À l’occasion de l’exposition MONDES imPARFAITS. Autour des cités obscures paraît l’ouvrage éponyme interrogeant la question de l’utopie et de la dystopie. Illustré de dessins rares de François Schuiten, de nombreux documents, d’un long entretien entre Marc Atallah, Schuiten et Peeters, de textes de François Rosset et Marc Atallah, le livre questionne la naissance, la genèse de l’utopie (de Thomas More, Francis Bacon à Campanella, Cyrano de Bergerac, Marivaux…, sans oublier les précurseurs, Platon, Lucien de Samosate…), l’avènement de la dystopie avec Zamiatine, Huxley, Orwell et la présence d’un schème utopique/dystopique dans les Cités obscures. Projet de société idéale, planification d’un bonheur collectif, l’utopie témoigne en son…
Quand la vie prend le dessus. Les interactions entre l’utopie bâtie et l’habiter
Maintenant, dans le projet, les murs étaient de la même couleur pour tous. De la peinture blanche, et c’est tout. Mais ma mère, vu qu’elle n’avait pas d’argent pour le matériel scolaire ni pour beaucoup de papier, est allée à la quincaillerie centrale, elle a pris une boîte de peinture noire, et elle a peint un des murs, puis a obtenu de la craie et de la gomme, et c’est devenu notre mur des devoirs. Nous y résolvions les problèmes, nous y exercions notre calligraphie, nous avons tout fait sur ce mur. Puis nous avons reçu un avis du bureau de l’administration qui annonçait une inspection. J’avais tellement peur qu’ils nous excluent du projet, et quand la dame a vu ce mur noir, elle a dit : « Madame Blair, c’est quoi ça ? », et ma mère lui a répondu : « Je n’ai pas d’argent pour le papier et je veux que mes enfants réussissent à l’école, et ils doivent s’entraîner. » La dame était simplement terrassée, elle ne pouvait pas croire que c’était ça la raison, et elle a dit : « Vous savez quoi, vous êtes en train d’essayer d’élever vos enfants, laissez donc ce mur noir, et si vous voulez peindre un autre mur aussi, c’est très bien pour nous. » Jacquelyn Williams, ancienne résidente de Pruitt-Igoe, St. Louis (The Pruitt-Igoe Myth, 2011) XX Les simples changements apportés à l’un des murs des 2.870 logements qui composaient le complexe tristement célèbre de Pruitt-Igoe à Saint-Louis dans le Missouri signifient plus que la reconnaissance sommaire de la façon dont les habitants utilisent et ajustent leur milieu de vie sur la base de leurs aspirations et de leurs besoins essentiels. Le témoignage de Jacquelyn Williams démontre l’importance d’adapter son habitat par le biais de transformations matérielles spontanées, bien au-delà des besoins quotidiens de base. Dans ce qui est considéré comme le plus infâme complexe de logements sociaux de tous les temps, comme l’apothéose de tout ce qui a mal tourné dans la conception moderniste XX XX , les modifications entreprises par les résidents se révèlent comme une étape fondamentale dans la fabrication de leur espace de vie. Pruitt-Igoe pourrait être considéré comme un cas extrême. Certes, d’autres réalisations comparables à cet exemple nord-américain n’ont pas subi son destin. Pourtant, il est utile de reconsidérer cet ensemble de logements pour comprendre les tensions générées par l’écart entre l’envergure utopique des idéaux modernistes et leur héritage, une fois bâtis et utilisés au quotidien. Même si ce questionnement n’est pas neuf XX , son exploration reste néanmoins capitale pour les contextes du Sud planétaire XX où le modernisme a fait l’objet d’une double réinterprétation au fil du temps. D’un côté, les modèles modernistes prétendument universels ont dû se reconfigurer à chaque « atterrissage » dans un contexte spécifique, mais de l’autre côté, une fois construits, ils ont aussi souvent (mais pas toujours) été significativement transformés par l’usage. Dans ce dossier, les auteurs portent donc leur attention sur le décalage entre, d’une part, l’intention, la réalisation et l’appréciation des utopies bâties par les critiques et l’opinion publique, et, d’autre part, leur usage, qui implique le plus souvent des interventions sur le bâti aussi significatives que signifiantes. Les articles rassemblés ici