Contrairement à l’image poussiéreuse que lui prête l’imaginaire populaire, l’archive est avant tout une affaire d’avenir. Dans la mesure où elle tend vers ce futur qui la détermine, elle se caractérise par l’incertitude. Comme l’écrivait Jacques Derrida, « [l]’archive, si nous voulons savoir ce que cela aura voulu dire, nous ne le saurons que dans les temps à venir. Peut-être. Non pas demain mais dans les temps à venir, tout à l’heure ou peut-être jamais » XX .
Si sa valeur de preuve ou de témoin, son interprétation, son exposition semblent sans doute les usages les plus élémentaires lorsque l’on tente d’aborder la relation qui unit l’archive à l’avenir, puisque tout document est susceptible de pouvoir faire sens – en particulier dans le domaine des archives littéraires (si l’on veut bien se souvenir de la légendaire provocation de Victor Hugo, qui estimait que même ses notes de blanchisserie appartenaient aux archives susceptibles d’éclairer…
Entre social-démocratie et marginalité. 100 ans de communisme dans les Plats Pays.
Ni aux Pays-Bas ni en Belgique , le 100e anniversaire de la révolution russe d’Octobre n’a été commémoré par un parti communiste orthodoxe tel que l’Internationale communiste, ou "Komintern", avait pourtant prévu, dès 1919, d’en mettre en place dans tous les pays. Le Communistische Partij van Nederland (CPN) a fusionné en 1989 avec deux autres petits partis pour devenir le parti écologiste GroenLinks. Le Parti communiste de Belgique (PCB) a vécu une longue agonie après sa scission en deux ailes, l’une flamande, l’autre francophone, en 1989. La première fut liquidée sans bruit dans la seconde moitié des années 1990. La seconde mène aujourd’hui une existence marginale et non pertinente. Les années 1989 et 1991 sont bien sûr tout sauf fortuites. En 1989 le mur de Berlin, symbole de la séparation entre l’Ouest capitaliste et le bloc communiste de l’Est, est tombé. En 1991, c’est l’Union soviétique, maison mère et pays pilote du communisme, qui a implosé. Contrairement à ce qui s’est passé en France, en Italie et dans une moindre mesure en Espagne, ni le CPN, ni le PCB ne surent jamais rivaliser avec le grand concurrent social-démocrate, sans parler de le surpasser. Néanmoins la raison d’être des communistes était latente dans le mécontentement suscité par la participation de la social-démocratie au système capitaliste. En Belgique, tout comme en France et ailleurs, le facteur déclenchant fut l’approbation par les socialistes des crédits de guerre en août 1914, suivie par leur participation active à ce qu’ils avaient toujours rejeté comme une querelle intestine impérialiste dans laquelle le prolétariat n’était pour rien. Le communisme néerlandais constitue sur ce point une exception. Non seulement le pays conserva sa neutralité durant la première conflagration mondiale, mais déjà en 1908 des mécontents socialistes s’étaient regroupés autour du journal d’opinion Tribune. Ces «tribunistes» s’insurgeaient contre «l’électoralisme» des socialistes et allaient créer un an plus tard le Sociaal Democratische Partij (SDP), précurseur du Communistische Partij Holland, rebaptisé ultérieurement CPN. Le nombre des adhérents environ cinq cents n’était certes pas impressionnant, mais il en allait tout autrement du renom de plusieurs leaders. Outre son meneur principal David Wijnkoop (1876-1941), le groupuscule communiste avait le soutien d’intellectuels célèbres comme l’astronome Anton Pannekoek (1873-1960), le poète Herman Gorter (18641927) et sa contemporaine HenriëMe Roland Holst (qui toutefois adhérerait plus tardivement). Le PCB fut fondé en 1921 par la fusion imposée par Moscou de deux groupes qui se dédaignaient. L’un des groupes, mené par le peintre War Van Overstraeten, ne jurait que par l’antiparlementarisme et le communisme soviétique, et traitait le second groupe, constitué autour du syndicaliste des employés Joseph Jacquemotte, de «réformiste». En retour, les seconds qualifiaient les premiers de «gauchistes». Depuis sa naissance et tout au long de son histoire, le centre de gravité du communisme belge se situerait en Belgique francophone. Pour conquérir un premier