Auteur de Une histoire du théâtre belge de langue française (1830-2000),
Dans l’avant-propos à la réédition de son essai qui retraçait, en 1995, Une histoire du théâtre belge de langue française (1830-2000), Paul Aron souligne « l’irremplaçable précarité » de cet art, chaque représentation étant par nature unique.Si, en spectateur sensible, il nous livre une vision subjective de ce qu’il a vécu personnellement au théâtre, il espère que les éléments réunis au cours de ses recherches aideront le lecteur à prendre la mesure d’un patrimoine précieux, qui reste peu connu. Souhait exaucé !Sur ses pas, nous retraversons le déroulement de la vie théâtrale pendant près de deux siècles, ses continuités et ses ruptures, ses événements phares, ses rapports…
Le théâtre contemporain au crible de l’analyse politique (Scène)
Théâtre dans la mondialisation : communauté et utopie sur les scènes contemporaines par Nancy Delhalle aux Presses universitaires de Lyon, coll. « Théâtre et société », 2017, 214 p. Nancy Delhalle est professeure en études théâtrales à l’Université de Liège, où elle a créé le Centre d’études et de recherches sur le théâtre dans l’espace social. * L’essai part du travail de quatre metteurs en scène représentatifs de la scène théâtrale contemporaine dominante, que ce soit en termes de fréquentation des publics, de moyens alloués ou de visibilité. Les théâtres de Roméo Castellucci , Pippo Delbono , Jan Lauwers et Jan Fabre sont analysés en lien avec les contextes de production, de création et de réception dans lesquels ils baignent. Ce qui est en jeu dans cet ouvrage n’est pas la critique d’un point de vue artistique, qui a déjà fait l’objet d’autres ouvrages concernant ces « stars », mais bien ce que véhicule ce « théâtre de l’image » ou « théâtre post-dramatique » selon les termes de Hans-Thies Lehmann XX . Un théâtre qui refuse l’idée de la représentation pour lui substituer la notion de présence et d’images immédiates, qui s’éloigne de la tradition classique du drame et de la narration, qui mélange les médias sans qu’aucun d’entre eux ne soient plus « dominants », qui substitue la figure du metteur en scène à celui d’écrivain de plateau. * Même si les quatre artistes sont bien distincts, ils déclarent chacun proposer un art qui refuse l’idéologie et s’ancre dans une recherche de la vérité et de la beauté. Les quatre metteurs en scène/écrivains de plateau sont des figures fortes, charismatiques, passionnées et “en marge”, ayant une idée précise de ce qu’ils veulent susciter – notons également qu’il s’agit de quatre hommes. Leurs spectacles divisent : à l’image des réactions de spectateurices au festival d’Avignon 2005, dont l’artiste associé était Jan Fabre, il semble qu’en majorité, on adore ou on déteste XX . Autre point commun : même s’ils font référence à des particularismes nationaux ou régionaux (l’importance de la Flandre pour Lauwers et Fabre, de l’Italie pour Delbono et Castellucci), ces théâtres sont souvent créés pour et dans des contextes internationaux. Le langage n’étant plus forcément au centre, ils sont aisément traduisibles, voire sur-titrables, et existent parfois dans plusieurs versions (anglaise, française et néerlandaise par exemple). Nancy Delhalle part des conditions de production propres à un contexte particulier – la mondialisation et le manque d’investissement national dans la création théâtrale –, pour ensuite analyser les œuvres artistiques proprement dites. Partant de leur construction, elle repère les messages qui les sous-tendent. Car même si les metteurs en scène disent refuser toute idéologie, leur théâtre véhicule bien une idée, un sens. L’analyse fait donc sans cesse des allers-retours entre production-création-réception, mettant en évidence très finement comment les images transmises créent des utopies et des communautés, mais véhiculent aussi une vision de l’individu et de la vérité. * C’est pour cette raison que son essai m’a paru particulièrement intéressant. Bien que parfois aride, car suivant des codes d’écriture académiques – justifications constantes par rapport à des ouvrages précédents, notes de bas de page à foison, contextualisation, développement, conclusion reprenant point par point les arguments évoqués –, et très référencé – si vous n’avez aucune idée de ce