Auteur de Une histoire du théâtre belge de langue française (1830-2000),
Dans l’avant-propos à la réédition de son essai qui retraçait, en 1995, Une histoire du théâtre belge de langue française (1830-2000), Paul Aron souligne « l’irremplaçable précarité » de cet art, chaque représentation étant par nature unique.Si, en spectateur sensible, il nous livre une vision subjective de ce qu’il a vécu personnellement au théâtre, il espère que les éléments réunis au cours de ses recherches aideront le lecteur à prendre la mesure d’un patrimoine précieux, qui reste peu connu. Souhait exaucé !Sur ses pas, nous retraversons le déroulement de la vie théâtrale pendant près de deux siècles, ses continuités et ses ruptures, ses événements phares, ses rapports…
Entretien: David Michiels, directeur du théâtre royal des Galeries
- Vos occupations et vos rêves d’enfant réservaient-ils une place à la comédie, la mise en scène, le métier de comédien ? Le théâtre ne faisait pas partie de notre vie familiale. Il n’entrait pas dans les préoccupations de mon père, passionné par le foot et le cyclisme, ni dans celles de ma mère, institutrice dans l’enseignement spécialisé. Par rapport aux milieux culturels, je me situais surtout en dilettante et après mes humanités, j’ai suivi les cours de journalisme à l’International Press Center. C’est en cherchant un job pour payer mes études que j’ai mis un pied dans le monde du spectacle. Mais entendons-nous, il consistait à ; charger et décharger les camions des Galas Karsenty. A l’époque, le théâtre parisien débarquait à Bruxelles pour exporter les productions les plus populaires et les plus appréciées de la capitale française. L’univers « matériel » du théâtre me plaisait et j’ai été amené à prendre différentes postures inhérentes au métier : accessoiriste, figurant, souffleur et régisseur (parfois le tout en même temps !). A dix-neuf ans, on ne doute de rien et on suit sa bonne étoile. Le hasard de la vie et surtout, celui des rencontres, m’ont insensiblement familiarisé aux différents métiers du théâtre. A cet égard, je sais gré à Raymond Pradel de m’avoir permis d’entrer, de toucher et d’agir en « artisan » à la réalisation d’un spectacle. Lors d’une tournée en province, alors que j’étais chargé de conduire le matériel, Jean-Pierre Rey me demanda si je souhaitais jouer le rôle du « notaire » ... Je serais donc aussi comédien car les suggestions du Directeur des Galeries mobilisaient d’emblée les énergies de chacun... - Vous dites : « J’ai réellement tout fait dans le théâtre et je suis très heureux d’avoir accumulé cette expérience de terrain. Oui, j’insiste sur mon intérêt initial pour les aspects artisanaux et techniques d’une création, et ma curiosité naturelle pour la vie matérielle du théâtre. Tant de métiers sont présents dans l’élaboration d’un spectacle ! Assistant à la mise en scène, je rendais volontiers les services qui m’étaient demandés dans tous les domaines périphériques (électricien ou figurant s’il le fallait), je me suis trouvé un emploi dans les petits rôles qu’on me confiait, de plus en plus certain d’avoir ouvert en curieux et passionné, toutes les portes du théâtre. - « Mettre un pied dans le monde du spectacle », c’est accéder à une autre réalité ? Oui mais c’est aussi partager des émotions avec les plus grands. Jean-Pierre Rey en avait le format et m’a beaucoup appris. A son contact, je me suis trouvé « chez moi » dans le théâtre, et de manière très naturelle... Directeur du Théâtre Royal des Galeries... Un défi ? Une consécration ? Un rêve ? Une inclination naturelle ? Au cours des années 1990, la santé de Jean-Pierre Rey s’est fort dégradée. Quand il me demanda de lui succéder, j’ai pensé que mon expérience de terrain pouvait se révéler utile à la Compagnie. J’ai donc accepté sa proposition. - Quand Jean-Pierre Rey a fondé « La Compagnie des Galeries » en 1953, répondait-il à une aspiration du public bruxellois ? La fin de la deuxième guerre mondiale a changé profondément la mentalité des spectateurs. Les plateaux bruxellois ont longtemps été occupés par des