Entretien avec Azade Shahmiri
à propos de « Voicelessness » au Kunstenfestivaldesarts 2017
Une scène sobre partagée en deux par un grand écran sur lequel des images de montagnes enneigées sont projetées ; deux femmes, mère et fille, de chaque côté, dialoguent, essayant de reconstituer un crime qui a entraîné la mort du père. Elles cheminent virtuellement, l’une étant dans le coma (la mère), l’autre cherchant des réponses dans le passé pour pouvoir vivre le présent et appréhender le futur. Pouvoir vivre pour l’une, pouvoir mourir pour l’autre. Leurs voix se font écho dans un jeu de miroir entrainant le spectateur dans leurs projections mentales et dans leur désir d’entendre la voix de l’absent, de la vérité, de la mort. Silence et résonances. Nous avons rencontré Azade Shahmiri une première fois à Téhéran au moment du Festival Fadjr, et ensuite à Bruxelles pendant les représentations de Voicelessness aux Brigittines, dans…
Auteur de D'imperceptibles voix: sur Voicelessness (in blog A.T. 22 mai 2017 )
Georges Simenon et Jean Cocteau, une amitié jouant à cache-cache
Personne n’ignore que Georges Simenon , presque toute son existence durant, est resté en marge des milieux littéraires et même, d’une manière plus générale, des milieux qualifiés d’intellectuels, bien que quelques-uns de ses amis s’appellent Marcel Achard, Marcel Pagnol, Jean Renoir, Francis Carco, Maurice Garçon, Henry Miller ou encore, après le XIIIe festival de Cannes dont il a été le président du jury en 1960, Federico Fellini. Personne n’ignore non plus qu’en raison de cette attitude, sans doute prise à contrecœur mais de plein gré, l’institution littéraire a mis de longues années avant de se pencher sérieusement sur l’œuvre immense de l’écrivain liégeois. Avec les multiples manifestations commémorant en 2003 le centenaire de sa naissance, la parution de nombreux ouvrages critiques et biographiques ainsi que l’édition de vingt et un de ses romans dans deux copieux volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade », ce temps n’est plus – et tout se passe désormais comme si Simenon était un classique primordial de la littérature du XXe siècle. À cet égard, le consensus dont il fait aujourd’hui l’objet dans les médias est des plus révélateurs. Il y a quelques années encore, il aurait été inimaginable. Je viens de mentionner Marcel Achard, Marcel Pagnol, Jean Renoir, Francis Carco, Maurice Garçon, Henry Miller et Federico Fellini parmi les relations les plus célèbres de Simenon, je devrais ajouter Jean Cocteau. Les deux hommes se sont connus au début des années 1920, après que Simenon s’est installé en France avec sa jeune femme, Régine Renchon. Dans sa dictée Vent du nord, vent du sud (1976), Simenon consacre quelques pages à la vie parisienne de l’époque et, en particulier, à Montparnasse en train de devenir « le centre du monde » avec, précise-t-il, « ses artistes venus des quatre coins d’Europe et même des États-Unis ». Il y est question, pêle-mêle, de la mode à la garçonne 1 , sur le modèle du best-seller de Victor Margueritte, du charleston, du black-bottom, du fox-trot, de gigolos professionnels, du Café du Dôme, de La Boule blanche, de La Coupole « qui était alors aussi peu bourgeois que possible 2 », du Jockey « où l’on pouvait à peine remuer les jambes tant on était pressés les uns contre les autres »... « Le cabaret le plus moderne, rapporte Simenon, s’appelait Le Bœuf sur le toit et on y rencontrait Cocteau avec son inséparable Radiguet 3 ... » Que le futur auteur des Maigret ait fait la connaissance du futur cinéaste du Sang d’un poète dans le Paris insoucieux des années 1920 et, selon toute probabilité, dans ce fameux cabaret immortalisé par l’entraînante musique de Darius Milhaud, rue Boissy-d’Anglas, cela semble une certitude. Il paraît assez improbable en revanche que Simenon y ait rencontré Cocteau en compagnie de Radiguet, vu que ce dernier est mort en décembre 1923 et qu’en 1923, justement, Simenon se trouvait le plus souvent à Paray-le-Frésil dans l’Allier, exerçant les fonctions de secrétaire auprès du marquis Raymond d’Estutt de Tracy, riche propriétaire, entre