Hors-la-ville, la trame unie des jours et des nuits fait songer à la mer. Sans commencement ni fin, elle accepte pour seule cadence les pulsations de l’obscurité ou de la lumière, et celles aussi d’un spacieux murmure qui rejoint les eaux du silence. Mais il arrive parfois qu’en certains moments désignés par les mains secrètes du destin, éclate la fleur d’un éclair, d’un cri ou d’un événement. Le temps semble alors s’arrêter, cédant la place au désordre des choses et des hommes frappés par l’insolite.
L’autre semaine, la paix de mon village fut ainsi troublée. Des fermiers du coin avaient acquis une belle vache enceinte qu’on leur avait amenée tard dans la soirée. Ils l’avaient aussitôt jointe à leur troupeau qui passait la nuit dans un pré au centre duquel se creusait un puisard. Le lendemain, à l’aube, la fermière découvrit avec horreur que la vache, dépaysée par ces lieux inconnus, était tombée au fond du puisard en s’y rompant le cou. Des fenêtres…
Autrice de La Vache
Au cœur des guerres, un roman monde de Claudio Magris
À Trieste, un homme , jamais nommé, décide de créer un musée de la guerre, afin, pense-t-il, de préserver la paix. Il collecte et amasse tout un matériel d’origines diverses: tanks, mitrailleuses, canons, fusils, mais aussi armes blanches venues de contrées lointaines et uniformes variés. Le tout s’entasse dans un hangar. Ce «il» mystérieux récolte aussi des inscriptions, des traces, des graffitis, qu’il copie dans des carnets. Un jour, un incendie détruit le hangar, notre homme y perd la vie et ses carnets brûlent. Mais le projet ne disparaît pas. Une jeune femme, Luisa Brooks, fille d’un pilote afro-américain et d’une Juive triestine, lui succède et le musée prend forme. De salle en salle, nous assistons à la mise en place méthodique de toutes les panoplies guerrières, à travers siècles et continents. Et à partir d’une arme, sophistiquée ou rudimentaire, naissent une foule de récits, où le collectif croise l’individuel. L’épopée des conquistadors, les Caraïbes à feu et à sang, la traite des noirs, le massacre des Indiens, la résistance en Tchécoslovaquie et enfin Trieste. Trieste où en avril 1945, s’affrontent, dans une incroyable confusion, nazis, titistes, communistes italiens, fascistes dans un combat final. Mais qu’était Trieste pendant la guerre? Et qu’est-il advenu de l’importante communauté juive? Et où est morte Deborah, la grand-mère de Luisa? Une seule réponse: la Rizerie de San Sabba. Dans une ancienne usine où l’on décortiquait le riz, les Allemands ont installé un camp de concentration géré par les SS. Une chambre à gaz artisanale, des fours crématoires, rien n’y manquait. Mais qui le sait encore en Italie? C’est là que fut assassinée la grand-mère de Luisa, comme des milliers de détenus, antifascistes, juifs, exterminés à domicile, ou envoyés à l’Est, pour une mort plus industrielle. Sur les murs de la Rizerie, figuraient les griffonnages des détenus: des noms, non pas des assassins, mais des personnages plus flous, aux profils incertains: délateurs, complices. Puis la chaux est passée par-là, plus de traces. Sauf dans quelques carnets du concepteur du musée, qui s’était mis en tête de retrouver ces seconds couteaux, et le mot est de circonstance. Des pages précises, quasi scientifiques, qui n’omettent aucun détail des objets exposés, des topographies exotiques, une litanie de noms de tribus indiennes, des descriptions savantes de plantes et d’insectes, des images saisissantes, comme cet amoncellement de cactus chez un botaniste tchèque dans Prague occupée, car les plantes aussi peuvent être des armes, et puis les langues: serbo-croate, tchèque, anglais, créole, espagnol, envahissent les pages, et parfois un shlimazel surgit, donc le yiddish aussi… Et tout cela fait style, une écriture rigoureuse ou torrentielle, colorée, chatoyante. Mais que nous dit Magris? Qu’exprime-t-il? Une réflexion amère et inquiète sur un monde où certains protagonistes gardent leur ambiguïté, alors que d’autres se recyclent en d’honnêtes commerçants et où les infamies se dissolvent dans les relations mondaines. Figure majeure des lettres italiennes, Claudio Magris incarne une voix singulière, encore mitteleuropéenne, écho de Trieste, ville plurielle, mythique et extraordinaire terreau littéraire. © Tessa Parzenczewski, 2018 Classé sans suite, roman de Claudio Magris, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard coll. "L’Arpenteur" domaine italien, 472…