Auteur de La Lecture
La liberté du lecteur a quelque chose de désarmant, justement parce qu’elle est illimitée, inconditionnelle. Partant de deux tableaux d’Henri Fantin-Latour ayant pour titres La Lecture et réalisés respectivement en 1870 et 1877, Jan Baetens poursuit, dans ce nouveau recueil, son questionnement sur les liens qui unissent, de manière parfois souterraine, le texte et l’image. On pourrait dire d’ailleurs que ces correspondances sont envisagées ici selon un triple dialogue puisqu’aux textes inspirés par les tableaux du peintre grenoblois né en 1836 viennent se greffer les photographies de Milan Chlumsky qui ouvrent et ferment le volume. Une construction tridimensionnelle cohérente et exigeante, comme toujours chez Baetens, et qui permet cet échange décuplé entre…
Il vient à deux amies l’idée de titiller leur talent d’écrivain bien connu au fil d’une balade en train. Ensemble ou séparément, peu importe. Elles s’appellent Colette Nys-Mazure et Françoise Lison-Leroy. On n’essaiera pas d’identifier l’une ou l’autre à travers ces textes alors qu’elles ont décidé de les partager de façon anonyme. Échange de sang en quelque sorte… Si l’on doutait de la mobilité du projet, les photos d’Iris Van Dorpe, troisième Hennuyère de ce « complot », l’attestent avec des photos dont les cadrages et les flous artistiques évoquent tant le regard échappé par les étranges lucarnes du train que la fuite des paysages et l’allure du convoi. Ce qui en fait des compositions presque abstraites en même temps qu’un heureux raccroc à la réalité du voyage, dans un album raffiné et bien aéré. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de tourisme au sens traditionnel, mais d’un tourisme intérieur, d’une descente en soi. Celle que le rythme ferroviaire obsessionnel et l’environnement humain – richement aléatoire – peuvent susciter et encourager. Doubles vues à plus d’un titre… Des thèmes méditatifs sont esquissés. Comme « Habiter l’enfance » ou « Déjouer les pièges »… Sans doute est-ce la vue d’une petite fille qui en rappelle une autre : celle qui disait parler aux oiseaux ou pouvait s’enchanter du cul blanc des lapins qui détalent. Et qui suscite aussi constat et supplique : « La vie lui va. Faites qu’aucune bourrasque ne déchire cet étendard au vent ». Et ce petit garçon aperçu dans la prairie, enfoncé dans sa lecture : « Cow-boy, Petit Prince, Justicier ? »Ainsi va le livre, accrochant au passage l’un ou l’autre regard sur le trajet, sur une gare, sur les autres passagers, éveillant des fantasmes ou des souvenirs de lieux visités, de moments forts, d’émotions vécues, à Ostende avec Permeke en toile de fond, sur la Semois, dans la foule urbaine ou dans n’importe quel ailleurs. Des tranches et des scènes de vie, de la vie des autres ou de soi-même. Et c’est peut-être aussi une vie tout entière qui se condense dans ses lignes de force, dans ses aspirations, dans ses regrets aussi. Avec, toujours en discret filigrane, les pensées et les consignes que l’on s’est dictées ou les constats qui s’imposent au fil du voyage : « Rien à perdre », « Tomber sans bruit », « Traquer l’inconnu » etc. Et toujours et encore les souvenirs de l’enfance qui s’obstinent à remonter à la surface des rêveries. Et le beau souci de l’écriture… « Écrire, se taire autrement »… « Dire quoi ? Ce qui bout et fermente, chante et hurle en chacun. […] Creuser en soi-même/ Te rejoindre là où tu existes au plus juste/ Accroître la vie. »Tout les voyages ont une fin, mais peuvent aussi, une fois la porte franchie se « Poursuivre demain »… « Très loin, les convois déversent leur incroyable marchandise. Petits êtres feuillus, serrés comme en bibliothèque. Ils se détachent et filent vers les maisons./ Là quelqu’un les entrouvre ».Ce qui fait surtout le charme de cet album, de cette invitation au voyage, c’est précisément le désordre, la confiance faite à la désorganisation du mental et du ressenti happés par cette randonnée à la fois bien réelle et toujours transcendée.Avec cette question posée au dos du livre : « Où vont les images quand le convoi s’immobilise ? Elles demeurent dans les yeux des passagers, puis filent en douce vers le cahier d’écriture ». Ghislain COTTON Françoise Lison-Leroy et Colette Nys-Mazure ont pris le train, la route et le large. Scènes…
L’enfance n’est pas qu’une période de notre existence. Elle constitue surtout cette inépuisable réserve…
Mon jardin des plantes : poèmes et photographies
