Auteur de Une histoire du théâtre belge de langue française (1830-2000),
Dans l’avant-propos à la réédition de son essai qui retraçait, en 1995, Une histoire du théâtre belge de langue française (1830-2000), Paul Aron souligne « l’irremplaçable précarité » de cet art, chaque représentation étant par nature unique.Si, en spectateur sensible, il nous livre une vision subjective de ce qu’il a vécu personnellement au théâtre, il espère que les éléments réunis au cours de ses recherches aideront le lecteur à prendre la mesure d’un patrimoine précieux, qui reste peu connu. Souhait exaucé !Sur ses pas, nous retraversons le déroulement de la vie théâtrale pendant près de deux siècles, ses continuités et ses ruptures, ses événements phares, ses rapports…
Que nous racontent les archives sur un spectacle du passé?
Une plongée au cœur de la création du spectacle Slipping (ou ce rêve qu’on appelle la vie humaine) conçu par Carmen Blanco Principal. * Les arts de la scène sont éphémères par essence. Dès l’instant où les représentations se terminent, il n’en reste plus rien, à l’exception de souvenirs conservés dans la mémoire des spectateurs et de quelques archives qui nous donnent l’occasion de nous remémorer une représentation passée à laquelle on aurait assisté. Mais que nous racontent-elles d’un spectacle que l’on n’a jamais vu? Du texte à sa représentation, quelles questions spécifiques posent-elles? Que nous apprennent les notes, les exercices d’improvisation, la scénographie, etc. ? Le spectacle Slipping (ou ce rêve qu’on appelle la vie humaine), conçu par Carmen Blanco Principal, fut créé à la Balsamine le 6 juin 2004 et a tourné ensuite jusqu’en 2009. C’était le cinquième spectacle de la compagnie Furiosas et l’une de ses créations parmi les plus marquantes. v. Marie Baudet «Carmen Blanco Principal rejoint l’espace, son élément», La Libre Belgique, 5 octobre 2015. * Carmen Blanco Principal, 1963-2015, après avoir été l’assistante de Thierry Salmon, avait créé en 1994 sa propre compagnie, Furiosas, avec la chorégraphe Monica Klingler et la scénographe Patricia Saive. Ensemble, elles conçurent une série de spectacles caractérisés par un mélange des genres, théâtre, danse, cirque… Par la suite, Carmen créa quelques autres spectacles avec d’autres intervenants. En octobre 2015, elle décéda brutalement à l’âge de 52 ans, dans un accident de voiture sur une route en Italie. Quelques années après ce tragique accident, une quarantaine de caisses d’archives sont déposées par sa sœur aux Archives & Musée de la Littérature. Parmi celles-ci, quatre dossiers relatifs au spectacle Slipping. On y trouve de la documentation préparatoire, des notes de création, des dossiers de présentation, des programmes, des dossiers administratifs (subventions, tournées, etc.). Mais aussi des vidéos de répétitions et des captations de représentations. Ces documents nous permettent notamment de suivre pas à pas le processus de création du spectacle, depuis l’inspiration initiale jusqu’aux représentations publiques; processus que nous proposons d’examiner ici, y compris les tâtonnements et l’exploration de pistes successives. Un auteur, Robert Walser, découvert par hasard En feuilletant les carnets de la dramaturge, dans lesquels elle consignait principalement des notes prises au vol sur les spectacles qu’elle était en train de créer, on découvre une brève mention de sa première rencontre avec l’œuvre de Robert Walser – écrivain suisse allemand admiré entre autres par Robert Musil et Franz Kafka – qui a inspiré le spectacle: Walser. Pourquoi? Je l’ai découvert par hasard en lisant les pages culture des journaux en allemand, en Suisse ces dix dernières années. Je ne comprenais rien, mais il y avait toujours des photos, sa silhouette me frappait, m’intriguait. Du peu que j’ai lu, ce sont les petites histoires et les essais qui me plaisent le plus. Ce que j’aime chez lui, c’est son amour de la vie.» Archives AML (MLT 07404/0005/007). * C’est L’Institut Benjamenta (1909), l’un des trois romans de Walser, qui constitue le fondement du spectacle. Sous la forme d’un journal intime, le texte décrit les