se focalisent sur la transformation radicale des constructions réalisées – c’est-à-dire sur leur appropriation – sans pourtant négliger de considérer des cas de figure où les architectes modernistes ont pu s’emparer des pratiques sociospatiales locales pour revisiter les modèles que l’on pensait planétaires. Le Sud planétaire est, en effet, un contexte qui appelle des questions fondamentales. Au-delà du débat sur la préservation matérielle des œuvres modernistes, le Sud planétaire invite à repenser les alternatives à venir en matière de pratiques urbaines. Ila Bêka et Louise Lemoine ont bien montré la vulnérabilité de l’architecture européenne à travers des cas illustres, comme celui du Barbican Estate de Londres (Barbicania, 2014 XX ), mais ce sont les pratiques inattendues et spécifiques des espaces de Zouerate, Séoul ou Buenos Aires qui nous interpellent. La rencontre entre, d’une part, les résidus d’un contenu utopique étroitement associé au projet moderniste, et, de l’autre, l’appropriation de ces lieux au fil du temps, dessine des constellations susceptibles d’ouvrir à nouvelle compréhension du phénomène urbain. APPROPRIATE(D) MODERNISMS ou L’APPROPRIATION DES MODERNISMES POUR UN MODERNISME APPROPRIÉ Les vicissitudes de Pruitt-Igoe font écho à celles d’autres lieux construits pour abriter les plus vulnérables dans un monde en voie d’urbanisation, ainsi que pour accompagner l’expansion des villes : des équipements modernes, tels que des hôpitaux, des universités et des musées. Ces interventions, souvent de grande échelle et à forte intensité de capital, ont joué un rôle important dans la mise en valeur de la démocratisation, du processus de décolonisation et dans l’exportation internationale de l’État providence, comme l’a montré une abondante littérature scientifique (Avermaete et Casciato, 2014 ; Avermaete et al., 2010 ; Crinson, 2003 ; le Roux, 2003 ; Lim et Chang, 2011 ; Rabinow, 1989 ; Wright, 1991). Certaines études se sont concentrées sur la circulation internationale des modèles architecturaux et urbains en toute indifférence au contact de conditions autres, ainsi que sur la réception différenciée de ces conceptions modernistes dans divers contextes géographiques et culturels XX . L’« agentivité XX » des architectes, des urbanistes, des autorités locales et des résidents en ce qui concerne la modification et la contestation des projets a été également mise en avant afin de complexifier les récits occidentaux qui décrivaient le modernisme comme un processus facilement transposable et élaboré à partir d’un seul point d’origine. (Avermaete et al., 2015 ; Craggs et Wintle, 2015 ; Healey et Upton, 2011 ; Mercer, 2005 ; Nasr et Volait, 2003.) La diffusion, au cours du XXe siècle, du modernisme comme un style en soi et de la modernité comme un ensemble d’aspirations disponible à l’adoption est donc désormais aussi contestée par l’historiographie que par les usagers. En effet, les critiques se sont non seulement attaquées au transfert de modèles effectué sous et après la domination coloniale, mais aussi et surtout au pacte scellé entre, d’une part, l’architecture et l’urbanisme modernes, et de l’autre part, l’impératif du développement. (d’Auria, 2012 ; Lu, 2011 ; Muzaffar, 2007.) Avec le recul, il est devenu clair que, dans de nombreux pays du monde, l’association explicite entre la construction des villes et les formes et normes modernistes ne garantissait ni l’amélioration des conditions économique et sociale des résidents ni le bien-être des territoires au sens le plus large. Lorsque l’urbanisation et l’industrialisation se sont engagées sur des chemins séparés, les villes d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique n’ont plus été en mesure d’accueillir les nouveaux arrivants et de leur fournir un abri, de l’emploi et un environnement socialement juste. Au-delà des critiques spécifiques soulevées par les économistes à l’encontre du « développementisme XX », les théoriciens du post-colonialisme ont également pointé les contradictions inhérentes au processus de modernisation XX . Visant, tous-azimuts, toutes les sphères de la culture, du langage à la planification de villes nouvelles, ils ont dénoncé le caractère insidieux du modernisme et du «développementisme» dans l’élaboration de cultures et d’économies postcoloniales qui ont fini par reproduire les différences et les dépendances caractéristiques du colonialisme. En parallèle, des…
