Écrire sans contraintes avec autant de photos ou de documents possibles, ne pas être assujettis à un nombre de caractères ou à un format, c’est possiblement une promesse de la presse numérique et des revues web. Comment ces revues ont-elles vu le jour ? Comment fonctionnent-elles ? Qui les font ? Y a-t-il un revers de la médaille, le web est-il vraiment un paradis ? Blogs, sites, agendas en ligne, sites d’artistes, l’information web est protéiforme. Alors comment se repérer sur la toile et trouver le chemin qui mène à l’information ? Puisque, paradoxalement, ce n’est pas parce qu’elle est en ligne, qu’elle est accessible.
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La filiation papier et web La corrélation directe entre le web…
Bernard Debroux : Dans Métaphysique du bonheur réel XX , vous citez plusieurs fois cette phrase de Saint-Just, « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Par association d’idée, elle m’a ramené à un des spectacles les plus marquants dans mon souvenir de spectateur, 1789 du théâtre du Soleil, découvert en 1969 (!) et dont le sous-titre était une autre phrase de Saint-Just : « La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur ». Dans ce même livre vous proposez une distinction entre différents types de vérité et les différentes formes de bonheur qui y sont liées : le plaisir pour l’art, la joie pour l’amour, la béatitude pour la science et l’enthousiasme pour la politique. Dans mon expérience de spectateur, il me semble que la réception de 1789 mêlait ces différents états : du plaisir bien sûr, mais aussi de l’enthousiasme ! Alain Badiou : Si l’on parle de ce spectacle en particulier, il est évidemment inséparable de l’enthousiasme flottant de l’époque toute entière, surgi en 1968. On allait de l’enthousiasme politique au théâtre et du théâtre à l’enthousiasme. Au théâtre, il y a une capacité singulière pour le spectateur qui consiste à transformer sa réception en quelque chose comme un bonheur, le bonheur du spectateur qui va faire l’éloge du spectacle à partir d’éléments qui peuvent être au contraire sinistres, tragiques, effrayants etc. C’est en ce sens que je dis que le théâtre reste dans le registre de l’art. Il y a un bonheur singulier qui est lié, non pas à ce qui est, mentionné, représenté mais au théâtre lui-même, le théâtre en tant qu’art. Dans le spectacle que vous évoquez, je suis d’accord avec vous, il y avait à la fois le bonheur du théâtre et l’enthousiasme qui vous mobilisait subjectivement pour changer le monde… B. D. : …et de la joie aussi … A. B. : Aussi, oui. B. D. : Peut-être pas la béatitude que procure la découverte scientifique! A. B. : Oh, sait-on ? Voyez la pièce de Brecht sur Galilée ! La singularité du théâtre est peut-être de produire un affect affirmatif avec des données qui, du point de vue de leur apparence ou de leur évidence, ne le sont pas du tout. J’ai toujours trouvé extraordinaire que les spectacles les plus effrayants, ceux dont on devrait sortir anéantis, arrivent à prendre au théâtre une espèce de grandeur suspecte qui fait qu’on sort de là illuminé, en un certain sens, par des crimes et d’infernales trahisons. B.D. : Les pièces de Shakespeare en sont un exemple frappant… A. B. : C’est la question paradoxale du plaisir de la tragédie. Aristote a tenté d’en donner une explication. Il a dit qu’au fond, nos mauvais instincts se trouvaient purifiés parce qu’ils étaient symbolisés sur la scène, et ainsi comme expulsés de notre âme. Il appelait ça « catharsis », purification. Nous sommes heureux au théâtre parce que nous sommes déchargés, par le spectacle réel, de ce qui empoisonne notre subjectivité. Le théâtre est une machine assez complexe. Il est toujours immergé dans son temps, donc il est traversé par les affects dominants du temps. C’est pour cela qu’il y a un théâtre dépressif ou un théâtre de l’absurde ou un théâtre épique etc. Mais d’un autre côté, quand il est réussi, quand il a la grandeur de l’art, il crée un affect qui est