comédiens français (qui assuraient quasi le monopole de la comédie). Peu à peu, les comédiens belges se sont révélés et ont répondu naturellement et in situ, à la demande de divertissement qui s’affirmait dans l’immédiat après-guerre. - Lucien Fonson, Aimé Declercq et Jean-Pierre Rey avaient monté quelques pièces dans la cour du Château de Beersel... Le succès était déjà au rendez-vous ! Oui, C’est bien à Beersel en 1949 qu’on retrouve l’ADN de la Compagnie des Galeries ! A la fin des années 40, Jean-Pierre Rey, comédien et jeune régisseur au Vaudeville et au Parc, rassemble quelques comédiens et monte des spectacles en plein air adaptés aux lieux, dans la cour du château de Beersel (Représentations de Hamlet, Roméo et Juliette...). Le succès populaire est immédiat et conforte le projet, le rêve d’un théâtre permanent... Aimé Declercq et Lucien Fonson voient dans ce formidable écolage à Beersel, l’opportunité de créer une troupe à demeure au Théâtre des Galeries. Jean-Pierre Rey est alors sollicité pour asseoir de manière officielle la Compagnie des Galeries qui produit ses premiers spectacles en 1952-1953. Même si les débuts sont difficiles, les créations s’enchaînent, de Feydeau à Marguerite Duras, de Molière à Françoise Dorin. Entouré d’une équipe solidaire et disposant d’une équipe de comédiens doués et dynamiques, Jean-Pierre Rey fait bouger son monde (tournées des Châteaux, représentations dans les régions les plus éloignées de la capitale). Surmontant des années difficiles, le Théâtre est enfin consacré et subventionné. Plus tard, la télévision a relayé les créations et programmé un nombre important de captations. Un large public fit alors la connaissance d’une génération particulièrement douée : Christiane Lenain, Jean-Pierre Loriot, André Debaar, Serge Michel, Jean Hayet et Jacques Lippe accèdent alors à la notoriété... - C’est alors qu’émergea l’idée folle et géniale de la Revue, qui deviendra à chaque fin d’année un événement fort de la capitale... En arrivant au Théâtre des Galeries, avez-vous suivi la foulée de votre prédécesseur ou avez-vous eu envie de changer les normes de création et de sélection ? C’était un devoir de suivre la tradition et la réinventer à chaque spectacle. Un principe d’excellence que des comédiens doués ont su préserver mais qui exige de facto un rajeunissement respectueux. Une règle déontologique que nous tentons de suivre... - Gérer un théâtre est aussi un défi économique... Par les temps qui courent, on peut imaginer que le devoir est de plus en plus redoutable... On ne peut le nier, il y eut des années difficiles, des équilibres délicats, mais aussi des renoncements pénibles... Réduire les achats, se séparer de l’un ou l’autre collaborateur, travailler sans compter les heures... Sans aucun doute, il a fallu se serrer les coudes pour y arriver ! La rentabilité d’un théâtre comme le nôtre est une exigence drastique. - Le milieu du théâtre est particulièrement sensible. Comment avez-vous négocié votre « entrée » ? Très naturellement. L’impression d’être chez soi. Je connaissais tout le monde et j’avais eu l’occasion de m’essayer aux différents postes techniques qui participent de la création d’un spectacle. Et les plus anciens de la Compagnie m’ont, pour la plupart, soutenu . Il n’y a pas eu d’ « intégration » à proprement parler mais une sorte de con- tinuité rendue légitime par mes occupations mêmes au sein du théâtre. - On voit souvent le Théâtre Royal des Galeries comme un lieu réservé aux pièces de « boulevard ». Et cependant, la comédie peut y être grinçante, proche quelquefois de la tragédie. De Feydeau à Marguerite Duras, les grands écarts ne sont pas exclus ! Les grands écarts sont importants. La programmation doit être variée ; les publics différents réclament tout à la fois des œuvres de tradition et de renouvellement. La Compagnie rassemble un public varié, de tous les âges et de toutes origines sociales. 900 places leur sont attribuées tous les soirs... C’est énorme. Les abonnés nous viennent de toutes les régions du pays, même de Flandre ! Ceci pour expliquer le soin que nous apportons pour répondre aux attentes du plus. - Quels sont éléments qui vous inspirent une nouvelle pièce et quel sens donnez-vous aux propos du public ? Quelle responsabilité ! Il y a le travail d’équipe, les suggestions, la lisibilité d’une pièce, les premières observations du metteur en scène... Il convient aussi de se mettre à l’écoute du public. A cet égard,…