L’ombre de l’aube , quinzième livre de poèmes du Namurois Michel Ducobu (1942), s’ouvre…
Le jeu «décomplexé». Le théâtre flamand vu de France
Dans les années 1980 et 1990, la puissance d'innovation du théâtre flamand a fait grande impression en France. Tant d'années après cette "Nouvelle Vague flamande" XX , les metteurs en scène et compagnies flamands sont-ils toujours très demandés? Le critique français Jean-Marc Adolphe décrit l'influence du théâtre flamand d’aujourd’hui dans l’Hexagone. Quels metteurs en scène et quelles compagnies attirent le plus l'attention? * «Après la disparition des artistes les plus importants tels que Rubens en 1640 et la fin de la guerre de Quatre-Vingts Ans, l'importance culturelle des Flandres a décliné», peut-on lire sur Wikipédia. Bon, 1640, c’est un peu loin et l’encyclopédie en ligne ne précise pas quand aurait pris fin ce «déclin». Quatre siècles plus tard, on peut continuer d’admirer les chefs-d’œuvre qu’ont légués les grands peintres flamands qui ont, à l’époque, rayonné sur toute l’Europe, mais on peut aussi conjuguer au contemporain un espace géographique et politique que les Français ont toujours un peu de mal à situer. La France, un pays dont les structures restent jacobines, malgré les lois de décentralisation des années 1980, a ainsi du mal à comprendre le fédéralisme qui prévaut en Belgique, tout autant qu’à saisir l’importance du multilinguisme. Mais, sur ce point, l’appréciation que l‘on peut avoir en France d’une réalité flamande a grandement évolué ces quarante dernières années, et la production artistique et littéraire n’y est pas pour rien. * Avec des écrivains néerlandais tels Cees Nooteboom et Hella S. Haasse, les auteurs flamands Hugo Claus (qui a commencé à être traduit et édité en France en 1985), Tom Lanoye, Erwin Mortier ou encore Pieter Aspe ont été les fers de lance de l’introduction en France d’une littérature de langue néerlandaise. Autre secteur d’influence: le cinéma. En 2012, le producteur Dirk Impens confiait à Télérama: «à la fin des années 1980, la danse et le théâtre flamands avaient le vent en poupe, mais le cinéma? C'était une honte d'avouer qu'on travaillait dans ce secteur. On reconnaissait un film flamand à ses paysans, ses chevaux et son public invisible.» Une nouvelle génération est arrivée et plusieurs films de jeunes réalisateurs flamands ont rencontré au début des années 2010 un succès d’estime. La Nouvelle Vague flamande moins visible qu’auparavant Toutefois, en France ce sont les arts de la scène (danse et théâtre) qui témoignent encore le mieux de la vitalité artistique flamande. Certes, nous n’en sommes plus au milieu des années 1980, où l’irruption concomitante des premières pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker, de Jan Fabre, de Jan Lauwers et de Wim Vandekeybus, conduisit à parler de «Nouvelle Vague flamande», pour laquelle s’enthousiasmèrent critiques, directeurs de théâtres et de festivals. En janvier 1987, la revue Alternatives théâtrales, pourtant francophone, consacrait à ces artistes émergents un numéro spécial, titré «L’Énergie aux limites du possible». C’est bien cela qui, en effet, attirait alors l’attention: du Pouvoir des folies théâtrales de Jan Fabre, de Fase puis Rosas danst Rosas d’Anne Teresa De Keersmaeker, d’Incident puis Need to know de Jan Lauwers jusqu’aux chorégraphies survoltées de Wim Vandekeybus rythmées par la musique de Thierry de Mey, une même physicalité semblait à l’œuvre, inventant dans son élan des ressources dramaturgiques inédites. Théâtre (parfois sans texte), danse (parfois avec texte) et musiques mêlés sans complexe: une telle hybridation de formes est venue secouer les habitudes, particulièrement en France où théâtre et danse étaient encore singulièrement cloisonnés. Certains conservatismes n’ont