Jacques et moi, on a des morts en commun : Gilles Verlant, Michel Clair, Marc Morgan… Je m’arrête là, ça casse l’ambiance.
Jacques et moi, on a des amis en commun : Isabelle Wéry, Guy Clerbois, Marka… Je m’arrête là, la liste est longue, je vais en oublier.
Jacques et moi, on a des chanteurs en commun : Lio, Chamfort… Je m’arrête là, il écrit pour ceux que j’écoute.
Jacques et moi, on a un prénom en commun : Eric… Je m’arrête là, lisez cet article épatant de Michel Zumkir.
Éloge du génie – Vilhelm Hammershøi, Glenn Gould, Thomas Bernhard
Dès les premières pages de son Éloge du génie , Patrick Roegiers nous livre une définition très personnelle des génies (en tout cas dans le domaine artistique car ne sont pas abordé.e.s ceux ou celles issu.e.s du monde scientifique par exemple). À ses yeux, ils « ne sont pas de doux dingues, des individus anormaux, bizarres ou délirants (…) », mais « des êtres singuliers dans leur façon d’exister, de voir ou de raconter le monde, et de créer (ou de crier ?) . » S’intéresser à des artistes n’est pas une première pour Patrick Roegiers qui, rappelons-le, fut homme de théâtre à ses débuts. Son imposante bibliographie qui compte plus de cinquante titres, essais compris, mentionne de nombreux talents comme Fragonard, Simenon, Lewis Carroll, Diane Arbus, Topor, Lartigue, Magritte, Doisneau pour n’en citer que quelques-uns, sans oublier les recueils de textes L’œil vivant , L’œil multiple , L’œil complice et L’œil ouvert , consacrés à la photographie.Cette fois, il nous donne une vision singulière sur le parcours de trois artistes sur lesquels il porte un regard singulier, pour avoir côtoyé intérieurement leur œuvre. Un peintre, un musicien, un écrivain avec lesquels il entretient une relation intime : « Les trois créateurs qui font l’objet de ce livre n’ont pas été choisis par hasard. Je les admire et j’aime leur œuvre depuis longtemps. Vilhelm Hammershøi en peinture, Glenn Gould en musique et Thomas Bernhard en littérature ont consacré leur vie à leur art avec une exigence, une modernité et une audace incomparables. Leur personnalité n’est pas celle de chacun. Les manies, les obsessions, les phobies, qui vont parfois jusqu’à la folie, m’ont toujours fasciné. Les génies ne sont pas des excentriques, mais des excentrés. » Du peintre Hammershøi, né à Copenhague en 1864, Roegiers admire la peinture quasi domestique, reflet de la vie conjugale, en retrait du monde, dans un temps suspendu qui serait précisément celui du génie. Tout semble abordé en retenue : la présence humaine, celle de « l’épouse modèle », est réduite à l’essentiel, les teintes et les couleurs sont estompées.De Glenn Gould, Roegiers met en exergue le dernier concert, à Los Angeles, le 10 avril 1965, devant deux mille spectateurs alors que le génial pianiste préférait jouer pour lui-même, car « l’art implique de se retrancher du monde ». Il a 32 ans. Il ne fera plus que du studio pour les dix-huit ans qui lui reste à venir. « Sa vie est une énigme », écrit Roegiers en auscultant les manies assez extravagantes de l’artiste, des manies qui lui permettaient d’affronter son public dans une forme de combat au sommet. Des combats de légende.Avec Thomas Bernhard, Patrick Roegiers approfondit ce sentiment que les génies auraient de vivre en périphérie de l’existence commune. Pour y arriver, l’écrivain autrichien va construire, jusqu’à la perfection, un sentiment d’échec, enraciné dans des catastrophes de l’enfance. Son diagnostic sera sans appel : « Tout a été détruit en moi ». Misanthrope et provocateur, il cultive la haine des autres comme un révélateur de la haine de soi, qu’il va entretenir en haute solitude.Roegiers partage son admiration pour ces artistes hors du commun auscultant des chapitres de leur existence tourmentée avec érudition et attachement. On le sent proche d’eux. On ressent la tendresse lucide et fraternelle qu’il éprouve à leur égard. Et on sort de ce livre court mais dense avec une envie singulière de se confronter à ces œuvres nées d’un tumulte intérieur. Ou d’y retourner avec Roegiers…
Déjà en 1936, le régime nazi évacue des collections publiques les œuvres d’art « dégénéré ».…
Camp Est : journal d’une ethnologue dans une prison de Kanaky-Nouvelle-Calédonie
