Se revendiquant à la fois de l’histoire du genre et de celle de la guerre, l’ouvrage « Femmes à Boches », d’Emmanuel Debruyne, professeur d’histoire contemporaine à l’UCL, examine une question audacieuse, dans sa formulation même : l’« occupation du corps féminin », en France et en Belgique, durant la Guerre 14-18. Quel est le contexte ? « Pendant quatre ans, la quasi-entièreté de la Belgique et de larges pans de dix départements français sont occupés par l’armée allemande » : ces territoires, découpés par l’ennemi en plusieurs zones disposant de leur administration, forment un large périmètre regroupant une dizaine de millions d’habitant-e-s.L’occupation…
Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique
Cartographier un genre, établir l’arbre généalogique d’une œuvre, retracer la trajectoire d’un écrivain, autant d’entreprises qui exigent déjà beaucoup de la part de qui s’y lance. Mais cerner un concept littéraire , voilà qui relève presque du tour de force, tant la matière à réflexion est trop fluente pour être véritablement appréhendée dans sa dynamique et saisie dans sa logique intrinsèque. Jean-Pierre Bertrand, professeur de sociologie de la littérature à l’Université de Liège, avait déjà signé, dans des ouvrages collaboratifs, de précieuses contributions à la compréhension de ses auteurs de prédilection (au premier rang desquels, Gide et Laforgue), des regroupements informels qu’il fréquente volontiers (les « romanciers célibataires », la nébuleuse « fin-de-siècle »), et plus généralement des formes littéraires au XIXe siècle, une question qui le passionne.Seul un Lecteur majuscule de ce pedigree-là pouvait donc prétendre s’attaquer à l’idée d’« invention » en littérature. Avant de circonscrire l’objet, il s’est tout d’abord agi de le confronter avec ses sœurs, amies ou ennemies. L’« imitation », l’« imagination », la « découverte » sont en effet autant de notions connexes qui, depuis le moyen-âge, entrent en percussion, voire en concurrence, avec l’« invention ». Jean-Pierre Bertrand dégage les spécificités terminologiques du vocable par un examen serré de son étymologie, mais davantage encore par un savant décryptage. Cette partie « épistémocritique », qui n’a au fond de rébarbative que sa désignation, permet à Jean-Pierre Bertrand de situer « l’invention » dans ses conditions d’émergence les plus propices (les temps de crise, faut-il s’en étonner ?) ; dans le continuum de la vision progressiste de l’histoire ; dans la sphère des discours circulant à son entour dès qu’elle apparaît ; enfin dans les polémiques qu’elle ne manque pas de susciter, à l’instar de tout bouleversement sociétal majeur.L’ambition première de l’ouvrage demeure cependant d’« étudier comment se pose la question de l’invention de la littérature au XIXe siècle, comment elle fait sens en regard de ce qu’on pourrait appeler l’ère moderne, l’idéologie de l’invention que véhicule le discours social. Pourquoi, autrement dit, s’est-on mis à inventer en littérature ? » En passant au second volet, où sont envisagés des cas précis, le lecteur est définitivement convaincu d’avoir affaire là à une réflexion majeure dans le paysage actuel de l’essayistique francophone.Jean-Pierre Bertrand a notamment cet immense mérite d’avoir su sortir de leur purgatoire des inventeurs certes connus mais restés dans l’ombre, occultés par des individualités autrement monopolistiques – les Lamartine ou les Hugo, qui, par leur création monstrueuse eurent beau jeu de s’accaparer les trouvailles modestement forgées par d’autres artisans. Ainsi de la Littérature et de la Critique… Qui eût pensé qu’en 2015 une voix s’élèverait pour réaffirmer que la maternité de la première était due à Madame de Staël, et la paternité de la seconde à Sainte-Beuve ? Jean-Pierre Bertrand a ce salubre culot. Allons bon, Madame de Staël ! Les frous-frous d’une robe à corset cintrant un joli nom à particule (celui d’un peintre aussi, non ?), et un texte aussi, à peine dénichable en bouquinerie, que personne n’a lu, sur l’Allemagne du Sturm und Drang … ; quant à Sainte-Beuve, ce n’est rien d’autre que le contre-Proust, le copain aigre et fielleux des Goncourt, à la rigueur, pour les érudits absolus, le chroniqueur de la clique rigoriste de Port-Royal.Les pages consacrées à ces deux figures, que la modernité aura transformées en clichés ambulants, sont des modèles, non pas de réhabilitation, mais de justice littéraire. Car nous devons bien à la belle Germaine, en la charnière et symbolique année 1800, d’avoir doté « la littérature d’une définition et d’un projet autonome, ce qui signifie qu’elle l’affranchit véritablement de la notion de Belles-Lettres pour l’ouvrir à un processus de qualification, de conceptualisation qui n’est redevable que d’elle-même ». On est loin du bas-bleu. Et nous devons à Charles Augustin – les dictionnaires attestent qu’il portait un prénom – d’avoir sacrifié ses vocations de poète et de romancier pour œuvrer, chaque lundi que lui fit le Bon Dieu, à la triple création d’« un modèle, une discipline et un métier ».Des chapitres plus amples encore détaillent les facteurs d’émergence et les implications des inventions qui scandèrent la modernité littéraire, du vers libre à l’écriture automatique en passant par le monologue intérieur. On laissera au lecteur le soin de les… découvrir,…
