la pensée par des questionnements formels, philosophiques et existentialistes déguisés en interrogations candides. il interpelle directement l’enfant qui sommeille en nous. Son Rien nous touche, nous emporte tout en douceur et nous plonge dans son univers et son errance.
L’HOMME-OEUF
C’est sans doute en partant de rien que José a créé son personnage. Un œuf, juste des yeux et des jambes. Dans I’m the Eggman, la contrainte fut de créer chaque jour un récit en un gaufrier récurent de quatre cases muettes, posté sur FB pendant 333 jours. Une nouvelle occasion d’interroger le vocabulaire propre, spécifique de l’agencement d’images cadrées qui se répondent, s’enchaînent, se confrontent ou simplement se juxtaposent. C’est une mécanique. La mécanique des signes, de l’espace, des proportions, des perspectives tronquées, des accidents, mais surtout du mouvement, toujours dans l’absurdité et dans une fausse naïveté. Derrière ce dessin aux allures enfantines, il multiplie les recherches, il expérimente à chaque page le déplacement impossible d’un espace dans un autre. Il use du vocabulaire de la bande dessinée pour explorer les questions du rapport texte/image : comment leur donner sens ? Il interroge l’humour où toute issue est vaine, il questionne avec pertinence et fantaisie l’endroit, l’envers, le dedans, le dehors et plus largement le monde des apparences. Tout simplement, il remet en question les codes en jouant sur la ligne, les signes, les onomatopées avec des petits riens, juste un bonhomme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un œuf. Il nous mène en bateau, à la dérive parfois, mais comme un capitaine, il sait où il nous entraine.
Planche après planche, l’humour se renforce. Sorte de running gag tendre et naïf, l’humour édifie un véritable univers, source d’étonnement, d’accidents graphiques et d’énigmes visuelles.
LE RÉCIT EN CASES, C’EST UNE HISTOIRE DE MUSIQUE ET DE COLLABORATIONS
Parrondo combine, collabore, élargit son champ de recherche, ou tout simplement, comme un adulte qui ne cesse de s’émerveiller, il s’amuse de ses passions. Bien avant de feuilleter les fanzines, c’est la musique qui l’anime. Bassiste au départ, il commence par côtoyer les scènes alternatives liégeoises, il participe à différents groupes et mixe des cassettes pirates. Plus tard, en collaboration avec Nicolas Mahler pour plusieurs dessins animés et en collaboration avec Sacha Toorop, Françoise Breut et Delphine Bouhy sur le label Soundstation, il concrétise ses compositions. Dans Allez Raconte, une série publiée aux éditions Delcourt en collaboration avec Lewis Trondheim, il nous entraîne dans un dessin proche de la silhouette, de l’épure : pas une seule expression sur les visages, pas une seule caractéristique, le strict minimum pour une lecture limpide, éliminant tout artifice. Comme un véritable horloger ou un chirurgien de la ligne, il dissèque et élimine pour ne garder que l’essentiel. En 2006, sa série Allez Raconte a été adaptée en dessin animé pour la chaîne M6. Un long métrage de Jean-Christophe Roger est sorti en salles en 2010. Un fameux contre-pied pour un dessinateur qui aime travailler seul sur des projets à plus petite échelle.
Sa délicatesse, sa timidité apparente sont la manifestation de cette innocence typique de l’enfance, qu’il garde précieusement, comme un secret de fabrication. Une qualité spontanée, maîtrisée, un état d’esprit, une attitude singulière indispensable pour être un grand artiste.
L’attitude « Parrondo » est cependant étrange et magnifique, tout en résonance avec sa ligne et son trait. Il convoque le « bizarre » et nous entraîne dans un tourbillon de lecture, de questions et de surprises. Il aime nous déstabiliser en distillant De-ci de-là, quelques clés graphiques… À nous d’ouvrir les portes et d’y entrer. « LA porte… pas une porte. Celle qu’il faut prendre, tout comme son personnage au début du récit intitulé tout simplement La porte, qui porte la porte et l’apporte là où l’esprit les transporte, où le récit nous emporte, peu importe où… »2.
© Olivier Grenson, mai 2021
Notes :
1. Pierre Sterck, Tintin schizo, Les impressions nouvelles, 2007.
2. Cf. José Parrondo, La porte, L’association, 2010
Crédits : Les images ont été reproduites ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.