Dans l’Autre Simenon Patrick Roegiers convoque la figure de Christian Simenon, frère de l’écrivain Georges Simenon, pour éclairer à la fois les circonstances d’une époque noire, la Deuxième Guerre mondiale, et un pan méconnu de la vie de l’écrivain belge, lui-même non dénué de zones d’ombre. Une question demeure : la fiction arrive-t-elle vraiment à se déployer sur ce fond de réalité historique ?
Dans l’Autre Simenon Patrick Roegiers convoque la figure de Christian Simenon, frère de l’écrivain Georges Simenon, pour éclairer à la fois les circonstances d’une époque noire, la Deuxième Guerre mondiale, et un pan méconnu de la vie de l’écrivain belge, lui-même non dénué de zones d’ombre. Une question demeure :…
Georges Simenon et Jean Cocteau, une amitié jouant à cache-cache
Personne n’ignore que Georges Simenon , presque toute son existence durant, est resté en marge des milieux littéraires et même, d’une manière plus générale, des milieux qualifiés d’intellectuels, bien que quelques-uns de ses amis s’appellent Marcel Achard, Marcel Pagnol, Jean Renoir, Francis Carco, Maurice Garçon, Henry Miller ou encore, après le XIIIe festival de Cannes dont il a été le président du jury en 1960, Federico Fellini. Personne n’ignore non plus qu’en raison de cette attitude, sans doute prise à contrecœur mais de plein gré, l’institution littéraire a mis de longues années avant de se pencher sérieusement sur l’œuvre immense de l’écrivain liégeois. Avec les multiples manifestations commémorant en 2003 le centenaire de sa naissance, la parution de nombreux ouvrages critiques et biographiques ainsi que l’édition de vingt et un de ses romans dans deux copieux volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade », ce temps n’est plus – et tout se passe désormais comme si Simenon était un classique primordial de la littérature du XXe siècle. À cet égard, le consensus dont il fait aujourd’hui l’objet dans les médias est des plus révélateurs. Il y a quelques années encore, il aurait été inimaginable. Je viens de mentionner Marcel Achard, Marcel Pagnol, Jean Renoir, Francis Carco, Maurice Garçon, Henry Miller et Federico Fellini parmi les relations les plus célèbres de Simenon, je devrais ajouter Jean Cocteau. Les deux hommes se sont connus au début des années 1920, après que Simenon s’est installé en France avec sa jeune femme, Régine Renchon. Dans sa dictée Vent du nord, vent du sud (1976), Simenon consacre quelques pages à la vie parisienne de l’époque et, en particulier, à Montparnasse en train de devenir « le centre du monde » avec, précise-t-il, « ses artistes venus des quatre coins d’Europe et même des États-Unis ». Il y est question, pêle-mêle, de la mode à la garçonne 1 , sur le modèle du best-seller de Victor Margueritte, du charleston, du black-bottom, du fox-trot, de gigolos professionnels, du Café du Dôme, de La Boule blanche, de La Coupole « qui était alors aussi peu bourgeois que possible 2 », du Jockey « où l’on pouvait à peine remuer les jambes tant on était pressés les uns contre les autres »... « Le cabaret le plus moderne, rapporte Simenon, s’appelait Le Bœuf sur le toit et on y rencontrait Cocteau avec son inséparable Radiguet 3 ... » Que le futur auteur des Maigret ait fait la connaissance du futur cinéaste du Sang d’un poète dans le Paris insoucieux des années 1920 et, selon toute probabilité, dans ce fameux cabaret immortalisé par l’entraînante musique de Darius Milhaud, rue Boissy-d’Anglas, cela semble une certitude. Il paraît assez improbable en revanche que Simenon y ait rencontré Cocteau en compagnie de Radiguet, vu que ce dernier est mort en décembre 1923 et qu’en 1923, justement, Simenon se trouvait le plus souvent à Paray-le-Frésil dans l’Allier, exerçant les fonctions de secrétaire auprès du marquis Raymond d’Estutt de Tracy, riche propriétaire, entre autres, de maisons et de châteaux, de vignobles et du journal nivernais Paris-Centre. En réalité, ce n’est qu’à partir de mars 1924 que les Simenon vont bel et bien se mêler de près à la vie parisienne – lui, le petit Sim, se mettant à écrire sans