Indignation totale. Ce que notre addiction au scandale dit de nous
Fin limier des mythèmes contemporains, des tropismes des régimes de pensée, Laurent de Sutter démonte la boîte noire du scandale, repérant les mécanismes, les ingrédients qui le nourrissent, les ressources qu’il mobilise. La scène que Laurent de Sutter embrasse avec maestria est celle de notre monde saisi sous l’angle du réflexe de l’indignation qui règne en maître. Les titres des cinq chapitres (Et, Car, Donc, Mais, Ni) qui scandent cet essai d’une haute pyronoésie renvoient à la classe des conjonctions de coordination condensée dans la phrase mnémotechnique « Mais où est donc Ornicar ? » (Rappelons qu’ Ornicar est la revue du champ freudien). Délaissant les causes, le « pourquoi » de la propension à l’indignation au profit de son « comment », l’ouvrage analyse ce dont l’indignation est le symptôme, la structure de pensée sur laquelle elle s’appuie. À rebours de l’opinion consensuelle selon laquelle le scandale est affaire de passions, d’affects épidermiques, Laurent de Sutter y lit le surgeon d’une raison butant sur son impasse. Dès lors qu’une équation entre « âge du scandale » et « âge de la raison » est posée, l’appel auquel l’essai nous convie se formule dans les termes d’un « pour en finir avec la raison », ce qui implique de sortir de la spirale du scandale. Cinq affaires récentes, venues d’horizons différents, ayant toutes suscité un tollé mondial servent de points de départ, #MeToo ; le bras-de-fer Tsipras, Syriza/l’Union Européenne ; les caricatures de Mahomet ; Nestlé et l’extraction des eaux de la Strawberry Creek ; la photographie du cadavre de l’enfant migrant Aylan Kurdi, échoué sur une plage. Auscultant la santé du débat public, Laurent de Sutter radiographie sur deux plans la structure du scandale, le mécanisme de sa surenchère opposant des camps clivés prêts à tout pour triompher : sur le plan historique, il pointe en amont un scandale fondateur, celui de la crucifixion du Christ — matrice du scandale à l’état pur fournissant la logique des scandales ultérieurs, empiriques —, sur le plan conceptuel, il révèle l’élément dissimulé par le scandale, à savoir, reprenant les analyses de René Girard, la fabrication d’un bouc émissaire, le sacrifice d’un élément qui, par son exclusion, sa disqualification, assure la cohérence de la communauté.À partir des cinq récits de scandales contemporains, Laurent de Sutter dégage les traits définitoires de l’indignation, fille de la raison, chaque récit mettant en lumière une caractéristique : l’indignation produit une identification, confère une identité à un groupe (« et »), « disqualifie tout ce qui est étranger au groupe constitué » (« car »), recourt aux conclusions pour triompher des adversaires (« donc »), repose sur la forclusion d’un élément, de ce qui est irréductible à l’accord (« mais ») et sur l’interdiction de ne pas s’indigner du scandale (« ni »).Certes, « s’indigner, ça ne sert à rien », le geste étant frappé par une « vanité absolue », « une improductivité fondamentale ». Mais, s’il existe une posture d’indignation qui relève du ressentiment, du négatif, du réactif (au sens de Nietzsche), d’une volonté de pouvoir, d’un tribunal de la raison, d’une police (Rancière), qui, adoptée par la « belle âme » vertueuse de Hegel, laisse tout en état, il est une autre forme d’indignation affirmative, active qui, hors de tout jugement, de toute raison normative, de toute volonté d’avoir raison, se constitue en levier de la résistance. L’appel Indignez-vous de Stéphane Hessel fait de l’indignation un catalyseur de l’action et non l’étendard du monopole d’une raison prise dans la tautologie. Le degré zéro de l’indignation (active) ouvrirait la voie au fatalisme, à l’acceptation de l’état du monde.Dans une situation concrète, face aux néo-fascistes, aux climato-négationnistes de la droite extrême, il s’agit bien de vaincre un adversaire relevant de la catégorie de l’ennemi, non pas en vue d’avoir raison, mais afin de lutter contre ce qui assassine les puissances de vie. Ces luttes n’appartiennent pas à la scène morale opposant le Bien et le Mal mais à celle qui oppose lignes de vie et lignes de mort (Deleuze). Ce qui implique l’exigence du choix, de l’engagement et non le renvoi dos à dos de positions antagonistes et symétriques. On terminera sur quelques questions. Le « pour en finir avec la raison » (et sa scène guerroyante, son désir d’avoir raison), l’appel à « une rationalité qui renoncerait à la raison » n’est-il pas in fine décrété par la raison elle-même qui décide de se faire hara-kiri ? Comment se fait le pas de côté, le déhanchement vers ce que Laurent de Sutter nomme une « raison indigne plutôt qu’indignée » ? N’a-t-il pas déjà accompli, de Nietzsche à Deleuze, Whitehead…, par la pensée comme création, irréductible au régime ordinaire de la raison ? Comment concilier la sortie de la raison, du règne de l’indignation et la réinvention du politique, la nécessité dès lors du choix là où Laurent de Sutter semble caresser le vœu de s’abstraire de « l’exigence du choix » et de faire le deuil de la politique, à tout le moins d’une certaine politique (cf. l’essai De l’indifférence à la politique ,…