Le théâtre contemporain au crible de l’analyse politique (Scène)
Théâtre dans la mondialisation : communauté et utopie sur les scènes contemporaines par Nancy Delhalle aux Presses universitaires de Lyon, coll. « Théâtre et société », 2017, 214 p. Nancy Delhalle est professeure en études théâtrales à l’Université de Liège, où elle a créé le Centre d’études et de recherches sur le théâtre dans l’espace social. * L’essai part du travail de quatre metteurs en scène représentatifs de la scène théâtrale contemporaine dominante, que ce soit en termes de fréquentation des publics, de moyens alloués ou de visibilité. Les théâtres de Roméo Castellucci , Pippo Delbono , Jan Lauwers et Jan Fabre sont analysés en lien avec les contextes de production, de création et de réception dans lesquels ils baignent. Ce qui est en jeu dans cet ouvrage n’est pas la critique d’un point de vue artistique, qui a déjà fait l’objet d’autres ouvrages concernant ces « stars », mais bien ce que véhicule ce « théâtre de l’image » ou « théâtre post-dramatique » selon les termes de Hans-Thies Lehmann XX . Un théâtre qui refuse l’idée de la représentation pour lui substituer la notion de présence et d’images immédiates, qui s’éloigne de la tradition classique du drame et de la narration, qui mélange les médias sans qu’aucun d’entre eux ne soient plus « dominants », qui substitue la figure du metteur en scène à celui d’écrivain de plateau. * Même si les quatre artistes sont bien distincts, ils déclarent chacun proposer un art qui refuse l’idéologie et s’ancre dans une recherche de la vérité et de la beauté. Les quatre metteurs en scène/écrivains de plateau sont des figures fortes, charismatiques, passionnées et “en marge”, ayant une idée précise de ce qu’ils veulent susciter – notons également qu’il s’agit de quatre hommes. Leurs spectacles divisent : à l’image des réactions de spectateurices au festival d’Avignon 2005, dont l’artiste associé était Jan Fabre, il semble qu’en majorité, on adore ou on déteste XX . Autre point commun : même s’ils font référence à des particularismes nationaux ou régionaux (l’importance de la Flandre pour Lauwers et Fabre, de l’Italie pour Delbono et Castellucci), ces théâtres sont souvent créés pour et dans des contextes internationaux. Le langage n’étant plus forcément au centre, ils sont aisément traduisibles, voire sur-titrables, et existent parfois dans plusieurs versions (anglaise, française et néerlandaise par exemple). Nancy Delhalle part des conditions de production propres à un contexte particulier – la mondialisation et le manque d’investissement national dans la création théâtrale –, pour ensuite analyser les œuvres artistiques proprement dites. Partant de leur construction, elle repère les messages qui les sous-tendent. Car même si les metteurs en scène disent refuser toute idéologie, leur théâtre véhicule bien une idée, un sens. L’analyse fait donc sans cesse des allers-retours entre production-création-réception, mettant en évidence très finement comment les images transmises créent des utopies et des communautés, mais véhiculent aussi une vision de l’individu et de la vérité. * C’est pour cette raison que son essai m’a paru particulièrement intéressant. Bien que parfois aride, car suivant des codes d’écriture académiques – justifications constantes par rapport à des ouvrages précédents, notes de bas de page à foison, contextualisation, développement, conclusion reprenant point par point les arguments évoqués –, et très référencé – si vous n’avez aucune idée de ce qu’est le théâtre post-dramatique ou de qui sont les quatre metteurs en scène évoqués, l’essai devient compliqué à suivre –, je trouve que ce genre d’analyse