relâche des contes légers et des romans populaires sous une quinzaine de pseudonymes ; elle Régine, affectueusement surnommée Tigy, n’arrêtant pas de dessiner, de peindre et de fréquenter le milieu des artistes, à Montmartre et à Montparnasse : Kisling, Foujita, Soutine, Vlaminck, Colin, Derain, Vertès, Van Dongen, les dadaïstes puis les premiers surréalistes... Le Georges Simenon d’alors n’a pas grand-chose à voir avec l’homme comblé et fortuné dont l’image s’est répandue dans le grand public après la Seconde Guerre mondiale (et que Simenon lui-même, sans conteste, a contribué à répandre), rien à voir avec le gentleman farmer comme retranché dans les campagnes du Connecticut, le châtelain d’Échandens sur les hauteurs de Lausanne, le maître de la forteresse d’Épalinges, le romancier de langue française le plus traduit sur les cinq continents et le plus choyé par les cinéastes 4 . C’est une sorte de bellâtre de vingt et un ans à peine, un tantinet hâbleur, bravache et frivole – et comme au Café du Dôme, à La Boule blanche ou, sur la rive droite, au Bœuf sur le toit, on ne sait trop à quoi il occupe ses journées ni comment il parvient à subvenir à ses besoins, on ne voit en lui que le beau chevalier servant de Madame Tigy, artiste peintre 5 ... Il suffit du reste d’examiner les différentes photos réalisées à l’époque pour s’en convaincre : sur la plupart d’entre elles, Simenon est tout sourire, l’air de n’avoir aucun état d’âme ou l’air de fomenter un innocent canular. Autant dire que ce Simenon-là est le type même du mondain. Si ce n’est, pour utiliser une expression plus prosaïque, le type même du joyeux fêtard. Tigy en est parfaitement consciente et quand, en octobre ou en novembre 1925, son bonhomme de mari et l’ardente, l’impétueuse, Joséphine Baker s’éprennent l’un de l’autre, elle ne peut hélas que se résigner. Et voilà donc qu’entre lui et Cocteau se nouent des relations amicales – et elles sont d’autant plus franches que Cocteau adore, lui aussi, les mondanités et se comporte très volontiers, au cours de ces années 1920, comme un prince frivole. Et de là à ce que ses écrits soient de la même manière taxés de frivoles... « La frivolité caractérise toute son œuvre, remarque ainsi le toujours pertinent Pascal Pia, dans un article sur les débuts du poète. Même quand il se donne des airs de gravité, même quand il se prétend abîmé de douleur, ses accents restent ceux d’un enfant gâté, qui agace plus qu’il n’apitoie. On ne saurait l’imaginer en proie à un chagrin dont il eût négligé la mise en scène 6 . » Dans ses livres autobiographiques – un gigantesque corpus de vingt-cinq volumes –, Simenon cite une quinzaine de fois le nom de Cocteau. Ce n’est pas rien, quoique l’écrivain français récoltant le plus de références directes soit André Gide avec lequel, on le sait, Simenon a longtemps correspondu mais qui n’a jamais été un de ses amis, au sens où on entend d’ordinaire ce terme 7 . À quelques exceptions près, les évocations de Cocteau sont toutes fort anecdotiques et, en général, assez convenues et des plus aimables, notamment pour dire qu’ils se voyaient fréquemment à Cannes, au bar du Carlton ou ailleurs, à l’époque des festivals, quand ils séjournaient tous les deux à la Côte d’Azur, Simenon après son retour des États-Unis, en 1955, et Cocteau chez Francine et Alec Weisweiller (villa Santo-Sospir à Saint-Jean-Cap-Ferrat 8 ). C’est du genre « mon vieil ami » – une formule qui revient souvent dans sa bouche et à laquelle il a pareillement recours presque toutes les fois qu’il parle par exemple de Fellini, de Pagnol ou encore de Chaplin. Voire de n’importe quel illustre personnage. Mais, entre deux observations anodines ou entre deux menus propos à bâtons rompus, on relève de loin en loin des phrases qui ne manquent pas d’intérêt. Dans La Main dans la main (1978), Simenon constate ainsi à quel point certains hommes célèbres racontent toujours les mêmes histoires avec, dit-il, « la même intonation de voix » et « les mêmes gestes ». Et après avoir fait allusion à Sacha Guitry répétant « à l’infini » plus ou moins les mêmes blagues à ses interlocuteurs, il enchaîne sur cette confidence, un peu dans le registre de la remarque piquante de Pascal Pia : « Un autre, dont je crois que je peux parler aussi et que j’ai connu pendant de longues années, qui passait pour un enfant espiègle lançant des feux d’artifice, Jean Cocteau, m’avouait qu’avant d’aller dans le monde, comme on disait…