réflexions et rêveries de Jacob von Gunten, un jeune homme qui entre de son plein gré dans un pensionnat de formation de majordomes où l’on n’enseigne rien d’autre que l’obéissance aveugle, «une discipline du corps et de l'âme qui lui procure de curieux plaisirs: être réduit à zéro tout en enfreignant le sacro-saint règlement» Marthe ROBERT, préface à Robert WALSER, L’institut Benjamenta, Paris, Gallimard, coll. Jacob décrit ce lieu étrange, ses condisciples, le directeur autoritaire, sa douce sœur… Dans une brochure préparatoire Archives AML (MLT 07404/0005/002) au spectacle, Blanco Principal privilégie une lecture philosophique, voire existentialiste du texte. Voulant dégager «les résonances profondes que [l’œuvre] peut avoir à notre époque» Archives AML (MLT 07404/0005/012), elle s’interroge sur l'injonction au bonheur. Poussée à l'extrême, la quête de bonheur implique l’évitement des états de crises: l’angoisse, l’incertitude, l’interrogation sont à fuir absolument. C’est ce que font les étudiants de l’Institut Benjamenta lorsqu’ils délèguent tout libre-arbitre pour se conformer au règlement. Or si le renoncement aux interrogations, aux doutes ou aux choix peut entraîner un certain confort, il réduit l'être humain à l’état d’objet, le privant de liberté et le laissant face à un puissant sentiment de vide. Le message philosophique du roman est de montrer que la seule issue est de retrouver son humanité en cheminant dans un entre-deux, construisant et reconstruisant perpétuellement des désirs et des choix nouveaux. C’est aussi l’objectif du spectacle. «Tout le but du spectacle est de montrer l’énorme difficulté d’emprunter ce chemin, de choisir l’errance. L’univers de l’Institut est profondément rassurant. Il est très facile de rentrer dans le carcan, de se laisser vivre par la norme, de se lover dans la conformité.» Archives AML (MLT 07404/0005/007). Les archives au cœur de la création: du texte à la chorégraphie À partir de cette réflexion, il s’agit de concevoir concrètement le spectacle: «choisir dans le début du texte, ce qui aide à rentrer dans cet univers. L’institut: intemporel. C’est un conte, c’est un rêve. [Donc] tout est permis», note Blanco Principal. «Où je vais avec ça?», ajoute-t-elle Ibid. À cet instant, la magie des archives opère: son questionnement devient le nôtre. Comment va-t-elle faire un spectacle de cela? Ou plus exactement, comment donner corps à ces réflexions sur une scène de théâtre? Nous nous trouvons à l’endroit précis où les possibles sont encore infinis, au cœur de l’acte créatif. Des notes éparses reflètent le travail sur le texte. Dans un premier temps, différents tableaux sont retenus à partir de plusieurs passages du roman. Très vite cependant, Blanco Principal se concentre sur un extrait en particulier, le rêve de Jacob, épisode symbolique du roman. En témoignent quelques pages du texte original souligné et annoté, en regard duquel des mouvements chorégraphiques sont déjà indiqués. Cependant, le spectacle ne se construira pas à partir de ces découpages. Dans quatre carnets, on trouve des notes prises au vol pendant des improvisations. Blanco Principal y travaille avec la chorégraphe Monica Klingler et deux interprètes venus des arts du cirque, Pierre-Yves De Jonge et Cille Lansade. Elle écrit: «Avec Monica, chercher des thématiques/mouvements que nous pourrions développer toutes les deux» Archives AML (MLT 07404/0005/009). Profondément nourries par le roman et l’analyse du texte, elles s’attèlent à une improvisation libre, indépendante de la «narration» et pleinement ancrée dans l’instant. Des éléments fondamentaux comme l’abandon à l’autre, la tension entre des forces contraires, la difficulté d’être homme dans le monde contemporain deviendront les lignes de force du spectacle. Dans un fragment de texte dactylographié, elle s’en explique: «les images qui me viennent du texte, confrontés [sic] à l’espace nu, éveillent des mouvements, des situations, qui restent liés au texte, qui se développent en parallèle. C’est un travail de dramaturgie dans le concret, pas à la table… Si tu es dans l’action vraiment, on ne peut pas dire que tu triches, mais tu y crois ou tu n’y crois pas, si tu n’es pas dans l’instant ça se voit tout de suite.» Archives AML (MLT 07404/0005/006). Plus concrètement, à quoi ressemble ce spectacle? Au-delà des textes explicatifs et des notes trouvées dans les archives, la captation d’une des répétitions…