siège parlementaire en 1926, Van Overstraeten dut par exemple se présenter à Liège. Le dernier parlementaire flamand du PCB, le docker anversois Frans Van Den Branden, perdit son siège dès juin 1950. L’ampleur et l’impact des deux partis demeurèrent extrêmement limités jusqu’au milieu des années 1930. Après l’arrivée au pouvoir de Staline, toute dissidence, y compris dans les différents partis communistes, fut cataloguée comme «trotskisme» et énergiquement réprimée. War Van Overstraeten quitta le parti avec un certain nombre de fidèles en 1928, après que les zélateurs de Moscou, lors d’un congrès à Anvers, eurent réussi à enlever la majorité par une manigance. Le développement de ce courant communiste dissident connut un cours chaotique. En Belgique, il resta numériquement limité, mais il comptait un certain nombre d’intellectuels remarquables comme le jeune Abraham Léon (1918-1944) qui devait, ultérieurement, être l’auteur d’un ouvrage de référence universel sur le judaïsme, ainsi que, un peu plus tard, le célèbre économiste Ernest Mandel (1923-1995) XX . Aux Pays-Bas par contre, le Revolutionair Socialistische Arbeiderspartij (RSAP) rencontra davantage de succès. Le mérite en revient à son leader Henk Sneevliet (1883-1942), qui fut élu à la Chambre des députés et dirigea également une centrale syndicale, le Nationaal Arbeidssecretariaat (NAS Secrétariat national du travail). Sous le pseudonyme de Maring, il avait été actif auparavant en Chine et aux Indes néerlandaises en tant que représentant du Komintern. Les partis communistes étaient entre-temps «bolchévisés». Accusations malveillantes et exclusions tombaient dru, ce qui paralysait grandement la vie des partis et éclaircit encore les maigres effectifs. Mais la seconde moitié des années 1930 apporta un revirement, une fois encore venu d’en haut. On abandonna la ligne sectaire «classe contre classe», avec la social-démocratie comme ennemi juré. Grâce à un nouveau paradigme, l’antifascisme, les communistes cherchèrent à se rapprocher des socialistes et même des libéraux-démocrates, dans l’espérance de l’avènement d’un «front populaire». Contrairement au Front populaire en France où la stratégie avait été appliquée pour la première fois avec succès -, cela ne réussit pas dans les Plats Pays. Aussi bien le CPN que le PCB étaient trop petits pour exercer quelque pression que ce soit sur la social-démocratie. Les deux partis fournirent beaucoup de militants aux Brigades internationales quand éclata en 1936 la guerre civile en Espagne. Ces milices de volontaires envoyées et contrôlées par le Komintern attirèrent aussi de célèbres intellectuels. André Malraux prit le parti de la république, tout comme Ernest Hemingway, W.H. Auden ou John Dos Passos. Des Pays-Bas s’engagèrent, entre autres, le cinéaste Joris Ivens (18981989) XX et l’écrivain Jef Last (1898-1972) XX . La guerre civile espagnole et la politique du Front populaire ouvrirent pour la première fois aux communistes flamands et néerlandais la possibilité de construire un réseau avec des compagnons de route, des universitaires et des intellectuels qui suivraient le parti, l’accompagneraient et lui prêteraient main forte, souvent en participant à des organisations satellites ou à de plus larges initiatives imaginées dans les cénacles du parti. De la scission à l’apogée En 1937 les communistes de Flandre se rebaptisèrent Vlaamse Kommunistische Partij (VKP) dans un effort pour s’implanter plus aisément. Sous la direction de Georges Van Den Boom et avec un porte-étendard de la stature de Jef Van Extergem, figure du Mouvement flamand, on battit le tambour du flamingantisme. Le journal du parti s’appela désormais Het Vlaamsche Volk (Le Peuple flamand) et, durant la première période de l’occupation allemande, le parti publia officieusement le journal Uilenspiegel, qui n’évitait pas même les propos antisémites. Vers la même période, la stalinisation atteignit son épanouissement en interne. Les procès de Moscou qui aboutirent à l’exécution des leaders de la révolution ainsi qu’à celle de l’élite de l’Armée rouge comme «saboteurs» et «traîtres», ne provoquèrent pas de dissidences notables. Cerise sur le gâteau, aux Pays-Bas, Paul de Groot, stalinien à tout crin, fut nommé au secrétariat général du CPN en 1938. Cet inconditionnel fantasque et tourmenté allait conduire le parti à la bagueMe durant des décennies. L’apogée de l’existence des deux partis - leur rôle durant la Seconde Guerre mondiale dans la résistance à l’occupant allemand - fut précédé par un choc, quand Hitler et Staline conclurent pendant l’été 1939 un pacte de non-agression. Cet événement décontenança les militants…