Ethnologue, écrivaine, autrice de La maison de l’âme (Editions Maelström, 2010), Chantal Deltenre livre dans Camp Est un journal de terrain qui évoque la mission d’observation ethnograhique en milieu carcéral dont elle a été chargée. Étrangère à la culture kanak, au monde calédonien et extérieure à l’institution pénitentiaire, elle côtoie durant un mois le « Camp Est » situé sur l’île de Nou, une prison de Nouméa dont elle décrit et analyse le fonctionnement, les cercles de violence physique, structurelle, sociale, symbolique, mais aussi les enjeux et l’impensé. Le récit est avant tout celui d’un dépaysement, d’un saut dans un monde doublement inconnu (culture kanak, monde mélanésien et espace carcéral), d’une attention à la dimension coloniale de l’institution pénitentiaire. Toujours placée sous la souveraineté de la République française, la Nouvelle-Calédonie a très tôt été conçue par la France coloniale comme une terre de bagnes sur laquelle expédier les détenus de droit commun ou politiques (quatre mille Communards, dont Louise Michel, furent transférés dans des pénitenciers calédoniens). Ce qui frappe Chantal Deltenre, ce sont les suicides des jeunes détenus, la composition de la population, à majorité kanak (90% de détenus kanak, presque toujours issus de quartiers défavorisés, de squats), la minorité de prisonniers caldoches, d’origine européenne, la crise identitaire, psychique que l’enfermement induit. L’ethnologue recueille les témoignages des différents acteurs, interroge l’écartèlement de ces jeunes entre une culture tribale dont ils sont coupés et un monde post-colonial dont les effets racialistes, la ségrégation identitaire, les ravages sociétaux sont prégnants. Prisme, miroir grossissant permettant de radiographier l’état de la société calédonienne actuelle, le Camp Est « placé sous la tutelle de l’État français » sert aussi de révélateur mettant en lumière les dysfonctionements, les conditions inhumaines de survie dans les prisons françaises (surpopulation, traitements humiliants et dégradants, absence d’une politique suffisante de prévention et de réinsertion sociale, logique sécuritaire et répressive créant des citoyens de seconde zone, stigmatisés…).Comme l’écrit Marie Salün dans sa postface : « Sentiment de vertige face au gouffre qui s’ouvre sous nos pieds, à l’heure de la construction programmée, d’ici 2027, de 15 000 places supplémentaires dans les prisons françaises. Puisse son texte faire réfléchir à la fuite en avant que constitue cette politique pénale ». Reconduisant les inégalités, produisant de la délinquance, la prison n’est-elle pas obsolète, en son principe ou dans les formes, dans la logique qu’elle adopte ? Au fil de son enquête quotidienne, Chantal Deltenre se heurte à un monde de détresses, de souffrances qui se traduisent par des actes d’automutilation, par des suicides de détenus. Elle relie la fonction politique des centres de détention, de la gestion des délits, l’utilisation de la main-d’œuvre pénale sous-payée à « l’histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie » qui « est précisément celle d’une succession d’enfermements », d’une destruction de la culture kanak. Chassées de leurs terres, spoliées, privées de droits politiques (jusqu’en 1946), les populations autochtones se voient parquées dans des réserves. Sans réduire la délinquance juvénile à une perte de repères, elle-même liée à la mise en crise du mode de vie clanique sous l’effet de la colonisation, Chantal Deltenre pointe les faisceaux étiologiques, les continuités entre l’espace carcéral des réserves et la fonction actuelle de la prison. Soulignant la décohésion sociale engendrée par le heurt d’une effroyable violence entre société indigène et modèle occidental, elle étudie, de l’intérieur, les modalités de contrôle social.Histoire de regards, de rencontres, d’empathie, ouvrage décisif, Camp Est ouvre la méthodologie ethnographique à l’expérience vécue que la chercheuse traverse, une expérience qui la modifie, qui infléchit son enquête, qui déporte les enjeux épistémologiques, les outils scientifiques vers un horizon politique et éthique subjectivement assumé. Véronique Bergen Plus d’information En 2016, Chantal Deltenre se voit confier une mission d’observation ethnographique par l’administration pénitentiaire française au « Camp Est », la prison de Nouméa en Nouvelle-Calédonie. Elle y est demeurée un mois. Étrangère à l’univers carcéral tout autant qu’au monde calédonien, elle en rapporte un récit qui plonge le lecteur de plain-pied dans un centre de détention directement hérité…