Laurence Van Goethem : Pour toi, Sam, qu’évoque le mot diversité ?
Sam Touzani : Je n’ai pas choisi la diversité, c’est la diversité qui m’a choisi. Il faut dépasser le cadre politique pour véritablement parler de la diversité. Au risque de choquer, à la diversité je préfère l’égalité.
C’est parce que nous sommes égaux en droits et devoirs, parce que nous sommes citoyens que vous pouvez me parler de votre différence et que moi je peux vous parler de la mienne. S’il n’y a pas ce postulat de base, on ne peut pas fonctionner et on devient toujours l’objet d’études ou l’enjeu d’un tiers. Je constate ça depuis un quart de siècle. Comme je dis, la diversité m’a mal choisi.
J’ai été le premier jeune issu de l’immigration marocaine à faire de la télévision, donc à être visible à la fois sur les antennes du service public et sur les scènes de théâtre au nord comme au sud du pays. Il y avait des dizaines de Marocains…
Auteur de Regarder la société par le prisme de la citoyenneté
Au cœur des guerres, un roman monde de Claudio Magris
À Trieste, un homme , jamais nommé, décide de créer un musée de la guerre, afin, pense-t-il, de préserver la paix. Il collecte et amasse tout un matériel d’origines diverses: tanks, mitrailleuses, canons, fusils, mais aussi armes blanches venues de contrées lointaines et uniformes variés. Le tout s’entasse dans un hangar. Ce «il» mystérieux récolte aussi des inscriptions, des traces, des graffitis, qu’il copie dans des carnets. Un jour, un incendie détruit le hangar, notre homme y perd la vie et ses carnets brûlent. Mais le projet ne disparaît pas. Une jeune femme, Luisa Brooks, fille d’un pilote afro-américain et d’une Juive triestine, lui succède et le musée prend forme. De salle en salle, nous assistons à la mise en place méthodique de toutes les panoplies guerrières, à travers siècles et continents. Et à partir d’une arme, sophistiquée ou rudimentaire, naissent une foule de récits, où le collectif croise l’individuel. L’épopée des conquistadors, les Caraïbes à feu et à sang, la traite des noirs, le massacre des Indiens, la résistance en Tchécoslovaquie et enfin Trieste. Trieste où en avril 1945, s’affrontent, dans une incroyable confusion, nazis, titistes, communistes italiens, fascistes dans un combat final. Mais qu’était Trieste pendant la guerre? Et qu’est-il advenu de l’importante communauté juive? Et où est morte Deborah, la grand-mère de Luisa? Une seule réponse: la Rizerie de San Sabba. Dans une ancienne usine où l’on décortiquait le riz, les Allemands ont installé un camp de concentration géré par les SS. Une chambre à gaz artisanale, des fours crématoires, rien n’y manquait. Mais qui le sait encore en Italie? C’est là que fut assassinée la grand-mère de Luisa, comme des milliers de détenus, antifascistes, juifs, exterminés à domicile, ou envoyés à l’Est, pour une mort plus industrielle. Sur les murs de la Rizerie, figuraient les griffonnages des détenus: des noms, non pas des assassins, mais des personnages plus flous, aux profils incertains: délateurs, complices. Puis la chaux est passée par-là, plus de traces. Sauf dans quelques carnets du concepteur du musée, qui s’était mis en tête de retrouver ces seconds couteaux, et le mot est de circonstance. Des pages précises, quasi scientifiques, qui n’omettent aucun détail des objets exposés, des topographies exotiques, une litanie de noms de tribus indiennes, des descriptions savantes de plantes et d’insectes, des images saisissantes, comme cet amoncellement de cactus chez un botaniste tchèque dans Prague occupée, car les plantes aussi peuvent être des armes, et puis les langues: serbo-croate, tchèque, anglais, créole, espagnol, envahissent les pages, et parfois un shlimazel surgit, donc le yiddish aussi… Et tout cela fait style, une écriture rigoureuse ou torrentielle, colorée, chatoyante. Mais que nous dit Magris? Qu’exprime-t-il? Une réflexion amère et inquiète sur un monde où certains protagonistes gardent leur ambiguïté, alors que d’autres se recyclent en d’honnêtes commerçants et où les infamies se dissolvent dans les relations mondaines. Figure majeure des lettres italiennes, Claudio Magris incarne une voix singulière, encore mitteleuropéenne, écho de Trieste, ville plurielle, mythique et extraordinaire terreau littéraire. © Tessa Parzenczewski, 2018 Classé sans suite, roman de Claudio Magris, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard coll. "L’Arpenteur" domaine italien, 472…
