À propos du livre (début du Chapitre 1)
«Est-ce que nos livres, après tout, ne sont pas toujours faits des miettes de notre vie?» En posant la question comme il le fait, Lemonnier reconnaissait l’étroit rapport qui existe entre la propre expérience de l’écrivain et la matière de son oeuvre, les mille liens qui unissent celle-ci à celui-là.
Des quelque soixante-dix volumes qu’il a publiés, aucun mieux qu’Un mâle n’aiderait à montrer cette relation;…
Auteur de Histoire d'un livre : Un mâle de Camille Lemonnier
André BÉNIT , Légendes, intrigues et médisances autour des « archidupes » Charlotte de Saxe-Cobourg-Gotha, princesse de Belgique Maximilien de Habsbourg, archiduc d’Autriche Récits historique et fictionnel , Postface de Marc Quaghebeur, Peter Lang, 2020, 437 p., 62 € / ePub : 65.41 € , ISBN : 978-2-8076-1472-7Dans la brève histoire (moins de deux siècles) de la famille royale belge, les noms qui suscitent encore aujourd’hui le plus de controverses sont ceux de Léopold II et Léopold III, respectivement associés aux mains coupées du Congo ou à la main serrée d’Hitler. L’attention des hagiographes s’est aussi davantage concentrée sur les mâles couronnés, pour saisir les états d’âme de Léopold Ier à régner sur un peuple de « petits esprits », pour forger le mythe du « Roi- Chevalier » Albert Ier ou pour magnifier le doux sourire du « binamé » Baudouin. Il fallait une tragédie pour que soit sacralisée la Reine Astrid ou encore les qualités du dévouement ou du bon goût artistique, pour que prenne consistance la Reine Élisabeth… Mais à côté de ces figures forcément majeures et monopolistiques se ramifie tout un embranchement généalogique qui s’avère passionnant à explorer, où s’entrecroisent la grande et la petite histoire. Ainsi du couple atypique formé par la princesse belge Charlotte de Saxe-Cobourg-Gotha et l’archiduc autrichien Maximilien de Habsbourg. Si ces deux-là suscitèrent une littérature pléthorique – explicable par la fascination que leur trajectoire exerce ainsi que par l’intérêt des psychanalystes envers la composante de folie qui la caractérise – ils ont désormais trouvé en l’universitaire André Bénit leur meilleur raconteur .Il fallait en effet, pour traiter de leurs destinées commune et individuelles, un spécialiste des rapports entre histoire et fiction. Rien de surprenant dès lors à trouver, en exergue du volumineux ouvrage qu’il consacre à ce duo que l’on se plut à surnommer « les archidupes », pas moins de trois citations de Pierre Mertens, toutes extraites du roman Une paix royale , dont celle-ci : « Il appartient aux grandes nations d’écrire l’Histoire. Il revient aux petites de conter, çà et là, quelques fables dont la morale est secrète, autant que si elle s’était cachée longtemps derrière une porte ».Porté par une telle conviction, André Bénit déploie en alternance, dans chaque chapitre, la narration historique des faits et gestes, via les témoignages de contemporains, qu’il fait ensuite entrer en résonance avec leur écho fictionnel, pour aboutir à un moment de « réflexion » plus personnelle et métadiscursive, qui propose la synthèse des deux dimensions précédentes au libre examen du lecteur. Remarquable application d’une pensée dialectique, qui épouse et résout les complexités inhérentes à l’intelligence d’un propos éminemment complexe à débrouiller.Les écrivain(e)s Horace Van Offel, Robert Goffin, Marthe Bibesco, Juliette Benzoni ou Patrick Roegiers, les dramaturges Maurice Rostand ou Michèle Fabien, la poétesse Liliane Wouters, la Comtesse Hélène de Reinach Foussemagne, les historien(ne)s Alain Decaux, Michel de Grèce, Patrick Weber, Laurence Van Ypersele ou Dominique Paoli… Il suffit de consulter la bibliographie de l’ouvrage pour se rendre à l’évidence : ils et elles furent légion à s’emparer de la dramaturgie passionnelle qu’incarnèrent les mythiques « Max et Charlotte » et à tenter d’apporter leur éclairage sur les inépuisables questions qu’énumère Bénit en introduction : Qui était le père biologique de Maximilien ? Le mariage de Maximilien et de Charlotte fut-il d’amour ou d’intérêt ? Les époux eurent-ils une descendance ? Leur mariage fut-il seulement consommé ? Maximilien était-il homosexuel ou avait-il contracté une maladie vénérienne au Brésil ? Charlotte était-elle stérile ou trop étroite ? Eurent-ils, l’un et l’autre, des aventures extraconjugales ? Charlotte