La Vache

Hors-la-ville, la trame unie des jours et des nuits fait songer à la mer. Sans commencement ni fin, elle accepte pour seule cadence les pulsations de l’obscurité ou de la lumière, et celles aussi d’un spacieux murmure qui rejoint les eaux du silence. Mais il arrive parfois qu’en certains moments désignés par les mains secrètes du destin, éclate la fleur d’un éclair, d’un cri ou d’un événement. Le temps semble alors s’arrêter, cédant la place au désordre des choses et des hommes frappés par l’insolite.
L’autre semaine, la paix de mon village fut ainsi troublée. Des fermiers du coin avaient acquis une belle vache enceinte qu’on leur avait amenée tard dans la soirée. Ils l’avaient aussitôt jointe à leur troupeau qui passait la nuit dans un pré au centre duquel se creusait un puisard. Le lendemain, à l’aube, la fermière découvrit avec horreur que la vache, dépaysée par ces lieux inconnus, était tombée au fond du puisard en s’y rompant le cou. Des fenêtres…

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À PROPOS DE L'AUTRICE
Dominique Rolin

Autrice de La Vache

Dominique Rolin naît à Bruxelles, rue Saint-Georges, le 22 mai 1913. Fils d'un magistrat belge, son père, Jean Rolin, est directeur de la Bibliothèque du ministère de la Justice. Sa mère, fille de l'écrivain naturaliste français Léon Cladel, est professeur de diction. Rapidement ce couple s'avère aussi invivable que remarquable, sombrant dans une violence dont l'œuvre de la fille aînée explorera, avec passion et rigueur, les soubassements et les effets. Cette saisie du drame familial par éclairages successifs et variés est déjà au cœur tant des premiers récits, publiés dans Le Flambeau et Cassandre, que d'un roman refusé par Gallimard en 1939 et détruit ensuite par la romancière. C'est en 1942, au plus sombre de la guerre et en plein enfer privé que Dominique Rolin produit son premier chef-d'œuvre, salué avec ferveur par Max Jacob et Jean Cocteau. Publié par Denoël, roman à la fois onirique et d'une précision cruelle, Les Marais invente un lieu (une maison à l'orée de la forêt) et un groupe familial déchiré, éléments qui feront l'objet d'un étrange étoilement à travers les trente-sept volumes que Dominique Rolin a signés jusqu'à ce jour. En 1946, elle quitte la Belgique et s'installe définitivement en France. Elle collabore en tant qu'illustratrice aux Nouvelles littéraires à Paris, où elle rencontre le dessinateur et sculpteur Bernard Milleret qu'elle épouse en 1955. Milleret meurt le 12 mars 1957. Ce choc produira, trois ans plus tard, un superbe roman : Le Lit, porté à l'écran en 1982 par la réalisatrice Marion Hänsel. En 1958, elle est élue membre du jury du prix Fémina et rencontre l'écrivain qui, dans ses romans futurs, s'appellera Jim. histoire de cette relation exceptionnelle sera racontée, avec force et délicatesse, dans Trente ans d'amour fou (1988) et dans Le Jardin d'agrément (1994). Son engagement aux côtés des protagonistes du Nouveau Roman, à partir des années soixante, est à l'origine de sa révolte contre le caractère sclérosé du prix Fémina. Une vive polémique dans la presse aboutira à son exclusion, en 1964, ce qui ne l'empêchera pas, par la suite, de devenir membre d'autres jurys littéraires prestigieux (le prix Valery Larbaud, le prix Rossel). Le 11 juin 1988, Dominique Rolin est élue à l'Académie royale de langue et de littérature françaises où elle succède à Marguerite Yourcenar. Souvent déconcertante, mais d'une cohérence exemplaire, l'œuvre romanesque de Dominique Rolin connaît quatre phases essentielles. La première, qui va des Marais jusqu'aux Deux sœurs (1946), nous présente des romans dans lesquels s'opère une transposition romantique du drame familial : le décor est nordique, la perplexité flamboyante et les noms des personnages ont tous une résonance germanique sinon flamande; ensuite, après le départ à Paris, le ton change : un réalisme apparemment plus français prédomine, les