d’ailleurs toujours pas abdiqué: ainsi peut-on expliquer la virulente bronca de la critique théâtrale (et d’une partie du public) en 2005, lorsque Jan Fabre fut «artiste associé» du Festival d’Avignon. «C'est peut-être l'époque qui veut ça: que dans un lieu consacré au théâtre, on n'en trouve pas», écrivirent ainsi deux éminents critiques ! Aujourd’hui, à part Anne Teresa De Keersmaeker, à qui le Festival d’Automne a consacré en 2018 une large rétrospective, avec une dizaine de pièces, les artistes qui ont incarné dans les années 1980 cette «Nouvelle Vague flamande» ne sont hélas plus guère visibles sur les scènes françaises. On a ainsi du mal à comprendre la relative désaffection qui touche Jan Lauwers et le travail de la Needcompany, alors même qu’en 2004 La Chambre d’Isabella avait joui au Festival d’Avignon d’un considérable succès critique et public. En guise d’explication, rappelons que, tout au long des années 1990, le Théâtre de la Ville, à Paris, a été sous l’impulsion de son directeur, Gérard Violette, l’infatigable promoteur de la scène flamande. Le metteur en scène Emmanuel Demarcy-Mota, qui lui a succédé en 2008 à la tête du Théâtre de la Ville, a fait valoir d’autres priorités (un partenariat avec le Berliner Ensemble et un festival, Chantiers d’Europe, essentiellement tourné vers les pays d’Europe du Sud). Les Français découvrent d’autres noms Les scènes sont heureusement multiples et la vie théâtrale en France est beaucoup moins dominée par Paris qu’elle ne le fut dans le passé. Les 38 Centres dramatiques nationaux répartis sur le territoire hexagonal témoignent de cette dissémination de l’activité de création et de diffusion. Hélas, dans leur majorité, ceux-ci restent relativement hermétiques à ce qui se joue au-delà des frontières franco-françaises. Prenons l’exemple du Théâtre national de Strasbourg, pourtant situé dans une capitale européenne et aujourd’hui dirigé par Stanislas Nordey, pressenti pour prendre la succession d’Olivier Py au Festival d’Avignon: sur vingt-quatre «artistes associés», un seul non-Français, le dramaturge allemand Falk Richter. Et sur les dix-neuf spectacles présentés lors de la saison 2019-2020, aucune mise en scène européenne! À Strasbourg, il faut alors se tourner vers le Théâtre du Maillon, dont la programmation est plus cosmopolite. Y ont ainsi été accueillis, ces deux dernières années, la compagnie Peeping Tom (particulièrement plébiscitée en France) et les chorégraphes Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero, ainsi que la jeune performeuse et metteure en scène hollandaise Emke Idelma. À la frontière du théâtre, de la danse et de la performance, Miet Warlop jouit également en France d’une excellente réputation depuis Mystery Magnet, en 2012. Elle est tour à tour invitée par des centres chorégraphiques, des festivals pluridisciplinaires comme Actoral à Marseille, ou encore un centre d’art contemporain comme le palais de Tokyo. Ce qui plaît dans son style? Quelque chose d’«à la fois foutraque et profondément organique», écrivait Le Monde. Si elle n’est en rien rattachée à la «Nouvelle Vague flamande» des années 1980-1990, Miet Warlop perpétue d’une certaine manière ce qui en a fait le succès en France: un peu «foutraque», c’est-à-dire mélangeant allègrement les genres, avec une grande liberté de composition et de jeu; et surtout «profondément organique», c’est-à-dire jouant sur toutes les ressources expressives du corps en action. Mais cette idée d’un théâtre essentiellement physique, qui ne soit pas fondé sur le texte, ne caractérise évidemment pas toute la production scénique flamande et néerlandophone. Au milieu des années 2000, la France a commencé à découvrir et aimer le travail de Guy Cassiers, régulièrement invité au Festival d’Avignon depuis la création de Rouge décanté en 2006. Pour Fabienne Darge, dans Le Monde, «Guy Cassiers ne cesse de révolutionner le théâtre en douceur, avec ce que les technologies les plus pointues de l’image et du son peuvent lui apporter». Longtemps méconnu en France, Ivo Van Hove s’est lui aussi imposé ces dernières années. Après avoir créé en 2015 Antigone…