fondamentalement celui de la satisfaction, quelle que soit sa couleur, avec des matériaux on ne peut plus disparates. B. D. : En prolongement de cette réflexion, je voudrais faire référence à cette même époque (de l’après 68) et à mes débuts de travail dans l’action culturelle où j’aimais éclairer le sens de cette action en m’appuyant sur les concepts développés par Lucien Goldmann XX et repris à Lucacz de « conscience réelle » et « conscience possible ». C’était une idée très positive, très affirmative (qu’on peut bien sûr interroger et critiquer différemment avec le recul) qui supposait que l’art, la création, les interventions culturelles et artistiques pouvaient bousculer les habitudes sclérosées et produire du changement… Pourrait-on mettre en lien ces concepts et ces pratiques avec ce que vous appelez le « théâtre des possibles » que vous mettez en opposition avec le théâtre « théâtre » qui est dans la reproduction d’un certain réel édulcoré et où rien ne se passe…? A. B. : Je pense que le grand théâtre propose toujours une espèce d’éclaircie à la pesanteur du réel, éclaircie qui reste dans l’ordre du possible, et donc fait appel chez le spectateur à un type de conscience qu’il ne connaît pas immédiatement, qui n’est donc pas sa conscience réelle. Le théâtre joue en effet sur cette « possibilité ». Antoine Vitez répétait souvent que « le théâtre servait à éclairer l’inextricable vie ». L’inextricable vie, c’était le système d’engluement de la conscience réelle dans des possibilités disparates, des choix impossibles, des continuités médiocres. Le théâtre fait un tri, dispose tout cela en figures qui se disputent ou qui s’opposent, et ce travail restitue des possibilités dont le spectateur, au départ, n’avait pas conscience. Le problème est de savoir à quelles conditions cette conscience possible peut se fixer, se déployer, en dehors de la magie théâtrale. Y a-t-il réellement une éclaircie de l’inextricable vie ou simplement une petite parenthèse lumineuse ? C’est la question que vous posez : quelle est exactement la ressource d’efficacité du théâtre de ce point de vue ? Est-ce une capacité de transformation « réelle »? Est-ce que le passage de la conscience réelle à la conscience possible est lui-même réel ou simplement possible ? Je crois que lorsqu’on sort d’un spectacle, on demeure comme suspendu à cette difficulté… * B. D. : Le théâtre européen a été fortement influencé à partir des années 1970 et 1980 par l’irruption des sciences humaines dans l’espace social. A côté du metteur en scène on a vu apparaître le « dramaturge » au sens allemand. Celui-ci a pu même être considéré à un certain moment comme le « gardien » du sens. Le théâtre est un univers de signes (texte, jeu de l’acteur, scénographie, lumières, costumes) où tout fait sens. On entendait souvent lors de répétitions dire à l’acteur : « là, ce que tu fais, c’est juste ». Paradoxalement, je me souviens d’avoir assisté à des répétitions de pièces mises en scène par Benno Besson (qui avait pourtant travaillé de longue années avec Brecht à Berlin) encourager l’acteur en lui disant : « là, ce que tu fais, c’est beau ». A. B. : Je serai assez tenté d’admirer les deux approches et d’être dans une synthèse prudente afin d’éviter le choix. D’une certaine façon quand on disait « c’est juste », on emploie un mot qui est, soit du registre de l’exactitude, soit du registre de la norme. Juste est un mot équivoque. On peut en effet aussi bien dire : « Le résultat de cette addition est juste ». Le mot « juste » tire vers justice ou tire vers exact. Il est au milieu des deux. Je pense aussi que lorsqu’on disait « c’est juste » dans un contexte sournoisement politisé, c’était parce qu’on préférait dire juste que beau. Dire « c’est beau » était considéré comme trop intemporel… Les deux appréciations peuvent en vérité apparaître chez le metteur en scène à des moments et dans des contextes différents. « Juste » va tirer du côté de la conscience possible, de la fonction éducative du théâtre. « Beau », c’est autre chose, c’est le sentiment qu’on peut avoir d’être dans une lumière singulière, une éclaircie visible. « Beau » est une qualité intrinsèque de ce qui se voit, de ce qui apparaît, de ce…