personnages de L'Ombre suit le corps, Souffle (1952, prix Fémina) ou d'Artémis portent des noms qui n'ont plus rien d'exotique, leur milieu social varie, mais le noyau familial et ses radiations restent souvent les mêmes. Dans la période cruciale qui suit 1960, marquée par le bouleversement de la conception et de la technique romanesques sous l'influence des expériences en cours à Paris (Tel Quel et le Nouveau Roman), Dominique Rolin retrouve sa mémoire propre, tout en la fragmentant au fil d'une écriture constamment présente à elle-même (La Maison la forêt, Maintenant, Le Corps, Les Éclairs…), allant ainsi jusqu'à inscrire son nom et celui des siens dans la texture même de ces magnifiques romans d'avant-naissance et d'outre-tombe que sont L'Infini chez soi (1980), Le Gâteau des morts (1982) et La Voyageuse (1984). Ayant de ce fait subverti le pacte autobiographique traditionnel, Dominique Rolin poursuit un voyage romanesque très singulier au cours duquel des fictions vraies (tels Trente ans d'amour fou ou Le Jardin d'agrément) redistribuent et transfigurent à nouveau les récits de sa mémoire, en les mêlant à des versions imagées, possibles. Pareille stratégie permet à la romancière de s'éloigner quelquefois du registre autobiographique (L'Enfant-roi, Vingt chambres d'hôtel), d'écrire de superbes essais (Un convoi d'or dans le vacarme du temps), de noter ses rêves avec une étonnante franchise (Train de rêves) ou d'inventer un somptueux monologue intérieur du peintre Pieter Breughel récapitulant sa vie et ses combats d'artiste (L'Enragé). Il convient d'ailleurs de souligner le rôle primordial joué par la peinture, principalement vénitienne et flamande, dans cet univers romanesque. Au cœur de plusieurs textes, des tableaux de Guardi, de Van der Weyden ou de Vermeer déclenchent des mises en scène très particulières d'un amalgame de souvenirs et de projections. Enfin, la superposition d'un chef-d'œuvre de Breughel et de la mort du père de la romancière a produit un des livres les plus forts de Dominique Rolin : Dulle Griet (1977). En 1994, elle publie Le Jardin d'agrément, roman où se produit une chose étrange et inédite : la rencontre à Paris, dans une sorte de collision-annulation des temps, entre, d'une part, Dominique enfant devenue jeune fille puis jeune femme et, d'autre part, la Dominique âgée qui écrit. C'est bien entendu cette rencontre détonante qui fait que l'autobiographie, ou même l'autofiction, se voient à nouveau troublées ou détournées. Quant à l'absence d'indications de temps dans les intitulés des chapitres de ce roman, elle augure d'une nouvelle simultanéité des temps, plus rassérénée, laquelle enveloppera les cinq brefs romans qui achèvent la quatrième phase de l'œuvre : L'Accoudoir (1996), La Rénovation (1998), Journal amoureux (2000), Le Futur immédiat (2002) et Lettre à Lise (2003). Elle a conservé pour la Belgique un attachement profond. Souvenirs de jeunesse et de voyages tissent dans son œuvre une toile de fond où se retrouvent notamment la ville d'Ostende ou Bruges la vive (1990). Dans ce dernier ouvrage, elle insuffle à la cité que Rodenbach voyait morte une densité et une présence que lui confère la mémoire des paysages, de l'art et des traditions. Les brumes de la mer du Nord accompagnent ses visions intérieures… Ainsi les métamorphoses d'un style riche et précis, de même que l'extrême mobilité dans une approche presque physique de la mémoire et de l'imaginaire, marquent une œuvre à la mesure d'un siècle intimement vécu dans ses horreurs et ses merveilles. Nous confrontant sans cesse à une vision abrupte et sensuelle du corps humain, de son engendrement et de son langage, Dominique Rolin vient incarner au mieux le propos d'Auguste Rodin, le grand sculpteur français dont Judith Cladel, tante de la romancière, fut très proche : «Il n'y a réellement ni beau style, ni beau dessin, ni belle couleur : il n'y a qu'une seule beauté, celle de la vérité qui se révèle.»