autres, de maisons et de châteaux, de vignobles et du journal nivernais Paris-Centre. En réalité, ce n’est qu’à partir de mars 1924 que les Simenon vont bel et bien se mêler de près à la vie parisienne – lui, le petit Sim, se mettant à écrire sans relâche des contes légers et des romans populaires sous une quinzaine de pseudonymes ; elle Régine, affectueusement surnommée Tigy, n’arrêtant pas de dessiner, de peindre et de fréquenter le milieu des artistes, à Montmartre et à Montparnasse : Kisling, Foujita, Soutine, Vlaminck, Colin, Derain, Vertès, Van Dongen, les dadaïstes puis les premiers surréalistes... Le Georges Simenon d’alors n’a pas grand-chose à voir avec l’homme comblé et fortuné dont l’image s’est répandue dans le grand public après la Seconde Guerre mondiale (et que Simenon lui-même, sans conteste, a contribué à répandre), rien à voir avec le gentleman farmer comme retranché dans les campagnes du Connecticut, le châtelain d’Échandens sur les hauteurs de Lausanne, le maître de la forteresse d’Épalinges, le romancier de langue française le plus traduit sur les cinq continents et le plus choyé par les cinéastes 4 . C’est une sorte de bellâtre de vingt et un ans à peine, un tantinet hâbleur, bravache et frivole – et comme au Café du Dôme, à La Boule blanche ou, sur la rive droite, au Bœuf sur le toit, on ne sait trop à quoi il occupe ses journées ni comment il parvient à subvenir à ses besoins, on ne voit en lui que le beau chevalier servant de Madame Tigy, artiste peintre 5 ... Il suffit du reste d’examiner les différentes photos réalisées à l’époque pour s’en convaincre : sur la plupart d’entre elles, Simenon est tout sourire, l’air de n’avoir aucun état d’âme ou l’air de fomenter un innocent canular. Autant dire que ce Simenon-là est le type même du mondain. Si ce n’est, pour utiliser une expression plus prosaïque, le type même du joyeux fêtard. Tigy en est parfaitement consciente et quand, en octobre ou en novembre 1925, son bonhomme de mari et l’ardente, l’impétueuse, Joséphine Baker s’éprennent l’un de l’autre, elle ne peut hélas que se résigner. Et voilà donc qu’entre lui et Cocteau se nouent des relations amicales – et elles sont d’autant plus franches que Cocteau adore, lui aussi, les mondanités et se comporte très volontiers, au cours de ces années 1920, comme un prince frivole. Et de là à ce que ses écrits soient de la même manière taxés de frivoles... « La frivolité caractérise toute son œuvre, remarque ainsi le toujours pertinent Pascal Pia, dans un article sur les débuts du poète. Même quand il se donne des airs de gravité, même quand il se prétend abîmé de douleur, ses accents restent ceux d’un enfant gâté, qui agace plus qu’il n’apitoie. On ne saurait l’imaginer en proie à un chagrin dont il eût négligé la mise en scène 6 . » Dans ses livres autobiographiques – un gigantesque corpus de vingt-cinq volumes –, Simenon cite une quinzaine de fois le nom de Cocteau. Ce n’est pas rien, quoique l’écrivain français récoltant le plus de références directes soit André Gide avec lequel, on le sait, Simenon a longtemps correspondu mais qui n’a jamais été un de ses amis, au sens où on entend d’ordinaire ce terme 7 . À quelques exceptions près, les évocations de Cocteau sont toutes fort anecdotiques et, en général, assez convenues et des plus aimables, notamment pour dire qu’ils se voyaient fréquemment à Cannes, au bar du Carlton ou ailleurs, à l’époque des festivals, quand ils séjournaient tous les deux à la Côte d’Azur, Simenon après son retour des États-Unis, en 1955, et Cocteau chez Francine et Alec Weisweiller (villa Santo-Sospir à Saint-Jean-Cap-Ferrat 8 ). C’est du genre « mon vieil ami » – une formule qui revient souvent dans sa bouche et à laquelle il a pareillement recours presque toutes les fois qu’il parle par exemple de Fellini, de Pagnol ou encore de Chaplin. Voire de n’importe quel illustre personnage. Mais, entre deux observations anodines ou entre deux menus propos à bâtons rompus, on relève de loin en loin des phrases qui ne manquent pas d’intérêt. Dans La Main dans la main (1978), Simenon constate ainsi à quel point certains hommes célèbres racontent toujours les mêmes histoires avec, dit-il, « la même intonation de voix » et « les mêmes gestes ». Et après avoir fait allusion à Sacha Guitry répétant « à l’infini » plus ou moins les mêmes blagues à ses interlocuteurs, il enchaîne sur cette confidence, un peu dans le registre de la remarque piquante de Pascal Pia : « Un autre, dont je crois que je peux parler aussi et que j’ai connu pendant de longues années, qui passait pour un enfant espiègle lançant des feux d’artifice, Jean Cocteau, m’avouait qu’avant d’aller dans le monde, comme on disait…