qu’est le théâtre post-dramatique ou de qui sont les quatre metteurs en scène évoqués, l’essai devient compliqué à suivre –, je trouve que ce genre d’analyse est essentiel et manque souvent à la culture. Nous vivons une époque culturelle paradoxale. Les théâtres sont investis d’une mission sociale et politique, garante de la démocratie, de la « citoyenneté », du « tissu social », du « vivre-ensemble » XX . Mais parallèlement à cette fonction symbolique dont ils semblent a priori investis, ils dépendent de subventions publiques presque à cent pour cent. Ils ont donc le rôle étrange de dénoncer et de remettre en question l’institution de laquelle ils dépendent. De plus, comme je l’ai dit, cette mission sociale et politique est un a priori que peu de critiques remettent en question. Le théâtre subventionné contemporain est présenté comme un art de la communauté, qui soude, qui dénonce, point. Nancy Delhalle, en analysant des œuvres dominantes du champ théâtral, les replace objectivement dans leur contexte politique. Elle dévoile ainsi que malgré leur singularité, qui fait aussi leur succès, elles sont une réponse au contexte de la mondialisation et du capitalisme sauvage. En effet, d’après l’autrice, nous vivons un moment de l’histoire durant lequel le rapport au temps et à l’espace s’est modifié ; les impératifs de réalisation de soi et d’efficacité priment et l’individualisme explose, ce qui génère des sentiments de dépression, de crainte, de repli sur soi. Fabre, Castellucci, Delbono et Lauwers proposent alors des spectacles dans lesquels : « Le spectateur est en effet amené à s’exempter de la contrainte sociale qui enjoint d’être créateur, voire entrepreneur de soi-même dans le cadre d’une société devenue source de prescriptions et d’exigences inédites. Soudain libéré de l’impératif de réalisation de soi tel qu’il s’est développé dans l’idéologie néolibérale, le spectateur prend acte d’une identité fondée sur les affects et les émotions. C’est ainsi une expérience inédite de soi, de l’espace et du temps qui s’accomplit. » XX * Ces théâtres transcendent en fait ce qui nous oppresse dans le contexte contemporain, ce qui explique en partie son succès. Il offre une expérience unique et forme une « communauté de spectateurices », ce qui provoque des réactions d’adhésion très fortes, des sentiments exacerbés de reconnaissance, des larmes, du réconfort. Sans dénier cette puissance des propositions artistiques, Nancy Delhalle analyse également le fait que ces œuvres qui refusent toute idéologie proposent malgré tout des utopies apolitiques. Elles sont en effet réconfortantes en partie parce qu’elles présentent des univers anhistoriques et sans contextes sociaux précis, ce qui permet de s’abstraire du monde ou de dénoncer des faits contemporains sans pointer de responsables. Le mal, la vérité, la beauté, le bien, semblent des concepts universels, présents de tout temps, que l’on peut atteindre par l’art ou les histoires. * Cette vision du monde me semble actuellement très présente sur les scènes contemporaines « politiques et citoyennes ». Il est en effet très populaire de dénoncer sans analyser ; de toucher à la beauté sans s’attaquer à ce qui la construit ; de présenter une idée universelle du vrai sans remettre en question la notion même d’universalité ou de vérité. Les metteurs en scène cités, qui disent créer dans une pure démarche artistique, sans s’inscrire dans un courant politique ni dans une revendication quelconque, s’inscrivent en fait parfaitement dans l’ère contemporaine. Sans doute sans le vouloir, ils répondent au néolibéralisme et à la mondialisation sans les ébranler le moins du monde. © Lisa Cogniaux, 2018, revue Karoo Notes 1. Hans-Thies Lehmann publie en 1999 l’ouvrage le Théâtre postdramatique, qui donne les grandes lignes esthétiques et idéologiques d’un “nouveau théâtre”, de plus en plus présent sur les scènes contemporaines, qui s’éloigne de la narration et déconstruit les codes dramatiques. 2. Nancy Delhalle, à l’instar d’autres auteurices, pointe le festival d’Avignon 2004 comme un festival de “rupture” avec une tradition théâtrale française, un moment clé qui a changé les paradigmes de production et de réception dans lesquels s’inscrivaient…
Que nous racontent les archives sur un spectacle du passé?