Sciences et littérature: de la confrontation au rapprochement – et inversement
Il y a la littérature et il y a les sciences : voilà bien ce que, dès avant l’université, l’enseignement consacre. Entre ces deux options, il faut choisir. Tel élève est réputé doué pour les études littéraires, et tel autre pour les études scientifiques, et l’on célèbre celui ou celle qui excelle tout à la fois dans les unes et dans les autres. Ces deux domaines bien différenciés du savoir ne l’ont pourtant pas toujours été. Il fut un temps où les connaissances humaines étaient beaucoup plus homogènes, nettement moins fragmentées. Ainsi Aristote, savant philosophe à l’esprit encyclopédique qu’aucun domaine de la connaissance humaine ne laissait indifférent, a-t-il creusé bien des questions dans de multiples domaines – phénomènes naturels, éthique, métaphysique, politique. Plus près de nous, il y a cinq siècles, la Renaissance, qui a pourtant vu les connaissances commencer à se spécialiser, en offre encore quelques beaux exemples comme Léonard de Vinci. À ces époques, il aurait été absurde de tenter une confrontation entre disciplines, tout simplement parce que ces disciplines n’existaient pas : la constitution des champs disciplinaires auxquels nos préjugés attribuent parfois un parfum d’éternité, cette constitution date pour l’essentiel du XIXe siècle comme Bourdieu l’a bien montré, et elle va de pair avec l’approfondissement de la division du travail, même si elle a été amorcée plus tôt. On dit souvent – à juste titre, à nos yeux – que Galilée a fondé la physique. Non pas que personne avant lui ne se serait intéressé à la nature et n’aurait tiré de conclusions plus ou moins globalisantes des observations effectuées, mais bien au sens où il invente la pratique de l’expérimentation (pas seulement l’observation), et où il fait appel aux mathématiques pour traiter et interpréter ses résultats : un couplage dont l’épistémologie moderne a fait la pierre de touche d’une discipline nouvelle, la physique. Il est hautement significatif que son œuvre majeure, le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, publié en 1632, soit une œuvre qu’on qualifierait aujourd’hui de littéraire, puisqu’elle se présente sous la forme d’une fiction qui met en scène trois personnages imaginaires débattant avec acharnement. Quelques décennies plus tard, la forme des Principia de Newton (plus précisément, Philosophiæ naturalis principia mathematica) n’a plus rien à voir avec la légèreté et la vivacité du Dialogue galiléen : la discipline est constituée, son exposition codifiée, et les règles de fonctionnement de l’institution scientifique s’imposent à ceux qui entendent en faire partie. Ce découpage en catégories, qui n’a fait que se renforcer depuis lors, n’interdit cependant pas que des créateurs entreprenants placent un pied de chaque côté de la frontière – montrant ainsi que se consacrer à la recherche scientifique n’est pas renoncer à la littérature ou, si l’on préfère le prendre par l’autre bout, que se consacrer à l’œuvre littéraire n’exclut pas de chercher à comprendre rationnellement les mécanismes qui régissent notre univers : grand écart encore relativement fréquent au siècle des Lumières – que l’on pense notamment à Voltaire et à Diderot –, mais beaucoup moins pratiqué par la suite. Et pourtant, ces différents champs de l’activité créatrice s’interpénètrent, se nourrissant l’un l’autre, l’un de l’autre, et l’un par l’autre. Ces domaines du savoir et de la pensée humaines paraissent donc aujourd’hui bien éclatés, et la philosophie qui y jouait le rôle de ciment en interrogeant le monde et la vie semble bien