Marcel Thiry, une poétique dans la guerre? (in Vues d'ailleurs)
En mars 2016, l’Ambassade de Belgique à Kiev a commémoré le centième anniversaire du corps expéditionnaire belge (les ACM), venu prêter main-forte aux armées du Tsar. Celui-ci comptait, en son sein, un jeune soldat qui deviendrait, après la guerre, une des figures majeures des lettres belges et francophones du XXe siècle : Marcel Thiry. À l’occasion de cette commémoration, le poète Lucien Noullez a été invité à évoquer, en une conférence que Le Carnet reproduit ci-dessous, la figure de Marcel Thiry, dont le premier livre en prose Passage à Kiev a été traduit, cette année, par un spécialiste ukrainien de notre littérature : Dmitri Tchistiak. * Une sorte d’effroi m’étreint , à évoquer Marcel Thiry, ici même, à Kiev, cent ans après qu’il y est passé, cinquante ans après qu’il en a rendu compte dans une série d’articles destinés au journal Le Soir, à Bruxelles, et cinquante-six ans après qu’il a brièvement évoqué ce périple, au sein d’une collection de souvenirs, dans un numéro d’hommage de la revue Marginales, en 1963. Ce texte, intitulé Falaises était, à cette époque et de son propre aveu, la seule autobiographie de sa main. Il ne savait pas encore, en écrivant Falaises, qu’il publierait son récit de guerre dans Le Soir, ni que cela deviendrait un livre. Mais il précise : « les mémoires, ni le roman autobiographique ne sauraient aller si loin dans la restitution de l’expérience intime que le récit parfaitement fictif en apparence et qui sait éviter tout rapprochement visible avec la vie de l’auteur. » Bigre ! Il y a là de quoi me faire trembler. Et nous faire trembler tous ! Car, pour notre auteur, la réalité ne semble pas donnée. Passant par Kiev, on dirait que seule la fiction narrative, ou l’évocation poétique, puissent assumer, dans son chef, la réalité de ce passage. Une sorte d’effroi m’étreint, donc. Êtes-vous bien là ? Suis-je bien ici ; sommes-nous vraiment réels, avant d’avoir transposé notre commune expérience dans la chair d’une fiction ou dans le corps d’un poème ? Si c’est probablement l’honneur de la littérature de faire échec au temps, ou, à tout le moins, comme le disait Charles Du Bos, de jouer, en regard de l’inexorable chute d’eau qui est la métaphore du temps, les « fonctions de l’hydraulique », alors, Marcel Thiry compte bien, comme je le pense, parmi les plus grands écrivains du XXe siècle. Sans fin, son immense anamnèse le ramène aux tâtonnements de la vie présente. Et sans fin, également, sa rêverie à l’imparfait alimente la vie réelle de ses lecteurs. Dans tout ce temps qui passe, la prose et les vers de Marcel Thiry décantent des moments fabuleux. Fabuleux, non parce qu’ils seraient magnifiques en eux-mêmes, mais fabuleux, uniquement, parce que l’écrivain les retient. Comment ai-je pu, moi qui suis né à Bruxelles en 1957, et qui n’ai jamais fait que de très évasifs voyages, accompagner ses pas dans les boues galiciennes d’automne, en 1916 ? Simplement parce que Thiry décrit merveilleusement cette boue, lui donne comme un halo de légende, et la rend donc présente, même pour un lecteur qui relit Voie lactée, cent ans après les faits : « La boue galicienne n’était pas une boue comme celle des autres fronts de la guerre, mais des fleuves de vase, une marée de fange. À travers toute la steppe russe c’est un limon d’Asie à marbrures grasses qu’elle prolongeait jusqu’ici et qu’elle poussait vers le pied des Carpates. En lente force, elle s’épandait comme dilatée par de lointaines inondations de Ganges, ou comme si