Editorial :
Baptiste Frankinet a eu la bonne idée de parler de Nicolas Defrecheux « en situation ». Entendons bien, depuis sa situation propre, celle de responsable de la Bibliothèque des Dialectes de Wallonie. Il occupe en effet l’un des rares emplois en lien direct avec nos langues régionales, un domaine qui s’épanouit aujourd’hui surtout dans des marges associatives. Œuvrant au quotidien à la promotion de ces langues et de leur littérature, Baptiste n’ignore rien des préjugés et obstacles qui compliquent leur revitalisation. Dans ce livre, par-delà la vie et l’œuvre de Defrecheux, il partage donc une perspective rare sur un pan méconnu des lettres belges. Car présenter un écrivain d’expression wallonne nécessite souvent d’expliquer que le wallon est une langue à part entière, individualisée par rapport aux autres parlers d’oïl depuis l’an 1100 environ, que cette langue s’écrit, qu’elle possède ses grammaires et ses dictionnaires, son académie – qui n’en porte certes pas le nom… C’est un problème de registre : plus habitués à rencontrer ses sonorités dans le théâtre dialectal, dans la chanson traditionnelle et dans les fåves (blagues), d’aucuns voudraient lui refuser le statut de langue littéraire. Il faut alors se référer à certains totems qui fondraient la « vraie littérature », rappeler que des poèmes en wallon ont été publiés chez Gallimard, qu’on en traduit régulièrement en langue étrangère, que ces lettres dites dialectales ont nourri maints mémoires et thèses.
Or, ce statut de langue littéraire, le wallon le doit pour beaucoup à Liège, où furent écrites les œuvres les plus anciennes aujourd’hui conservées, vers l’entame du XVIIe siècle. Si Nicolas Defrecheux ne fait pas partie de ces précurseurs – il vient après le fameux sonnet d’Hubert Ora, après les quatre opéras qui fondent le «Théâtre liégeois» –, il est considéré à raison comme un père de la littérature liégeoise et comme un père des lettres wallonnes en général. Au point que l’on parle parfois du wallon comme de la langue de Defrecheux, de la même manière qu’on évoque la langue de Vondel, de Molière ou de Shakespeare. Le présent ouvrage explique bien son influence décisive et l’impact durable de son œuvre sur les générations suivantes.
En mettant en scène un personnage de visiteur dans lequel chacun pourra aisément se projeter, Baptiste Frankinet nous invite à pousser les portes de sa bibliothèque et de ses archives. Hélas, cinq-mille mots ne suffiront pas à faire sentir la richesse de ces collections, encore inexplorées en partie. L’on se figure difficilement ce que représentent huit-cents mètres linéaires dans un entrepôt, la quantité de documents inédits, les manuscrits… Étant moi-même incapable de restituer ma découverte de ce lieu en termes adéquats, je ne peux qu’adresser ce message au lecteur : la mise en scène est sincère.
Il faut se réjouir que, à l’occasion du bicentenaire de Nicolas Defrecheux, le présent livre mette en lumière à la fois un auteur fondateur et une institution d’utilité publique, véritable factionnaire de notre patrimoine linguistique – et qu’il le fasse dans un format si accessible. Merci aux éditions Lamiroy d’ouvrir leur collection à nos lettres régionales, et bienvenue aux lectrices et aux lecteurs qui souhaiteront élargir leurs horizons après la découverte de ce premier virtuose du verbe wallon.
Julien Noël
Auteur de Nicolas Defrecheux : Le bicentenaire d'un auteur wallon (L'Article n°51)
Baptiste FRANKINET, Nicolas Defrecheux, le bicentenaire d’un auteur wallon, Lamiroy, coll. « L’article », 2025, 5 €, ISBN : 978-2-87595-965-2Nous vivons de clichés. Un plombier, ça porte une salopette et une casquette de traviole. Une infirmière, ça traine des pieds et ça n’a jamais le temps. Un instituteur, ça finit sa journée à 15 h et sa semaine, le jeudi. Et un ou une bibliothécaire, forcément, ça ne lit pas, tout occupé.e que ça est à ranger les livres en rayon. Baptiste Frankinet est bibliothécaire. Passionné et engagé, il nous a déjà convaincus de sa connaissance fine de la langue wallonne avec les deux pans de son travail Qué novèle ? Cette fois, c’est en érudit sur la culture et en incollable sur l’histoire…
À propos du livre (4e de couverture) Les historiens contemporains des lettres françaises de Belgique…
Léon Leloir. Un Père Blanc au destin contrarié par l’ombre de Degrelle