s’être autonomisée et s’être distinguée elle-même en différentes branches qui en reflètent le clivage, philosophie des sciences, philosophie morale, logique, esthétique, etc. La complexification des savoirs scientifiques et des techniques artistiques va de pair avec leur spécialisation, séparant entre autres ce qui est du domaine de la rationalité de ce qui relève de celui de la créativité. Des intersections subsistent pourtant, dont celle de l’intuition, qui n’est pas la moindre. Essentielle dans la littérature, elle contribue à sa manière, de loin en loin, conjoncturellement, à débloquer bien des impasses dans lesquelles la rationalité, creusant sans cesse, pouvait se retrouver embourbée ou bloquée : quelle extraordinaire audace intuitive ne fallut-il pas aux explorateurs de la relativité et aux laboureurs des champs quantiques pour s’extraire des impasses où le classicisme newtonien, poussé dans ses derniers retranchements, avait confiné la physique de la fin du XIXe siècle ! Des points de rencontre subsistent donc toujours qui, à défaut d’être obligés, permettent à la littérature et à la science de se retrouver, voire, à défaut de mélanger les genres, ce dont il ne peut être question (cela ferait pour le moins… mauvais genre !), de se comparer, de se jauger, et, pourquoi pas, de s’acoquiner. Cette confrontation des sciences et de la littérature, de la littérature et des sciences, est bien dans l’esprit de l’interdisciplinarité perdue au milieu du sigle de l’association qui édite notre revue ! Elle est aussi une manière de rappeler que le neuf peut surgir d’alliages imprévus avec ces mots cernant des concepts, avec ces images enchantant notre langage – à moins que les mots soient ceux qui tissent les fictions, et les images celles qui sous-tendent les modèles scientifiques : les interactions ne sont décidément pas à sens unique. Encore nous fallait-il, dans cette perspective, éviter un écueil, celui sur lequel bute une certaine littérature qui se contente de cultiver paradoxes et énoncés déconcertants, sans arriver à s’emparer de la substance des idées réellement nouvelles que les sciences contemporaines ont engendrées, de sorte que le croisement est raté. La mécanique quantique fait l’objet d’une exploitation privilégiée dans cette veine spécieuse, sur base d’un sophisme qu’un logicien plus que débutant déconstruirait sans aucune difficulté : « les physiciens nous disent que la mécanique quantique est incapable de nous apprendre quoi que ce soit sur la réalité du monde (notamment parce qu’elle ne nous permet même pas de dire où se trouve une particule à un instant donné) ; or, je suis tout autant incapable d’expliquer tel phénomène difficile à comprendre (au choix, le désir sexuel, la liberté de conscience, la capacité de résister à la maladie, l’efficacité de telle thérapie…, biffez la mention inutile) ; c’est donc que le phénomène en question est quantique » – emballez, c’est pesé ! Cet enchaînement vertigineux n’a même pas besoin d’exporter là où ils n’ont pas cours, à l’échelle macroscopique, celle du monde sensible, les paradoxes dont la physique quantique est incontestablement riche au niveau subatomique : le monde est appréhendé à travers une vision (est-ce celle d’un certain post-modernisme ?) dont la seule cohérence repose sur l’affirmation de l’incapacité à le comprendre – tout est ou peut être son contraire, tout ce qui est matériel peut être ou devenir immatériel, et inversement. Il n’en reste pas moins, ce piège évité, que certains artistes sont fascinés par l’avancée des sciences, qui inspire leur démarche. Parfois très consciemment, lorsque ces avancées accompagnent le processus de création, en amont de l’accouchement, allant même jusqu’à le motiver. D’autres fois ces rapprochements sont le fait d’analystes, qui les découvrent a posteriori, en aval, en repérant des parallèles entre une œuvre et les idées scientifiques qui baignent son époque. La fascination qu’exerce la science sur les artistes s’exprime elle-même de façon polymorphe : elle nourrit les ouvrages de science-fiction, par définition et donc sans surprise, mais aussi l’exploration épistémologique des…