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Marcel Thiry, une poétique dans la guerre? (in Vues d'ailleurs)

En mars 2016, l’Ambassade de Belgique à Kiev a commémoré le centième anniversaire du corps expéditionnaire belge (les ACM), venu prêter main-forte aux armées du Tsar. Celui-ci comptait, en son sein, un jeune soldat qui deviendrait, après la guerre, une des figures majeures des lettres belges et francophones du XXe siècle : Marcel Thiry. À l’occasion de cette commémoration, le poète Lucien Noullez a été invité à évoquer, en une conférence que Le Carnet reproduit ci-dessous, la figure de Marcel Thiry, dont le premier livre en prose Passage à Kiev a été traduit, cette année, par un spécialiste ukrainien de notre littérature : Dmitri Tchistiak.                                                                                              * Une sorte d’effroi m’étreint , à évoquer Marcel Thiry, ici même, à Kiev, cent ans après qu’il y est passé, cinquante ans après qu’il en a rendu compte dans une série d’articles destinés au journal Le Soir, à Bruxelles, et cinquante-six ans après qu’il a brièvement évoqué ce périple, au sein d’une collection de souvenirs, dans un numéro d’hommage de la revue Marginales, en 1963. Ce texte, intitulé Falaises était, à cette époque et de son propre aveu, la seule autobiographie de sa main. Il ne savait pas encore, en écrivant Falaises, qu’il publierait son récit de guerre dans Le Soir, ni que cela deviendrait un livre. Mais il précise : « les mémoires, ni le roman autobiographique ne sauraient aller si loin dans la restitution de l’expérience intime que le récit parfaitement fictif en apparence et qui sait éviter tout rapprochement visible avec la vie de l’auteur. » Bigre ! Il y a là de quoi me faire trembler. Et nous faire trembler tous ! Car, pour notre auteur, la réalité ne semble pas donnée. Passant par Kiev, on dirait que seule la fiction narrative, ou l’évocation poétique, puissent assumer, dans son chef, la réalité de ce passage. Une sorte d’effroi m’étreint, donc. Êtes-vous bien là ? Suis-je bien ici ; sommes-nous vraiment réels, avant d’avoir transposé notre commune expérience dans la chair d’une fiction ou dans le corps d’un poème ? Si c’est probablement l’honneur de la littérature de faire échec au temps, ou, à tout le moins, comme le disait Charles Du Bos, de jouer, en regard de l’inexorable chute d’eau qui est la métaphore du temps, les « fonctions de l’hydraulique », alors, Marcel Thiry compte bien, comme je le pense, parmi les plus grands écrivains du XXe siècle. Sans fin, son immense anamnèse le ramène aux tâtonnements de la vie présente. Et sans fin, également, sa rêverie à l’imparfait alimente la vie réelle de ses lecteurs. Dans tout ce temps qui passe, la prose et les vers de Marcel Thiry décantent des moments fabuleux. Fabuleux, non parce qu’ils seraient magnifiques en eux-mêmes, mais fabuleux, uniquement, parce que l’écrivain les retient. Comment ai-je pu, moi qui suis né à Bruxelles en 1957, et qui n’ai jamais fait que de très évasifs voyages, accompagner ses pas dans les boues galiciennes d’automne, en 1916 ? Simplement parce que Thiry décrit merveilleusement cette boue, lui donne comme un halo de légende, et la rend donc présente, même pour un lecteur qui relit Voie lactée, cent ans après les faits : « La boue galicienne n’était pas une boue comme celle des autres fronts de la guerre, mais des fleuves de vase, une marée de fange. À travers toute la steppe russe c’est un limon d’Asie à marbrures grasses qu’elle prolongeait jusqu’ici et qu’elle poussait vers le pied des Carpates. En lente force, elle s’épandait comme dilatée par de lointaines inondations de Ganges, ou comme si les Brahmapoutres avaient étalé