Alternatives théâtrales - AT 136 - novembre 2018 - Théâtre Musique Variations contemporaines
Sommaire • La musique comme…
Le jeu «décomplexé». Le théâtre flamand vu de France
Dans les années 1980 et 1990, la puissance d'innovation du théâtre flamand a fait grande impression en France. Tant d'années après cette "Nouvelle Vague flamande" XX , les metteurs en scène et compagnies flamands sont-ils toujours très demandés? Le critique français Jean-Marc Adolphe décrit l'influence du théâtre flamand d’aujourd’hui dans l’Hexagone. Quels metteurs en scène et quelles compagnies attirent le plus l'attention? * «Après la disparition des artistes les plus importants tels que Rubens en 1640 et la fin de la guerre de Quatre-Vingts Ans, l'importance culturelle des Flandres a décliné», peut-on lire sur Wikipédia. Bon, 1640, c’est un peu loin et l’encyclopédie en ligne ne précise pas quand aurait pris fin ce «déclin». Quatre siècles plus tard, on peut continuer d’admirer les chefs-d’œuvre qu’ont légués les grands peintres flamands qui ont, à l’époque, rayonné sur toute l’Europe, mais on peut aussi conjuguer au contemporain un espace géographique et politique que les Français ont toujours un peu de mal à situer. La France, un pays dont les structures restent jacobines, malgré les lois de décentralisation des années 1980, a ainsi du mal à comprendre le fédéralisme qui prévaut en Belgique, tout autant qu’à saisir l’importance du multilinguisme. Mais, sur ce point, l’appréciation que l‘on peut avoir en France d’une réalité flamande a grandement évolué ces quarante dernières années, et la production artistique et littéraire n’y est pas pour rien. * Avec des écrivains néerlandais tels Cees Nooteboom et Hella S. Haasse, les auteurs flamands Hugo Claus (qui a commencé à être traduit et édité en France en 1985), Tom Lanoye, Erwin Mortier ou encore Pieter Aspe ont été les fers de lance de l’introduction en France d’une littérature de langue néerlandaise. Autre secteur d’influence: le cinéma. En 2012, le producteur Dirk Impens confiait à Télérama: «à la fin des années 1980, la danse et le théâtre flamands avaient le vent en poupe, mais le cinéma? C'était une honte d'avouer qu'on travaillait dans ce secteur. On reconnaissait un film flamand à ses paysans, ses chevaux et son public invisible.» Une nouvelle génération est arrivée et plusieurs films de jeunes réalisateurs flamands ont rencontré au début des années 2010 un succès d’estime. La Nouvelle Vague flamande moins visible qu’auparavant Toutefois, en France ce sont les arts de la scène (danse et théâtre) qui témoignent encore le mieux de la vitalité artistique flamande. Certes, nous n’en sommes plus au milieu des années 1980, où l’irruption concomitante des premières pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker, de Jan Fabre, de Jan Lauwers et de Wim Vandekeybus, conduisit à parler de «Nouvelle Vague flamande», pour laquelle s’enthousiasmèrent critiques, directeurs de théâtres et de festivals. En janvier 1987, la revue Alternatives théâtrales, pourtant francophone, consacrait à ces artistes émergents un numéro spécial, titré «L’Énergie aux limites du possible». C’est bien cela qui, en effet, attirait alors l’attention: du Pouvoir des folies théâtrales de Jan Fabre, de Fase puis Rosas danst Rosas d’Anne Teresa De Keersmaeker, d’Incident puis Need to know de Jan Lauwers jusqu’aux chorégraphies survoltées de Wim Vandekeybus rythmées par la musique de Thierry de Mey, une même physicalité semblait à l’œuvre, inventant dans son élan des ressources dramaturgiques inédites. Théâtre (parfois sans texte), danse (parfois avec texte) et musiques mêlés sans complexe: une telle hybridation de formes est venue secouer les habitudes, particulièrement en France où théâtre et danse étaient encore singulièrement cloisonnés. Certains conservatismes