Il n’est pas dans les habitudes du Carnet de recenser les traductions d’œuvres littéraires belges francophones vers d’autres langues. Une exception pourtant aujourd’hui tant l’entreprise qui voit le jour constitue une première, un défi relevé et entamé il y a trois ans par Christoph Bruneel, relieur de formation et animateur avec Anne Letoré des éditions L’Âne qui butine. Le pari ? Traduire intégralement en néerlandais un recueil de Jean-Pierre Verheggen, en l’occurrence Pubères, Putains, sans doute l’un des textes les plus connus, les plus aboutis du poète. Un pari assez fou en effet d’autant que Verheggen se plaît à rappeler avec humour que même en français il n’a jamais été adapté, empruntant en cela à Jules Renard sa formule ironique…
Rue Trottechien, Demain revient de loin, Un bâton, Animaux noirs, Flandres intimes,
Viens même si tout est perdu Nougé leclercq Il existe deux voies que peuvent emprunter les livres épuisés pour échapper à l’oubli. Soit ils font l’objet d’une chasse méticuleuse de la part des bibliophiles-chineurs, soit on les réédite. C’est la bonne idée qu’ont eue les éditions La Dragonne de nous proposer ce recueil anthume, Épuisé , de Pascal Leclercq et qui rassemble donc cinq textes ; trois livres parus précédemment chez le même éditeur, le recueil intitulé Rue Trottechien publié en 2000 aux éditions de L’Arbre à paroles ainsi qu’une série d’inédits, datés de 2016 et présentés sous le titre Flandres intimes . Autant dire qu’il s’agit ici d’un livre important dans le parcours de l’écrivain, un recueil-somme en quelque sorte qui marque assurément une étape dans la production d’un auteur discret mais néanmoins prolifique et que l’on suit depuis déjà une quinzaine d’années. Licencié en philosophie et traducteur occasionnel de l’italien, Pascal Leclercq est poète, pas de doutes ! On se souviendra peut-être cependant qu’il s’était fait remarquer avec trois polars originaux et complètement déjantés, publiés à l’enseigne des éditions québécoises Coups de tête, et dont nous avions rendu compte à l’époque. Mais c’est avant tout comme une voix poétique extrêmement personnelle et singulière qu’on le retrouve ici.L’avantage d’un tel ouvrage est sans doute de pouvoir redécouvrir l’œuvre dans sa continuité et d’y dénicher les lignes de force, les obsessions aussi qui traversent l’ensemble des textes. Parmi les fils rouges qui tissent le réseau poétique de Pascal Leclercq, il est impossible de passer sous silence l’importance du corps, tantôt puissant, tantôt fragile, et que la langue poétique, elle-même travaillée et tordue, fouaille et malaxe. Une dialectique omniprésente portée par des images souvent dures, tranchantes, inattendues et que l’on voit s’affûter au fil des pages. Mais si le corps en action, vivant, déborde de désirs ou de tendresse, c’est qu’il répond le plus souvent aux stimuli les plus triviaux, ceux qui nous font chavirer, qui nous font littéralement suer sang et eau. Pas étonnant dès lors de trouver sous la plume encrée du poète, les métaphores liées aux basses fonctions, besoins et liquides qui émanent du corps lui-même. je cours je saute je suis en train contraint par la guerre et le froid les fées mobiles qui insinuent mes membres qui les cousent de bois de café de goudron d’égout qui me poussent de l’aube de teint en toise et m’attrapent et me broient et je cède à la poigne en cours en marche j’entraîne une colique je gonfle je déborde mes os ma chair besognent l’horizon au rythme écru du sang je sue une âme dérisoire tache de ma peau disparue Au fil des pages, le lecteur découvre petit à petit une mosaïque de fragments qui s’agrègent pour donner corps à la langue. Une langue qui n’a pas peur d’être écorchée et qui peut trouver refuge dans les interstices, les replis des peaux caressées ou battues. C’est l’été, le soir beugle par de multiples portes l’air où nous nous caressons, failles d’un corps revêche, truffé d’œufs