est essentiel et manque souvent à la culture. Nous vivons une époque culturelle paradoxale. Les théâtres sont investis d’une mission sociale et politique, garante de la démocratie, de la « citoyenneté », du « tissu social », du « vivre-ensemble » XX . Mais parallèlement à cette fonction symbolique dont ils semblent a priori investis, ils dépendent de subventions publiques presque à cent pour cent. Ils ont donc le rôle étrange de dénoncer et de remettre en question l’institution de laquelle ils dépendent. De plus, comme je l’ai dit, cette mission sociale et politique est un a priori que peu de critiques remettent en question. Le théâtre subventionné contemporain est présenté comme un art de la communauté, qui soude, qui dénonce, point. Nancy Delhalle, en analysant des œuvres dominantes du champ théâtral, les replace objectivement dans leur contexte politique. Elle dévoile ainsi que malgré leur singularité, qui fait aussi leur succès, elles sont une réponse au contexte de la mondialisation et du capitalisme sauvage. En effet, d’après l’autrice, nous vivons un moment de l’histoire durant lequel le rapport au temps et à l’espace s’est modifié ; les impératifs de réalisation de soi et d’efficacité priment et l’individualisme explose, ce qui génère des sentiments de dépression, de crainte, de repli sur soi. Fabre, Castellucci, Delbono et Lauwers proposent alors des spectacles dans lesquels : « Le spectateur est en effet amené à s’exempter de la contrainte sociale qui enjoint d’être créateur, voire entrepreneur de soi-même dans le cadre d’une société devenue source de prescriptions et d’exigences inédites. Soudain libéré de l’impératif de réalisation de soi tel qu’il s’est développé dans l’idéologie néolibérale, le spectateur prend acte d’une identité fondée sur les affects et les émotions. C’est ainsi une expérience inédite de soi, de l’espace et du temps qui s’accomplit. » XX * Ces théâtres transcendent en fait ce qui nous oppresse dans le contexte contemporain, ce qui explique en partie son succès. Il offre une expérience unique et forme une « communauté de spectateurices », ce qui provoque des réactions d’adhésion très fortes, des sentiments exacerbés de reconnaissance, des larmes, du réconfort. Sans dénier cette puissance des propositions artistiques, Nancy Delhalle analyse également le fait que ces œuvres qui refusent toute idéologie proposent malgré tout des utopies apolitiques. Elles sont en effet réconfortantes en partie parce qu’elles présentent des univers anhistoriques et sans contextes sociaux précis, ce qui permet de s’abstraire du monde ou de dénoncer des faits contemporains sans pointer de responsables. Le mal, la vérité, la beauté, le bien, semblent des concepts universels, présents de tout temps, que l’on peut atteindre par l’art ou les histoires. * Cette vision du monde me semble actuellement très présente sur les scènes contemporaines « politiques et citoyennes ». Il est en effet très populaire de dénoncer sans analyser ; de toucher à la beauté sans s’attaquer à ce qui la construit ; de présenter une idée universelle du vrai sans remettre en question la notion même d’universalité ou de vérité. Les metteurs en scène cités, qui disent créer dans une pure démarche artistique, sans s’inscrire dans un courant politique ni dans une revendication quelconque, s’inscrivent en fait parfaitement dans l’ère contemporaine. Sans doute sans le vouloir, ils répondent au néolibéralisme et à la mondialisation sans les ébranler le moins du monde. © Lisa Cogniaux, 2018, revue Karoo Notes 1. Hans-Thies Lehmann publie en 1999 l’ouvrage le Théâtre postdramatique, qui donne les grandes lignes esthétiques et idéologiques d’un “nouveau théâtre”, de plus en plus présent sur les scènes contemporaines, qui s’éloigne de la narration et déconstruit les codes dramatiques. 2. Nancy Delhalle, à l’instar d’autres auteurices, pointe le festival d’Avignon 2004 comme un festival de “rupture” avec une tradition théâtrale française, un moment clé qui a changé les paradigmes de production et de réception dans lesquels s’inscrivaient…