Bernard Debroux : Dans Métaphysique du bonheur réel XX , vous citez plusieurs fois cette phrase de Saint-Just, « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Par association d’idée, elle m’a ramené à un des spectacles les plus marquants dans mon souvenir de spectateur, 1789 du théâtre du Soleil, découvert en 1969 (!) et dont le sous-titre était une autre phrase de Saint-Just : « La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur ». Dans ce même livre vous proposez une distinction entre différents types de vérité et les différentes formes de bonheur qui y sont liées : le plaisir pour l’art, la joie pour l’amour, la béatitude pour la science et l’enthousiasme pour la politique. Dans mon expérience de spectateur, il me semble que la réception de 1789 mêlait ces différents états : du plaisir bien sûr, mais aussi de l’enthousiasme ! Alain Badiou : Si l’on parle de ce spectacle en particulier, il est évidemment inséparable de l’enthousiasme flottant de l’époque toute entière, surgi en 1968. On allait de l’enthousiasme politique au théâtre et du théâtre à l’enthousiasme. Au théâtre, il y a une capacité singulière pour le spectateur qui consiste à transformer sa réception en quelque chose comme un bonheur, le bonheur du spectateur qui va faire l’éloge du spectacle à partir d’éléments qui peuvent être au contraire sinistres, tragiques, effrayants etc. C’est en ce sens que je dis que le théâtre reste dans le registre de l’art. Il y a un bonheur singulier qui est lié, non pas à ce qui est, mentionné, représenté mais au théâtre lui-même, le théâtre en tant qu’art. Dans le spectacle que vous évoquez, je suis d’accord avec vous, il y avait à la fois le bonheur du théâtre et l’enthousiasme qui vous mobilisait subjectivement pour changer le monde… B. D. : …et de la joie aussi … A. B. : Aussi, oui. B. D. : Peut-être pas la béatitude que procure la découverte scientifique! A. B. : Oh, sait-on ? Voyez la pièce de Brecht sur Galilée ! La singularité du théâtre est peut-être de produire un affect affirmatif avec des données qui, du point de vue de leur apparence ou de leur évidence, ne le sont pas du tout. J’ai toujours trouvé extraordinaire que les spectacles les plus effrayants, ceux dont on devrait sortir anéantis, arrivent à prendre au théâtre une espèce de grandeur suspecte qui fait qu’on sort de là illuminé, en un certain sens, par des crimes et d’infernales trahisons. B.D. : Les pièces de Shakespeare en sont un exemple frappant… A. B. : C’est la question paradoxale du plaisir de la tragédie. Aristote a tenté d’en donner une explication. Il a dit qu’au fond, nos mauvais instincts se trouvaient purifiés parce qu’ils étaient symbolisés sur la scène, et ainsi comme expulsés de notre âme. Il appelait ça « catharsis », purification. Nous sommes heureux au théâtre parce que nous sommes déchargés, par le spectacle réel, de ce qui empoisonne notre subjectivité. Le théâtre est une machine assez complexe. Il est toujours immergé dans son temps, donc il est traversé par les affects dominants du temps. C’est pour cela qu’il y a un théâtre dépressif ou un théâtre de l’absurde ou un théâtre épique etc. Mais d’un autre côté, quand il est réussi, quand il a la grandeur de l’art, il crée un affect qui est fondamentalement celui de la satisfaction, quelle que soit sa couleur, avec des matériaux on ne peut plus disparates. B. D. : En prolongement de cette réflexion, je voudrais faire référence à cette même époque (de l’après 68) et à mes débuts de travail dans l’action culturelle où j’aimais éclairer le sens