fut-elle empoisonnée au Mexique ? Que se passa-t-il réellement lors de ses entrevues avec Napoléon III en août 1866 et avec le Pape Pie IX le mois suivant ? De quand datent ses premiers troubles mentaux et quels en seraient les stimuli ? Quel fut le traitement qui lui fut infligé par la Cour de Vienne au cours de son séjour à Miramar, d’octobre 1866 à juillet 1867 ? Quels motifs, affectifs et/ou financiers, poussèrent son frère, le roi Léopold II, à la rapatrier en Belgique après l’exécution de son mari ? Maximilien fut-il victime d’une trahison à Queretaro ou organisa-t-il lui-même sa reddition ? Son comportement fut-il lâche ou chevaleresque après son arrestation par les hommes de Benito Juarez ? Charlotte était-elle vraiment folle ou feignait-elle la démence ?… André Bénit a conscience d’évoluer en permanence sur une très délicate ligne de crête, celle qui sépare la rigueur de la suggestivité, la vérité historique de la fiction romanesque – voire du mensonge. Son impeccable méthodologie critique nous convainc au final que les racontars, les médisances, le pathos surajouté, les interprétations les plus fumeuses, font partie intégrante de la réalité vécue par les personnages, et sont à la fois germe et fruit de chacun de leur acte, de chacune de leur parole. Un autre écrivain est convoqué pour étayer cet alliage irréfragable du réel et de l’imaginaire, et c’est Laurent Binet, qui constatait dans HHhH que : « pour que quoi que ce soit pénètre dans la mémoire, il faut d’abord le transformer en littérature. C’est moche mais c’est comme ça ».Outre par son sujet, qui…
Petit éloge de David Bowie. Le dandy absolu
Le 10 janvier 2016, quand est tombée la nouvelle du décès de David Bowie, des millions de personnes à travers le monde ont senti qu’elles perdaient un proche. Chacune d’entre elles avait son Bowie : le punk émacié ou le beau gosse stylé, le mâle à l’irrésistible regard vairon ou l’androgyne outrageusement maquillé, le rouquin flamboyant ou le blond aryanisé, le musicien ou l’acteur, la bête de scène ou la star de clip ; il y a les fans qui ne jurent que par Ziggy Stardust et voient advenir la corruption de leur idole avec le star system au mitan des années 70, ceux qui larmoient en entendant à la radio ses succès plus commerciaux sur lesquels ils se sont déhanchés, de Let’s dance à China girl , enfin ceux qui l’ont découvert sur le tard, alors qu’il était déjà un « classique ». Le philosophe Daniel Salvatore Schiffer voit, quant à lui, disparaître avec Bowie l’avatar absolu d’une figure esthétique à laquelle il a consacré de nombreuses et passionnantes recherches : le dandy. L’éloge posthume – petit par la taille, grand par l’expression – qu’il prononce vient clore, en toute logique, une trilogie entamée avec Lord Byron et poursuivie avec Oscar Wilde.Convoquant donc l’auteur du Portrait de Dorian Gray , mais aussi Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Nietzsche, puis tous les spécialistes de la question (Sollers, Onfray, Marie-Christine Natta, etc.), Schiffer situe Bowie dans une « phénoménologie du dandysme » aux manifestations plurielles. Au fil de chapitres qui tiennent autant de l’oraison funèbre vibrante que du Magnificat , l’auteur débusque dans chaque pose (à ne pas confondre avec « posture ») de Bowie la griffe dandy qui la caractérise : la tendance à vouloir transmuter une vie en œuvre d’art ; la multiplication des doubles et des masques ; la fascination envers le « troisième sexe » ; l’hédonisme transgressif ; l’exercice d’une lucidité confinant à l’héroïsme pour combattre la souffrance et s’autoriser à clamer au seuil du néant : « Mort, où est ta victoire ? » ; la sublimation en astre noir, en Blackstar se consumant d’une flamme inverse, pour l’éternité.Cet essai, bien que nourri d’éléments factuels et d’une connaissance imparable de la discographie de Bowie, n’a rien à voir avec ces sarcophages de papier que sont souvent les biographies. Certains s’irriteront du style déployé dans cet In memoriam , qu’ils jugeront emphatique, grandiloquent, d’une tapageuse démesure. Mais parle-t-on d’un dieu à demi-mots ? Schiffer ne s’est pas accaparé en opportuniste le masque mortuaire de son idole : il l’a rehaussé d’un nouveau fard et a précisé les contours des éclairs qui le zèbrent, pour le faire entrer dans la galerie des Dandys majuscules – ces éphémères qui ont conquis…