Deux fils rouges de la littérature maghrébine en langue française
Le foisonnement de la littérature maghrébine est tel qu’on pourrait parler des littératures maghrébines, mais c’est une vaste question que nous n’aborderons pas. Néanmoins, on est tenté d’ordonner quelque peu cette masse et cette diversité. Ainsi, certains critiques ont choisi l’axe du temps et observé une évolution au fil des générations. Ils distinguent ceux qui, à l’époque coloniale déjà, ont choisi le français comme langue d’expression littéraire ; puis ceux qui ont participé à l’indépendance de leur pays ; ensuite, les résistants ou les dissidents qui ont contesté l’ordre imposé par des régimes dictatoriaux et les émigrés ouverts au métissage ; enfin, les enfants des révolutions qui ont ébranlé les potentats et tentent d’établir un ordre nouveau fondé sur la démocratie. Sans contester la pertinence de cette approche, nous aimerions montrer que, dès ses origines et par-delà les différences générationnelles, la littérature maghrébine de langue française trouve une forme d’unité dans la présence significative de deux figures mythiques : Œdipe et Shéhérazade. Celles-ci, confrontées au problème de la violence, lui apportent des réponses différentes : Œdipe ne peut éviter l’affrontement meurtrier ; Shéhérazade, avec patience, au cours de mille et une nuits, par la parole, le récit et la culture, transforme le face-à-face en échange amoureux. Cette approche se focalise sur la problématique des rapports familiaux. De plus, la référence aux Mille et une nuits soulève la question (dans le domaine culturel et religieux) de l’interprétation – qui nous semble capitale à l’heure où se pose de manière urgente la question herméneutique XX . En effet, les récits de la conteuse de Bagdad ont un sens crypté : ils évoquent des situations d’injustice qui amènent le sultan à modifier ses comportements machistes, à ne pas rester, comme Œdipe, dans la voie de la violence, mais à évoluer vers la sagesse. Nombre d’œuvres, et parmi les plus connues et les plus fortes, laissent paraître – parfois en filigrane – des frères de Laïos, d’Œdipe et de Chahriar, ou des sœurs de Jocaste, de Shéhérazade et de Dinarzade. Le but du parcours – qu’ils atteignent ou non – est l’individuation XX que l’être humain (spécialement l’artiste) recherche. Leur cheminement se déroule dans une société où s’exerce l’autorité patriarcale. Certes, celle-ci est actuellement fissurée et en mutation, comme le montre bien la saga d’Alice Zeniter, L’art de perdre, dans laquelle le père, le fils et la petite-fille ont une conception très différente de l’autorité. Cela complexifie encore l’image de la relation œdipienne dans la littérature maghrébine. La référence à Œdipe et à Shéhérazade signale une fidélité à la tradition, mais elle manifeste aussi une grande créativité dans la réécriture. Elle atteste une posture d’écrivain(e)s engagé(e)s, voulant faire évoluer l’homme et la société. Car, même si, parmi les auteurs maghrébins, on compte nombre de stylistes, on ne trouve guère de purs esthètes. L’importance des questions sociétales les a sommés de prendre parti. Comme Shéhérazade, ils mettent leur art au service de grandes causes. Œdipe La référence à Œdipe apparaît dans des œuvres dénonçant le pouvoir sous toutes ses formes : au sein de la famille, du système colonial, de l’économie, de la politique, de la société, de la culture, de la religion, de l’armée – que celle-ci soit d’occupation ou de libération. L’affrontement du fils avec le père ressurgit quand l’intellectuel maghrébin fréquente la société coloniale ou le milieu littéraire parisien, comme le professeur d’archéologie tunisien du Pharaon, le narrateur du Monde à côté, le