Qui, après avoir lu le livre de Fernand Lisse sur le Père Léon Leloir, pourra encore soutenir que les ecclésiastiques sont des hommes sans biographie ? Bien sûr, les vœux qu’ils prononcent les engagent sur la voie d’un total sacrifice de soi, dans la mesure où, épousant le Christ, ils se donnent, corps, biens et âme, à Dieu et à l’Église. Mais, pour eux, le renoncement et l’abnégation ne représentent pas la « perte de soi » ; ils permettent au contraire la construction d’une destinée spirituelle qui demeure inscrite dans une temporalité séculière, donc inscrite dans ce temps des hommes qu’on appelle l’Histoire. En cela, leur existence individuelle n’est pas moins intéressante à retracer que celle d’un écrivain, d’un militaire, d’un ingénieur, d’un artisan ou de n’importe quel inconnu qui ne mérite jamais de le rester. Il faut néanmoins reconnaître au « cas Leloir » une plus-value d’intérêt, liée à divers aspects de sa vie aussi intense que brève. D’abord l’étrange hasard parental qui en fait le cousin d’un certain Léon Degrelle, par la branche maternelle de son arbre généalogique. Puis la précocité de sa vocation, qui le pousse à requérir du Père Provincial des Pères blancs, Benoît Hellemans, d’être ordonné et envoyé le plus vite possible en mission à Maison-Carrée, en Algérie – l’adolescent de dix-sept ans à peine veut ainsi, comme il le clame dans sa lettre, remporter « une éclatante victoire sur [s]a lâcheté ». Enfin, par la multiplicité et le déploiement de ses activités au service de l’Église pendant près de vingt ans.On le voit à Carthage, assister le Père Delattre dans ses fouilles archéologiques, et à Tigazza, relisant Salluste. À Rome, échangeant avec des séminaristes polonais et rencontrant l’abbé Kiwanuka, « premier homme de couleur élevé à l’épiscopat en Afrique centrale » comme l’explique Lisse. Après avoir obtenu 48/50 à sa thèse intitulée La méditation mariale dans la théologie contemporaine , le voici nommé professeur au scolasticat de Louvain, où il met à profit son rare temps libre pour étudier Saint-Paul ou le prophétisme hébreu. À l’Université coloniale d’Anvers, il enseigne la missiologie et à Namur, il dirige Grands lacs , la plus importante revue missionnaire de langue française.La Seconde Guerre mondiale, dont il va être témoin et acteur des premiers jours de l’agression à la reddition du IIIe Reich, demeure cependant la période la plus mouvementée de son existence. Réfugié dans le Sud de la France, il prêche dans quatre paroisses rurales des Hautes-Pyrénées, où il commence l’écriture d’un roman. Contraint par Vichy de regagner la Belgique, il reprend la direction de sa revue et crée une collection littéraire. Leloir n’en néglige pas pour autant ses activités pédagogiques, puisqu’il développe un cours par correspondance pour de jeunes gens en carence de diplôme, en vue de leur préparation au Jury Central. Entre 1942 et 1944, sa route croise celle des maquisards, qu’il soutient activement. Insoucieux de toute prudence, Leloir est repéré, arrêté, et se retrouve incarcéré à la prison de Dinant avant d’échouer à Buchenwald, qu’il ne quittera qu’à la libération du camp le 18 avril 1945. Entre juin et juillet, c’est à Rome (où l’a invité l’ambassadeur près le Saint-Siège Jacques Maritain) qu’il témoignera de sa douloureuse expérience concentrationnaire. Puis il reprend ses prêches, ses activités éditoriales, initie une série de causeries à la radio… Gageons qu’il serait devenu l’une des figures intellectuelles catholiques les plus éminentes de l’après-guerre en Belgique s’il n’avait été tué, à trente-huit ans à peine, des suites d’un banal accident de la route, dans le Loiret le 29 septembre 1945.L’évocation du Père Leloir que signe Fernand Lisse est passionnante à maints égards. Elle permet de découvrir un homme de foi, de pensée et d’action, infatigable cheville ouvrière de la propagande missionnaire en métropole à travers sa revue à grand tirage, qu’il gère en communicateur mais aussi… en écrivain. Lisse souligne en effet l’entrisme du Père Leloir dans les milieux littéraires stratégiques de son temps (l’Association des Écrivains Belges par exemple) ainsi que son flair, quand il a l’initiative de créer, en complément à Grands Lacs , la collection Lavigerie, proposant un éventail varié de genres et de sujets et répondant au principe énoncé par Leloir « Pour penser missionnaire, il faut lire missionnaire ».Comme bien des études qui ont pour toile de fond le monde ecclésial, traversé de multiples courants de pensée, structuré en réseaux complexes et étendus, le travail de Fernand Lisse nous confronte à une autre réalité de la société belge, étrangère au grand public, car peu de noms cités dans ce volume sont passés à la postérité. On n’entre pourtant pas dans la vie du Père Leloir comme dans le couloir obscur d’un collège jésuite, où flotterait une vague odeur de cierge froid et où les murs ne seraient ornés que de portraits d’inconnus ; mais bien comme dans le dossier d’une enquête, complet de ses pièces les plus variées : correspondances, témoignages, photos, documents officiels, articles de presse, etc.Une telle investigation en profondeur n’apporte pas qu’un éclairage inattendu sur le « Führer wallon », en traitant de son cousin. C’est un véritable trésor archivistique qui s’ouvre là, sur un pan méconnu – ou complaisamment ignoré – de l’histoire de la Belgique catholique. Libre au lecteur ensuite d’y porter un jugement selon ses propres convictions ou opinions. L’essentiel est que l’information dont il dispose soit fiable. Mission…