de cette action en m’appuyant sur les concepts développés par Lucien Goldmann XX et repris à Lucacz de « conscience réelle » et « conscience possible ». C’était une idée très positive, très affirmative (qu’on peut bien sûr interroger et critiquer différemment avec le recul) qui supposait que l’art, la création, les interventions culturelles et artistiques pouvaient bousculer les habitudes sclérosées et produire du changement… Pourrait-on mettre en lien ces concepts et ces pratiques avec ce que vous appelez le « théâtre des possibles » que vous mettez en opposition avec le théâtre « théâtre » qui est dans la reproduction d’un certain réel édulcoré et où rien ne se passe…? A. B. : Je pense que le grand théâtre propose toujours une espèce d’éclaircie à la pesanteur du réel, éclaircie qui reste dans l’ordre du possible, et donc fait appel chez le spectateur à un type de conscience qu’il ne connaît pas immédiatement, qui n’est donc pas sa conscience réelle. Le théâtre joue en effet sur cette « possibilité ». Antoine Vitez répétait souvent que « le théâtre servait à éclairer l’inextricable vie ». L’inextricable vie, c’était le système d’engluement de la conscience réelle dans des possibilités disparates, des choix impossibles, des continuités médiocres. Le théâtre fait un tri, dispose tout cela en figures qui se disputent ou qui s’opposent, et ce travail restitue des possibilités dont le spectateur, au départ, n’avait pas conscience. Le problème est de savoir à quelles conditions cette conscience possible peut se fixer, se déployer, en dehors de la magie théâtrale. Y a-t-il réellement une éclaircie de l’inextricable vie ou simplement une petite parenthèse lumineuse ? C’est la question que vous posez : quelle est exactement la ressource d’efficacité du théâtre de ce point de vue ? Est-ce une capacité de transformation « réelle »? Est-ce que le passage de la conscience réelle à la conscience possible est lui-même réel ou simplement possible ? Je crois que lorsqu’on sort d’un spectacle, on demeure comme suspendu à cette difficulté… * B. D. : Le théâtre européen a été fortement influencé à partir des années 1970 et 1980 par l’irruption des sciences humaines dans l’espace social. A côté du metteur en scène on a vu apparaître le « dramaturge » au sens allemand. Celui-ci a pu même être considéré à un certain moment comme le « gardien » du sens. Le théâtre est un univers de signes (texte, jeu de l’acteur, scénographie, lumières, costumes) où tout fait sens. On entendait souvent lors de répétitions dire à l’acteur : « là, ce que tu fais, c’est juste ». Paradoxalement, je me souviens d’avoir assisté à des répétitions de pièces mises en scène par Benno Besson (qui avait pourtant travaillé de longue années avec Brecht à Berlin) encourager l’acteur en lui disant : « là, ce que tu fais, c’est beau ». A. B. : Je serai assez tenté d’admirer les deux approches et d’être dans une synthèse prudente afin d’éviter le choix. D’une certaine façon quand on disait « c’est juste », on emploie un mot qui est, soit du registre de l’exactitude, soit du registre de la norme. Juste est un mot équivoque. On peut en effet aussi bien dire : « Le résultat de cette addition est juste ». Le mot « juste » tire vers justice ou tire vers exact. Il est au milieu des deux. Je pense aussi que lorsqu’on disait « c’est juste » dans un contexte sournoisement politisé, c’était parce qu’on préférait dire juste que beau. Dire « c’est beau » était considéré comme trop intemporel… Les deux appréciations peuvent en vérité apparaître chez le metteur en scène à des moments et dans des contextes différents. « Juste » va tirer du côté de la conscience possible, de la fonction éducative du théâtre. « Beau », c’est autre chose, c’est le sentiment qu’on peut avoir d’être dans une lumière singulière, une éclaircie visible. « Beau » est une qualité intrinsèque de ce qui se voit, de ce qui apparaît, de ce…
Un ouvrage critique se demandait récemment s’il existait un « style Minuit » XX . On peut…