Une plongée au cœur de la création du spectacle Slipping (ou ce rêve qu’on appelle la vie humaine) conçu par Carmen Blanco Principal. * Les arts de la scène sont éphémères par essence. Dès l’instant où les représentations se terminent, il n’en reste plus rien, à l’exception de souvenirs conservés dans la mémoire des spectateurs et de quelques archives qui nous donnent l’occasion de nous remémorer une représentation passée à laquelle on aurait assisté. Mais que nous racontent-elles d’un spectacle que l’on n’a jamais vu? Du texte à sa représentation, quelles questions spécifiques posent-elles? Que nous apprennent les notes, les exercices d’improvisation, la scénographie, etc. ? Le spectacle Slipping (ou ce rêve qu’on appelle la vie humaine), conçu par Carmen Blanco Principal, fut créé à la Balsamine le 6 juin 2004 et a tourné ensuite jusqu’en 2009. C’était le cinquième spectacle de la compagnie Furiosas et l’une de ses créations parmi les plus marquantes. v. Marie Baudet «Carmen Blanco Principal rejoint l’espace, son élément», La Libre Belgique, 5 octobre 2015. * Carmen Blanco Principal, 1963-2015, après avoir été l’assistante de Thierry Salmon, avait créé en 1994 sa propre compagnie, Furiosas, avec la chorégraphe Monica Klingler et la scénographe Patricia Saive. Ensemble, elles conçurent une série de spectacles caractérisés par un mélange des genres, théâtre, danse, cirque… Par la suite, Carmen créa quelques autres spectacles avec d’autres intervenants. En octobre 2015, elle décéda brutalement à l’âge de 52 ans, dans un accident de voiture sur une route en Italie. Quelques années après ce tragique accident, une quarantaine de caisses d’archives sont déposées par sa sœur aux Archives & Musée de la Littérature. Parmi celles-ci, quatre dossiers relatifs au spectacle Slipping. On y trouve de la documentation préparatoire, des notes de création, des dossiers de présentation, des programmes, des dossiers administratifs (subventions, tournées, etc.). Mais aussi des vidéos de répétitions et des captations de représentations. Ces documents nous permettent notamment de suivre pas à pas le processus de création du spectacle, depuis l’inspiration initiale jusqu’aux représentations publiques; processus que nous proposons d’examiner ici, y compris les tâtonnements et l’exploration de pistes successives. Un auteur, Robert Walser, découvert par hasard En feuilletant les carnets de la dramaturge, dans lesquels elle consignait principalement des notes prises au vol sur les spectacles qu’elle était en train de créer, on découvre une brève mention de sa première rencontre avec l’œuvre de Robert Walser – écrivain suisse allemand admiré entre autres par Robert Musil et Franz Kafka – qui a inspiré le spectacle: Walser. Pourquoi? Je l’ai découvert par hasard en lisant les pages culture des journaux en allemand, en Suisse ces dix dernières années. Je ne comprenais rien, mais il y avait toujours des photos, sa silhouette me frappait, m’intriguait. Du peu que j’ai lu, ce sont les petites histoires et les essais qui me plaisent le plus. Ce que j’aime chez lui, c’est son amour de la vie.» Archives AML (MLT 07404/0005/007). * C’est L’Institut Benjamenta (1909), l’un des trois romans de Walser, qui constitue le fondement du spectacle. Sous la forme d’un journal intime, le texte décrit les réflexions et rêveries de Jacob von Gunten, un jeune homme qui entre de son plein gré dans un pensionnat de formation de majordomes où l’on n’enseigne rien d’autre que l’obéissance aveugle, «une discipline du corps et de l'âme qui lui procure de curieux plaisirs: être réduit à zéro tout en enfreignant le sacro-saint règlement» Marthe ROBERT, préface à Robert WALSER, L’institut Benjamenta, Paris, Gallimard, coll. Jacob décrit ce lieu étrange, ses condisciples, le directeur autoritaire, sa douce sœur… Dans une brochure préparatoire Archives AML (MLT 