soudain, peut-être frappe-t-on, ou alors c’est l’exaspérant qui nous rappelle à l’ordre, au pas – mais nous vivons ! Conjuration de la mort, la poésie de Pascal Leclercq est absolument vivante, ancrée dans l’instant de l’instinct, d’ailleurs souvent animal ! Nomade par essence, elle navigue de ville en ville, de corps en corps au gré des pulsions, des passions, des nuits d’hôtels et des rencontres de passage. je pense vivre au goût de mes querelles vissé dans mes soupirs la tête écarquillée je presse un mégot entre deux cafés deux whiskies mais derrière un grognard se lisse la cravate et désigne le ciel : mieux vaut suivre l’insecte que le dromadaire car le sable est un frein que l’aile ignore les sobres sont les goulus de demain déjà trop de goulots me couchent j’ai la panse à quai. Fables modernes illustrées par le compagnon de route Jac Vitali, les textes rassemblés ici forment au final un bestiaire intime où la langue, parfois douce comme un duvet, souvent rugueuse comme la peau du lézard, vacille aux rythmes aléatoires de phases transitoires et des expériences que l’on se fait. Oscillante, elle espère, elle doute et questionne. Elle vit tout simplement ! où est le train qui passe sur le corps de l’homme, où sont ses vapeurs froides ? où blanchissent les os ? Et même si elle s’épuise par moment, même si elle est parfois hors d’haleine, la langue poursuit, inlassable, son travail ; celui de faire entendre, en coulisse, le souffle de l’animal qui toujours,…
Une Afrique en fragments 1946-2016
J’entame ici la traversée : des souvenirs vers un avenir de calme et de liberté Germaniste de formation, traductrice entre autres du letton, passionnée par les langues endogènes, en particulier le picard, Rose-Marie François poursuit une œuvre poétique qui se densifie au fil des recueils traduits eux-mêmes en plusieurs langues. Depuis Course lente avant l’aurore publié en 2015 aux éditions Maelström, l’auteur puise dans ses voyages pour embarquer le lecteur vers des contrées personnelles à la fois linguistiques et géographiques. C’est ici, dans ce dernier opus, l’Afrique subsaharienne que chante la poétesse. Une mosaïque de souvenirs africains glanés pendant un demi-siècle de rencontres et de compagnonnage sur le continent. Septante-quatre sizains ciselés qui résonnent du Togo au Sénégal et où l’auteur se promène en quête peut-être d’une autre peau. La lumière est exquise, excessive, incisive me mord les cils, les aisselles et les sangs. Va-t-elle m’énucléer ? Le mot existe encore ? Je cherche à distinguer mon habit de ma peau : un épiderme de coton, blanche lenteur d’une insistante, une insolente, lacération. Jouant sur les assonances, les allitérations, sur le jeu des rimes internes, la langue se déplie au contact des éclairs qui surgissent de la mémoire, vaste vasque de palabres rythmés par les tambours du cœur. Sanguine et dansante, la poésie semble souffler sur le sable des textes qui ont laissé des traces dans l’imaginaire de Rose-Marie François. Les pas et les visages de certains auteurs évoqués qui ont pour noms Glissant, Jabès ou Senghor. Mais si la mémoire garde ici l’empreinte ensoleillée de certaines semelles de vent et de plaisir, l’auteur n’oublie pas pour autant, loin de là, la violence brûlante de l’Afrique. Une Afrique aphone de cris qui ne sont plus seulement des chants mais bien les marques de douleurs indélébiles. Tout au long du texte, le vocabulaire parfois âpre sectionne les saisons et fait écho à la fragmentation des corps excisés, mutilés. Ces haches qui confondent le tronc des arbres durs avec le tronc des hommes. Ces lames qui confondent l’immensité de l’Océan avec l’intimité des femmes. Les mots de Rose-Marie François, rehaussés par les lumières fortes des peintures d’Isabelle Vaessen, captivent et envoûtent en réussissant le pari d’entremêler habilement les ombres et les lumières d’une Afrique contrastée. Une Afrique charnelle où…