Le théâtre contemporain au crible de l’analyse politique (Scène)
Théâtre dans la mondialisation : communauté et utopie sur les scènes contemporaines par Nancy Delhalle aux Presses universitaires de Lyon, coll. « Théâtre et société », 2017, 214 p. Nancy Delhalle est professeure en études théâtrales à l’Université de Liège, où elle a créé le Centre d’études et de recherches sur le théâtre dans l’espace social. * L’essai part du travail de quatre metteurs en scène représentatifs de la scène théâtrale contemporaine dominante, que ce soit en termes de fréquentation des publics, de moyens alloués ou de visibilité. Les théâtres de Roméo Castellucci , Pippo Delbono , Jan Lauwers et Jan Fabre sont analysés en lien avec les contextes de production, de création et de réception dans lesquels ils baignent. Ce qui est en jeu dans cet ouvrage n’est pas la critique d’un point de vue artistique, qui a déjà fait l’objet d’autres ouvrages concernant ces « stars », mais bien ce que véhicule ce « théâtre de l’image » ou « théâtre post-dramatique » selon les termes de Hans-Thies Lehmann XX . Un théâtre qui refuse l’idée de la représentation pour lui substituer la notion de présence et d’images immédiates, qui s’éloigne de la tradition classique du drame et de la narration, qui mélange les médias sans qu’aucun d’entre eux ne soient plus « dominants », qui substitue la figure du metteur en scène à celui d’écrivain de plateau. * Même si les quatre artistes sont bien distincts, ils déclarent chacun proposer un art qui refuse l’idéologie et s’ancre dans une recherche de la vérité et de la beauté. Les quatre metteurs en scène/écrivains de plateau sont des figures fortes, charismatiques, passionnées et “en marge”, ayant une idée précise de ce qu’ils veulent susciter – notons également qu’il s’agit de quatre hommes. Leurs spectacles divisent : à l’image des réactions de spectateurices au festival d’Avignon 2005, dont l’artiste associé était Jan Fabre, il semble qu’en majorité, on adore ou on déteste XX . Autre point commun : même s’ils font référence à des particularismes nationaux ou régionaux (l’importance de la Flandre pour Lauwers et Fabre, de l’Italie pour Delbono et Castellucci), ces théâtres sont souvent créés pour et dans des contextes internationaux. Le langage n’étant plus forcément au centre, ils sont aisément traduisibles, voire sur-titrables, et existent parfois dans plusieurs versions (anglaise, française et néerlandaise par exemple). Nancy Delhalle part des conditions de production propres à un contexte particulier – la mondialisation et le manque d’investissement national dans la création théâtrale –, pour ensuite analyser les œuvres artistiques proprement dites. Partant de leur construction, elle repère les messages qui les sous-tendent. Car même si les metteurs en scène disent refuser toute idéologie, leur théâtre véhicule bien une idée, un sens. L’analyse fait donc sans cesse des allers-retours entre production-création-réception, mettant en évidence très finement comment les images transmises créent des utopies et des communautés, mais véhiculent aussi une vision de l’individu et de la vérité. * C’est pour cette raison que son essai m’a paru particulièrement intéressant. Bien que parfois aride, car suivant des codes d’écriture académiques – justifications constantes par rapport à des ouvrages précédents, notes de bas de page à foison, contextualisation, développement, conclusion reprenant point par point les arguments évoqués –, et très référencé – si vous n’avez aucune idée de ce qu’est le théâtre post-dramatique ou de qui sont les quatre metteurs en scène évoqués, l’essai devient compliqué à suivre –, je trouve que ce genre d’analyse est essentiel et manque souvent à la culture. Nous vivons une époque culturelle