Le Collectionneur de soupirs commence par une transgression, un soir de deuil. Le matin, le narrateur a enterré sa mère. Le soir, il a rendez-vous avec des prostituées de luxe ou de bas étage dans une sorte de défi au temps qui passe et à ses morts. Des morts qu’il collectionne comme il collectionne les soupirs orgasmiques des amours tarifés, entre sperme et cyprine. Parmi ses disparus, son père omniprésent et sa passion pour les disques et livres classiques afin de se donner l’illusion de faire entrer « la grande culture » dans ses murs, mais aussi pour les trompe-la-mort oubliés de la Formule 1 de l’entre-deux-guerres. On notera au passage que l’auteur, Philippe Lambert, a publié précédemment un essai intitulé Pilotes de Formule 1 – L’épreuve…
Il ne peut l’écrire tout de go, il doit s’y reprendre à trois fois (et autant de chapitres)…
Originaire de Namur et Bruxellois d’adoption, Edgar Kosma (nom de plume de Benoît Dupont) est un auteur multiple qui met notamment en lumière – et le plus souvent par l’absurde – les servitudes, les travers ou les drôleries de la vie au quotidien. À ce romancier, cofondateur des éditions Onlit, mais aussi scénariste de BD, on doit la série des Le Belge où il professe entre autres spéculations éclairantes (dans Le Belge parle aux Français ) que Le Belge est grosso modo comme un Français. Mais en plus belge . Voilà qui est dit. Dans son dernier roman Là où ça fait mal , Kosma, inspiré par deux faits-divers sanguinolents et par le sparadrap au bout du doigt d’un(e) proche, mêle l’onirisme et l’absurde à mi-chemin entre Kafka et Topor avec une louchette du Vian de L’écume des jours . Le narrateur est employé dans une grande boîte avec tout ce que cela comporte : la routine débilitante, la machine à café, le chef aux humeurs de dogue, le collègue casse-pied, voisin de bureau auquel il est enchaîné comme le sont deux galériens au banc de nage. C’est dans ce contexte de vie exaltant que s’inscrivent des rêves pour le moins étranges, initiés par les propos intrusifs du collègue en question (sorte de catalyseur ou de détonateur antipathique des fantasmes et obsessions du narrateur) ou par des rencontres fortuites (le plus souvent avec des femmes énigmatiques) et qui se concluent sur une réalité plus étrange encore. En effet, à chaque fois le déroulement des tribulations rêvées met en scène un des doigts du rêveur dont il en vient à constater la disparition lorsqu’il se réveille auprès d’une énigmatique Marie-Claire endormie à ses côtés et dont on apprendra qu’il est divorcé depuis cinq ans…Pour commencer, c’est un annulaire qu’il perd alors qu’il tentait d’en retirer une bague de mariage, inexistante pour lui, mais bien présente pour son collègue. Le constat au réveil est troublant : « Point de sang ni de cicatrice. Juste un trou béant au milieu de ma main moite ». Même jeu avec huit autres doigts disparus lors d’une visite à l’éléphant du zoo, d’un débouchage de bouteille, d’un coinçage dans la porte des toilettes… et de quelques autres épisodes oniriques improbables, parfois dangereusement affectés par la mécanique infirmante des inclusions érotiques et toujours conclu sur le même constat de carence et sur la même antienne répétée comme un refrain de ballade. Détail navrant : au dixième et dernier épisode de cette hécatombe digitale, ce n’est pas le dernier doigt qui passe à la trappe, mais bien le pénis du narrateur au terme d’une soirée très chaude partagée avec une inconnue et dont il a a oublié l’issue.Le lecteur comptant sur ses propres doigts s’avisera qu’il en reste tout de même un à cet infirme chimérique. En fait, un auriculaire utile sans doute pour se gratter la tête et tenter de saisir les intentions profondes de l’auteur. Mais est-ce bien nécessaire ? C’est toute la richesse de l’absurde créatif que d’ouvrir quantité de portes dans l’édifice des possibles et de nous offrir ainsi le loisir d’ajuster nos propres fantasmes aux élucubrations qu’on nous propose. Jusqu’à intervertir, par exemple, le rêve et la réalité et, d’une certaine façon, lire le livre à l’envers. Et considérer les amputations comme l’exaltation onirique des menus faits réels de la vie quotidienne et des angoisses qu’ils peuvent susciter. Ou s’agit-il de fantasmer dans cette « métamorphose » par défaut, les frustrations d’une vie sans relief, incarnée par le voisinage et la tyrannie ordinaire du collègue aux mains moites ? Évoque-t-on plus simplement l’érosion que l’existence impose aux sentiments, à l’amour, au corps… ? Ou peut-on voir la clé de voûte de cette « dé-construction » dans la présence récurrente mais aussi discrète que l’absence ou la disparition d’une belle endormie nommée Marie-Claire ?Rien de tout cela, nous dira peut-être l’auteur. Tant pis : au moins aura-t-on pu se divertir de son humour de situation et profiter de ce précieux parcours de santé sur les pistes subversives et toujours enrichissantes d’un imaginaire en liberté. Ghislain…