jeune pharmacien de Ce que le jour doit à la nuit. La coupure douloureuse du cordon ombilical par rapport à la mère patrie a été nécessaire à ceux qui ont voulu garder leur liberté de parole, comme Dib, Memmi, Chraïbi, Ben Jelloun, Mimoni, Khadra, Yacine, Laroui. Qu’ils situent leurs récits en Algérie (Le serment des barbares), au Maroc (Les tribulations du dernier des Sijilmassi), en Tunisie (Le Pharaon), en Afghanistan (Les hirondelles de Kaboul, Bilqis), en Irak (Les sirènes de Bagdad), en Angleterre (La femme la plus riche du Yorkshire), à Paris (Combien veux-tu m’épouser ?, De quel amour blessé, La réclusion solitaire, Gare du Nord), à Lyon (Le gone de Chaâba), à Bruxelles (L’insoumise de la porte de Flandre) ; qu’ils traitent du patriarcat (La répudiation, Le passé simple, La civilisation, ma mère !… ), de la condition de la femme (Ombre sultane, Jeux de rubans, Questions à mon pays), de l’immigration (Les boucs, Topographie idéale pour une agression caractérisée), de la radicalisation (Héros anonymes), du terrorisme (Tuez-les tous, Héros anonymes, Khalil) ; qu’ils écrivent des autobiographies plus ou moins romancées (La trilogie Algérie, La statue de sel, Ce que le jour doit à la nuit, Le rouge du tarbouche, L’écrivain), des romans de formation (Une année chez les Français, Le fils du pauvre), des ouvrages plus objectifs (Jours de Kabylie) ou, au contraire, des récits aux allures de fables ou de contes (Une peine à vivre) ; qu’ils adoptent un point de vue psychologique, voire psychanalytique (L’enfant de sable, L’escargot entêté, La nuit sacrée, Meursault, contre-enquête), sociologique, voire anthropologique (Les Bédouins du Polder) ; qu’ils manient l’humour (La Mecque Phuket) ou restent dans le tragique (Au commencement était la mer) ; qu’ils soient des polars (Une enquête au pays, Qu’attendent les singes, L’attentat), qu’ils flirtent avec le fantastique (La vieille dame du riad) ou la science-fiction (2084. La fin du monde), d’innombrables auteurs maghrébins abordent l’individuation en se référant au mythe d’Œdipe. Cela caractérise les littératures algérienne, marocaine, tunisienne, mais aussi celle qui est née sous la plume des immigrés. Le meurtre du père L’assassinat du géniteur est parfois simplement voulu ou fantasmé, comme dans Le passé simple. Il peut être également symbolique : dans Jour de silence à Tanger, un vieil homme s’éteint parce que ses enfants l’abandonnent. L’assassinat du Maréchalissime, parangon du père, est le thème d’Une peine à vivre. Beaucoup de livres de Laroui sont hantés par le spectre de Hassan II. De manière générale, et spécialement dans Les tribulations du dernier des Sigilmassi, Laroui, dont le père est mort en prison, dénonce les exactions policières et militaires ainsi que le pouvoir du Makhzen. Ce thème revient dans Le jardin des pleurs de Mohamed Nedali où une jeune fille giflée indûment par un policier ne peut obtenir réparation. Le constat par le fils de la déchéance paternelle équivaut à un meurtre, dans Ce que le jour doit à la nuit. La descente aux enfers du père commence quand ses récoltes sont brûlées par le caïd, figure paternelle mortifère. Elle se poursuit quand il se met à boire et abandonne son fils à son frère. Elle s’achève quand son fils le voit ivre, expulsé d’un bar. Au pays présente une autre forme de parricide : le père, après avoir travaillé en Europe, construit au Maroc une vaste maison pour accueillir toute sa famille, mais personne ne répond à ses invitations et il se laisse mourir. Le meurtre du fils L’infanticide, réel dans Le passé simple, est souvent symbolique. Nombre de fils sont détruits psychologiquement par leur géniteur, comme dans La répudiation ou Timimoun. C’est également à une sorte de meurtre qu’équivaut, dans L’écrivain et dans La rose de Blida, l’enrôlement du fils par le père dans l’armée. L’enfant est retiré à sa famille, séparé de sa mère et contrarié dans sa vocation d’écrivain. Heureusement, il fait preuve de résilience, comme le jeune paysan Medhi, interne au lycée Lyautey dans Une année chez les Français. Mais, dans l’un…