paradoxale. Les théâtres sont investis d’une mission sociale et politique, garante de la démocratie, de la « citoyenneté », du « tissu social », du « vivre-ensemble » XX . Mais parallèlement à cette fonction symbolique dont ils semblent a priori investis, ils dépendent de subventions publiques presque à cent pour cent. Ils ont donc le rôle étrange de dénoncer et de remettre en question l’institution de laquelle ils dépendent. De plus, comme je l’ai dit, cette mission sociale et politique est un a priori que peu de critiques remettent en question. Le théâtre subventionné contemporain est présenté comme un art de la communauté, qui soude, qui dénonce, point. Nancy Delhalle, en analysant des œuvres dominantes du champ théâtral, les replace objectivement dans leur contexte politique. Elle dévoile ainsi que malgré leur singularité, qui fait aussi leur succès, elles sont une réponse au contexte de la mondialisation et du capitalisme sauvage. En effet, d’après l’autrice, nous vivons un moment de l’histoire durant lequel le rapport au temps et à l’espace s’est modifié ; les impératifs de réalisation de soi et d’efficacité priment et l’individualisme explose, ce qui génère des sentiments de dépression, de crainte, de repli sur soi. Fabre, Castellucci, Delbono et Lauwers proposent alors des spectacles dans lesquels : « Le spectateur est en effet amené à s’exempter de la contrainte sociale qui enjoint d’être créateur, voire entrepreneur de soi-même dans le cadre d’une société devenue source de prescriptions et d’exigences inédites. Soudain libéré de l’impératif de réalisation de soi tel qu’il s’est développé dans l’idéologie néolibérale, le spectateur prend acte d’une identité fondée sur les affects et les émotions. C’est ainsi une expérience inédite de soi, de l’espace et du temps qui s’accomplit. » XX * Ces théâtres transcendent en fait ce qui nous oppresse dans le contexte contemporain, ce qui explique en partie son succès. Il offre une expérience unique et forme une « communauté de spectateurices », ce qui provoque des réactions d’adhésion très fortes, des sentiments exacerbés de reconnaissance, des larmes, du réconfort. Sans dénier cette puissance des propositions artistiques, Nancy Delhalle analyse également le fait que ces œuvres qui refusent toute idéologie proposent malgré tout des utopies apolitiques. Elles sont en effet réconfortantes en partie parce qu’elles présentent des univers anhistoriques et sans contextes sociaux précis, ce qui permet de s’abstraire du monde ou de dénoncer des faits contemporains sans pointer de responsables. Le mal, la vérité, la beauté, le bien, semblent des concepts universels, présents de tout temps, que l’on peut atteindre par l’art ou les histoires. * Cette vision du monde me semble actuellement très présente sur les scènes contemporaines « politiques et citoyennes ». Il est en effet très populaire de dénoncer sans analyser ; de toucher à la beauté sans s’attaquer à ce qui la construit ; de présenter une idée universelle du vrai sans remettre en question la notion même d’universalité ou de vérité. Les metteurs en scène cités, qui disent créer dans une pure démarche artistique, sans s’inscrire dans un courant politique ni dans une revendication quelconque, s’inscrivent en fait parfaitement dans l’ère contemporaine. Sans doute sans le vouloir, ils répondent au néolibéralisme et à la mondialisation sans les ébranler le moins du monde. © Lisa Cogniaux, 2018, revue Karoo Notes 1. Hans-Thies Lehmann publie en 1999 l’ouvrage le Théâtre postdramatique, qui donne les grandes lignes esthétiques et idéologiques d’un “nouveau théâtre”, de plus en plus présent sur les scènes contemporaines, qui s’éloigne de la narration et déconstruit les codes dramatiques. 2. Nancy Delhalle, à l’instar d’autres auteurices, pointe le festival d’Avignon 2004 comme un festival de “rupture” avec une tradition théâtrale française, un moment clé qui a changé les paradigmes de production et de réception dans lesquels s’inscrivaient…