à travers Indes et toundras leurs crues épaisses. » Qui, parmi nous qui le lisons, irait vérifier la splendeur du vocable « Brahmapoutre » dans l’évocation de la gadoue galicienne ? Qui chercherait des poux à Marcel Thiry, en vérifiant si les coulées de boue qu’il décrit trouvent bien leur source dans un « limon d’Asie » ? La boue galicienne nous convainc, simplement parce qu’elle est décrite avec des termes qui nous sont autant étrangers qu’à lui-même. Mais la rigueur du style et de la langue suffisent. De cette boue, même si nous n’en savons rien, nous éprouvons l’étrangeté et le mystère... L’œuvre de Marcel Thiry compte, explicitement, trois livres en prose dédiés à son périple avec les ACM. Passage à Kiev, désormais traduit en ukrainien, est un ouvrage de jeunesse – ce qui ne signifie pas une œuvre négligeable – et c’est un bonheur, pour l’admirateur de l’écrivain que je suis, de saluer sa traduction en ukrainien. J’en appellerais d’autres de mes vœux. Car Thiry n’a jamais cessé de revenir sur cette expérience fondatrice. Pour lui, à l’instar de la boue remuante dont nous venons d’évoquer la présence dans Voie lactée, la guerre fut – et cela le distingue des « poilus » coincés sur le front – une sorte d’initiation au mouvement, au voyage, à l’aventure... c’est-à-dire aux rêveries de toute jeunesse, de tous les temps. D’une certaine façon, aussi affreuses que furent les boucheries auxquelles il assista, aussi précaires que furent les conditions de vie et de ravitaillement du corps expéditionnaire belge, aussi douloureuse fut la perspective de perdre son frère Oscar – Oscar était son ainé et son initiateur en littérature, et Oscar fut laissé pour mort, frappé à la tête par un éclat d’obus, mais il revint de ses blessures diminué, au point de devoir abandonner toute velléité d’écriture ! D’une certaine façon, malgré les turpitudes, la boue, le froid, la totale incompréhension de ce qui se jouait dans la Russie d’alors entre les Bolchéviks et les armées fidèles au Tsar, malgré le mal de mer, la fatigue, le mal du pays, les orteils gelés et la misère sexuelle, Marcel Thiry semble ne jamais sombrer dans le malheur, dans le désespoir ou dans la dépression. Lorsqu’en 1966, cinquante ans plus tard, il publie une relation suivie de tout cela, il note bien, dans la Préface : « À ce reproche de parler gaiement de la guerre, à ce reproche de servir le fléau en racontant non sans allégresse comment on le traversa, je ne puis répondre qu’une chose : c’était ainsi. Nous étions gais, au fond, malgré des périodes misérables, malgré l’éloignement des nôtres et de tout, malgré le risque. Certes, d’avoir vu tomber des frères creusait en nous de profondes et inguérissables blessures. Mais une force vitale nous redressait et nous entrainait de nouveau sur le rythme de cette étrange joie. » Engagé en 1915, à dix-huit ans, Marcel Thiry fait le tour du monde, mais il écrit, dans son poème le plus célèbre et le plus célébré, publié en 1924 : "Toi qui pâlis au nom de Vancouver", qu’il ne s’agit que d’un « banal voyage ». Tout cela tient ensemble : à la fois la joie incoercible, la découverte de la féminité troublante, qu’il évoque également dans la même préface : « Et ce sont les rencontres féminines, note-t-il, et la découverte de ce que cette langue mystérieuse pouvait prendre de caressante musicalité sous un de ces timbres de contralto comme il s’en trouve là-bas d’incomparables. » La joie, la femme et la paradoxale banalité de l’expérience trouvent peut-être leur lien dans la nature même des années d’apprentissage. La jeunesse est un songe, où tout ce qui advient, et surtout l’imprévu et l’improbable, semble couler de source, aller de soi. 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