Jan BAETENS et Marie-Françoise PLISSART , Mon jardin des plantes : poèmes et photographies , Impressions nouvelles, 2024, 136 p., 18 € / ePub : 7,99 € , ISBN :978-2-39070-145-3 Jan Baetens (1957) est l’auteur de vingt recueils de poésie, dont récemment Après, depuis (2021, prix Maurice Carême de poésie 2023 ) et Tant et tant (2022). Styles et thèmes de ses livres varient mais leur point de départ est toujours le même : la vie quotidienne repensée par l’art et la littérature. Auteur de nombreuses études sur les rapports entre textes et images, dont Le roman-photo (avec Clémentine Mélois) ou Adaptation et bande dessinée : éloge de la fidélité , dans son essai Illustrer Proust , il présentait et discutait les réponses successives données depuis plus d’un siècle par les artistes et leurs éditeurs au désir et à la difficulté d’illustrer Proust. Il a publié le remix d’une collection privée de ciné-romans-photos, Une fille comme toi (2020) et un essai contre l’oralisation de la poésie : À voix haute. Poésie et lecture publique (2016). Marie-Françoise Plissart (1954) est l’une des figures majeures de la photographie belge. Comme Baetens, elle s’est intéressée très tôt aux rapports entre un texte et une image, réalisant avec Benoît Peeters le livre Correspondance (Yellow Now, 1981), début d’une bibliographie abondante. Photographe free-lance depuis 1987, elle a réalisé de nombreux travaux dans de multiples domaines tels que l’architecture, le théâtre, le portrait et l’illustration. Ses photographies ont été notamment exposées à Bruxelles, Liège, Paris, Genève, Amsterdam, La Haye, Rotterdam, Berlin et Vienne. Elle est aussi une vidéaste captivée par l’exploration du tissu urbain et par ses transformations. Texte et image entretiennent une relation complexe, souvent de dépendance, sauf dans le cas où sa polysémie et celle du poème se superposent en échos infiniment répercutés et ouverts , comme dans l’effet-miroir. Mon jardin des plantes : poèmes et photographies est une composition photo-textuelle à quatre mains avec pour thèmes l’eau et l’arbre et une approche des coïncidences des contraires, qui culmine dans le magnifique effet-miroir de la photo du Parc royal de Bruxelles (M.F. Plissart, 2011). Ce concept de l’effet-miroir est présent dans toute l’anthropologie culturelle et symbolique : il nous met en présence d’une perception, d’une imagination ou d’une croyance en une surexistence par rapport au monde donné, qui n’est ni un irréel ni un délire. Une conscience d’un mode spécifique s’y fait jour, celui d’une apparition ou d’une épiphanie, sous forme de synchronicités, de dévoilements, de rencontres avec un au-delà du visible. Ce non visible ouvre sur l’expérience du sacré, en tant que celui-ci fait surgir dans notre sensibilité ou nos représentations un plan d’inaccessibilité ; on ne peut l’instrumentaliser, il est un inter-dit. Comment rendre compte de ces catégories si souvent associées, d’invisible, de secret et de sacré ? Comment permettent-elles de structurer et de comprendre une part d’ombre de notre expérience du monde et des autres ? L’art est une voie d’accès à cette sur-réalité : Johannes Vermeer, « Vue de Delft »Soustraire sans rien perdre, pour la beauté du geste, puis additionner en vue de la sainte multiplication, chaque chose à sa place, puis proliférant jusqu’à occuper une autre place dans l’eau,qui l’amène à d’autres négoces et trafics encore. Converti en brique et azur, le nombre d’or Garde ses droits, unissant pour mieux régner. Le livre est composé de sept « chapitres » : les poèmes et les photographies offrent une relation de miroir, non d’illustration. L’eau a toujours été l’un des éléments les plus efficaces pour équilibrer le corps et l’âme : elle est le signe d’un éveil spirituel, permettant de lâcher prise. L’arbre est un symbole de vie et de verticalité incarnant le caractère cyclique de l’évolution cosmique. Tous deux offrent une dialectique entre permanence et métamorphose. Ainsi au fil des poèmes, le lecteur est invité à considérer le proche et le lointain, le connu et l’inconnu, le quotidien et l’indéfinissable, le simple et le complexe, motifs qui se déclinent aussi par miroitements en ceux du voyage, de la perte des repères, des relations inattendues entre topos et tempus, nature et culture, à la recherche de l’unité originelle :[…] Lentement le sens se dépouille des mots qui l’emportent, Elle dit que le jardin se fait son havre. […] Enfin la main qui crée l’objet qu’elle touche, Qui aide à défaire sans peur l’articulation du monde, À ne plus nous lamenter que les choses parlent à notre place. L’amour du trivial est figure…