n’ont d’ailleurs toujours pas abdiqué: ainsi peut-on expliquer la virulente bronca de la critique théâtrale (et d’une partie du public) en 2005, lorsque Jan Fabre fut «artiste associé» du Festival d’Avignon. «C'est peut-être l'époque qui veut ça: que dans un lieu consacré au théâtre, on n'en trouve pas», écrivirent ainsi deux éminents critiques ! Aujourd’hui, à part Anne Teresa De Keersmaeker, à qui le Festival d’Automne a consacré en 2018 une large rétrospective, avec une dizaine de pièces, les artistes qui ont incarné dans les années 1980 cette «Nouvelle Vague flamande» ne sont hélas plus guère visibles sur les scènes françaises. On a ainsi du mal à comprendre la relative désaffection qui touche Jan Lauwers et le travail de la Needcompany, alors même qu’en 2004 La Chambre d’Isabella avait joui au Festival d’Avignon d’un considérable succès critique et public. En guise d’explication, rappelons que, tout au long des années 1990, le Théâtre de la Ville, à Paris, a été sous l’impulsion de son directeur, Gérard Violette, l’infatigable promoteur de la scène flamande. Le metteur en scène Emmanuel Demarcy-Mota, qui lui a succédé en 2008 à la tête du Théâtre de la Ville, a fait valoir d’autres priorités (un partenariat avec le Berliner Ensemble et un festival, Chantiers d’Europe, essentiellement tourné vers les pays d’Europe du Sud). Les Français découvrent d’autres noms Les scènes sont heureusement multiples et la vie théâtrale en France est beaucoup moins dominée par Paris qu’elle ne le fut dans le passé. Les 38 Centres dramatiques nationaux répartis sur le territoire hexagonal témoignent de cette dissémination de l’activité de création et de diffusion. Hélas, dans leur majorité, ceux-ci restent relativement hermétiques à ce qui se joue au-delà des frontières franco-françaises. Prenons l’exemple du Théâtre national de Strasbourg, pourtant situé dans une capitale européenne et aujourd’hui dirigé par Stanislas Nordey, pressenti pour prendre la succession d’Olivier Py au Festival d’Avignon: sur vingt-quatre «artistes associés», un seul non-Français, le dramaturge allemand Falk Richter. Et sur les dix-neuf spectacles présentés lors de la saison 2019-2020, aucune mise en scène européenne! À Strasbourg, il faut alors se tourner vers le Théâtre du Maillon, dont la programmation est plus cosmopolite. Y ont ainsi été accueillis, ces deux dernières années, la compagnie Peeping Tom (particulièrement plébiscitée en France) et les chorégraphes Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero, ainsi que la jeune performeuse et metteure en scène hollandaise Emke Idelma. À la frontière du théâtre, de la danse et de la performance, Miet Warlop jouit également en France d’une excellente réputation depuis Mystery Magnet, en 2012. Elle est tour à tour invitée par des centres chorégraphiques, des festivals pluridisciplinaires comme Actoral à Marseille, ou encore un centre d’art contemporain comme le palais de Tokyo. Ce qui plaît dans son style? Quelque chose d’«à la fois foutraque et profondément organique», écrivait Le Monde. Si elle n’est en rien rattachée à la «Nouvelle Vague flamande» des années 1980-1990, Miet Warlop perpétue d’une certaine manière ce qui en a fait le succès en France: un peu «foutraque», c’est-à-dire mélangeant allègrement les genres, avec une grande liberté de composition et de jeu; et surtout «profondément organique», c’est-à-dire jouant sur toutes les ressources expressives du corps en action. Mais cette idée d’un théâtre essentiellement physique, qui ne soit pas fondé sur le texte, ne caractérise évidemment pas toute la production scénique flamande et néerlandophone. Au milieu des années 2000, la France a commencé à découvrir et aimer le travail de Guy Cassiers, régulièrement invité au Festival d’Avignon depuis la création de Rouge décanté en 2006. Pour Fabienne Darge, dans Le Monde, «Guy Cassiers ne cesse de révolutionner le théâtre en douceur, avec ce que les technologies les plus pointues de l’image et du son peuvent lui apporter». Longtemps méconnu en France, Ivo Van Hove s’est lui aussi imposé ces dernières années. Après avoir créé en 2015 Antigone…