les Brahmapoutres avaient étalé à travers Indes et toundras leurs crues épaisses. » Qui, parmi nous qui le lisons, irait vérifier la splendeur du vocable « Brahmapoutre » dans l’évocation de la gadoue galicienne ? Qui chercherait des poux à Marcel Thiry, en vérifiant si les coulées de boue qu’il décrit trouvent bien leur source dans un « limon d’Asie » ? La boue galicienne nous convainc, simplement parce qu’elle est décrite avec des termes qui nous sont autant étrangers qu’à lui-même. Mais la rigueur du style et de la langue suffisent. De cette boue, même si nous n’en savons rien, nous éprouvons l’étrangeté et le mystère... L’œuvre de Marcel Thiry compte, explicitement, trois livres en prose dédiés à son périple avec les ACM. Passage à Kiev, désormais traduit en ukrainien, est un ouvrage de jeunesse – ce qui ne signifie pas une œuvre négligeable – et c’est un bonheur, pour l’admirateur de l’écrivain que je suis, de saluer sa traduction en ukrainien. J’en appellerais d’autres de mes vœux. Car Thiry n’a jamais cessé de revenir sur cette expérience fondatrice. Pour lui, à l’instar de la boue remuante dont nous venons d’évoquer la présence dans Voie lactée, la guerre fut – et cela le distingue des « poilus » coincés sur le front – une sorte d’initiation au mouvement, au voyage, à l’aventure... c’est-à-dire aux rêveries de toute jeunesse, de tous les temps. D’une certaine façon, aussi affreuses que furent les boucheries auxquelles il assista, aussi précaires que furent les conditions de vie et de ravitaillement du corps expéditionnaire belge, aussi douloureuse fut la perspective de perdre son frère Oscar – Oscar était son ainé et son initiateur en littérature, et Oscar fut laissé pour mort, frappé à la tête par un éclat d’obus, mais il revint de ses blessures diminué, au point de devoir abandonner toute velléité d’écriture ! D’une certaine façon, malgré les turpitudes, la boue, le froid, la totale incompréhension de ce qui se jouait dans la Russie d’alors entre les Bolchéviks et les armées fidèles au Tsar, malgré le mal de mer, la fatigue, le mal du pays, les orteils gelés et la misère sexuelle, Marcel Thiry semble ne jamais sombrer dans le malheur, dans le désespoir ou dans la dépression. Lorsqu’en 1966, cinquante ans plus tard, il publie une relation suivie de tout cela, il note bien, dans la Préface : « À ce reproche de parler gaiement de la guerre, à ce reproche de servir le fléau en racontant non sans allégresse comment on le traversa, je ne puis répondre qu’une chose : c’était ainsi. Nous étions gais, au fond, malgré des périodes misérables, malgré l’éloignement des nôtres et de tout, malgré le risque. Certes, d’avoir vu tomber des frères creusait en nous de profondes et inguérissables blessures. Mais une force vitale nous redressait et nous entrainait de nouveau sur le rythme de cette étrange joie. » Engagé en 1915, à dix-huit ans, Marcel Thiry fait le tour du monde, mais il écrit, dans son poème le plus célèbre et le plus célébré, publié en 1924 : "Toi qui pâlis au nom de Vancouver", qu’il ne s’agit que d’un « banal voyage ». Tout cela tient ensemble : à la fois la joie incoercible, la découverte de la féminité troublante, qu’il évoque également dans la même préface : « Et ce sont les rencontres féminines, note-t-il, et la découverte de ce que cette langue mystérieuse pouvait prendre de caressante musicalité sous un de ces timbres de contralto comme il s’en trouve là-bas d’incomparables. » La joie, la femme et la paradoxale banalité de l’expérience trouvent peut-être leur lien dans la nature même des années d’apprentissage. La jeunesse est un songe, où tout ce qui advient, et surtout l’imprévu et l’improbable, semble couler de source, aller de soi. Il faut dire, tout de même, que le destin du jeune Thiry et de ses compagnons d’arme tranchait singulièrement avec celui de leurs camarades restés au pays. Dans un récit que j’ai publié en janvier 2009, L’érable au cœur, et qu’on m’a fait l’honneur de traduire ici même en ukrainien, je fais de mon grand-père, Léon Noullez, un personnage principal, jeté dans la Grande Guerre. Mon grand-père était sensiblement…