07404/0005/002) au spectacle, Blanco Principal privilégie une lecture philosophique, voire existentialiste du texte. Voulant dégager «les résonances profondes que [l’œuvre] peut avoir à notre époque» Archives AML (MLT 07404/0005/012), elle s’interroge sur l'injonction au bonheur. Poussée à l'extrême, la quête de bonheur implique l’évitement des états de crises: l’angoisse, l’incertitude, l’interrogation sont à fuir absolument. C’est ce que font les étudiants de l’Institut Benjamenta lorsqu’ils délèguent tout libre-arbitre pour se conformer au règlement. Or si le renoncement aux interrogations, aux doutes ou aux choix peut entraîner un certain confort, il réduit l'être humain à l’état d’objet, le privant de liberté et le laissant face à un puissant sentiment de vide. Le message philosophique du roman est de montrer que la seule issue est de retrouver son humanité en cheminant dans un entre-deux, construisant et reconstruisant perpétuellement des désirs et des choix nouveaux. C’est aussi l’objectif du spectacle. «Tout le but du spectacle est de montrer l’énorme difficulté d’emprunter ce chemin, de choisir l’errance. L’univers de l’Institut est profondément rassurant. Il est très facile de rentrer dans le carcan, de se laisser vivre par la norme, de se lover dans la conformité.» Archives AML (MLT 07404/0005/007). Les archives au cœur de la création: du texte à la chorégraphie À partir de cette réflexion, il s’agit de concevoir concrètement le spectacle: «choisir dans le début du texte, ce qui aide à rentrer dans cet univers. L’institut: intemporel. C’est un conte, c’est un rêve. [Donc] tout est permis», note Blanco Principal. «Où je vais avec ça?», ajoute-t-elle Ibid. À cet instant, la magie des archives opère: son questionnement devient le nôtre. Comment va-t-elle faire un spectacle de cela? Ou plus exactement, comment donner corps à ces réflexions sur une scène de théâtre? Nous nous trouvons à l’endroit précis où les possibles sont encore infinis, au cœur de l’acte créatif. Des notes éparses reflètent le travail sur le texte. Dans un premier temps, différents tableaux sont retenus à partir de plusieurs passages du roman. Très vite cependant, Blanco Principal se concentre sur un extrait en particulier, le rêve de Jacob, épisode symbolique du roman. En témoignent quelques pages du texte original souligné et annoté, en regard duquel des mouvements chorégraphiques sont déjà indiqués. Cependant, le spectacle ne se construira pas à partir de ces découpages. Dans quatre carnets, on trouve des notes prises au vol pendant des improvisations. Blanco Principal y travaille avec la chorégraphe Monica Klingler et deux interprètes venus des arts du cirque, Pierre-Yves De Jonge et Cille Lansade. Elle écrit: «Avec Monica, chercher des thématiques/mouvements que nous pourrions développer toutes les deux» Archives AML (MLT 07404/0005/009). Profondément nourries par le roman et l’analyse du texte, elles s’attèlent à une improvisation libre, indépendante de la «narration» et pleinement ancrée dans l’instant. Des éléments fondamentaux comme l’abandon à l’autre, la tension entre des forces contraires, la difficulté d’être homme dans le monde contemporain deviendront les lignes de force du spectacle. Dans un fragment de texte dactylographié, elle s’en explique: «les images qui me viennent du texte, confrontés [sic] à l’espace nu, éveillent des mouvements, des situations, qui restent liés au texte, qui se développent en parallèle. C’est un travail de dramaturgie dans le concret, pas à la table… Si tu es dans l’action vraiment, on ne peut pas dire que tu triches, mais tu y crois ou tu n’y crois pas, si tu n’es pas dans l’instant ça se voit tout de suite.» Archives AML (MLT 07404/0005/006). Plus concrètement, à quoi ressemble ce spectacle? Au-delà des textes explicatifs et des notes trouvées dans les archives, la captation d’une des répétitions…