L’édition 2019 de la Foire du livre de Bruxelles a mis à l’honneur le thème « Nos futurs ». Jouant avec la devise punk, cette thématique ramasse en une seule formule l’absence d’horizon de son modèle et en même temps un regard ouvert, curieux sinon optimiste vers l’avenir, ou les multiples avenirs possibles et à inventer. Sujet d’une actualité brûlante à l’heure où les marches pour le climat se multiplient, où chaque jeudi voit revenir dans la rue les jeunes Belges clamant leur inquiétude face à une planète déglinguée et réclamant une politique environnementale digne de ce nom.
Bien qu’initié par d’autres, le combat pour un monde durable percole aussi, évidemment, dans le monde du livre. On se souvient ainsi qu’Adeline Dieudonné a fait de son discours de réception du prix Rossel une tribune contre les orientations néolibérales et anti-écologiques actuelles, dans la droite ligne de son seule-en-scène Bonobo Moussaka (Lamiroy).
Trois chercheurs,…
“Guerre et Térébenthine”, un livre magistral de Stefan Hertmans
L'écrivain flamand Stefan Hertmans (né en 1951) avait en sa possession depuis plus de trente ans des cahiers remplis par son grand-père, avant d'oser prendre connaissance de leur contenu. C'est ce que nous explique l'auteur dans les premières pages de Guerre et Térébenthine (Gallimard, 2015), tout de suite après avoir évoqué ses souvenirs les plus anciens de cet homme énigmatique mais aussi secret qui avait survécu aux horreurs vécues dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale, qui fut mis à la retraite pour cause d'invalidité de guerre à l'âge de 45 ans et se concentra par la suite sur ce qui était devenu pour lui plus qu'un violon d'Ingres: la peinture - il avait obtenu un " brevet de capacité en peinture et dessin anatomique ". Hertmans découvre et nous livre graduellement, par étapes, la poignante réalité de ce "plus". Résister pendant trente ans à la tentation de lire ces cahiers pourrait sembler pathétique, une forme de Wichtigtuerei, une manière de se rendre intéressant. Le livre basé sur ces cahiers n'offre cependant aucun prétexte à une telle interprétation. Hertmans est totalement dépourvu de pathos et, dans ce livre, il excelle plus que jamais par un style à la fois lucide, objectivant et extrêment précis, poétique, style qui s'insinue lucidement dans le monde de l'objectivité mais qui en même temps témoigne de la prise de conscience du fait qu'il subsiste toujours des traces insaisissables et propices à la nostalgie auxquelles se heurte désespérément le langage le plus raffiné. Il hésitait à ouvrir ces cahiers plus tôt parce qu'il se rendait compte que les utiliser et les incorporer dans un récit le pousserait, lui, l'écrivain, dans ses derniers retranchements. Il redoutait l'échec paralysant, ce que le lecteur ne comprend que trop bien après avoir lu Guerre et Térébenthine. Le grand-père de Hertmans, Urbain Martien, vécut de 1891 à 1981. L'écrivain a donc connu son grand-père suffisamment longtemps pour pouvoir confronter les mémoires de celui-ci avec ses propres souvenirs. Ce qui est surprenant dans ces mémoires, du moins pour ce qui en constitue la pièce de résistance, c'est-à-dire la Première Guerre mondiale (la Seconde est liquidée en moins d'une page), c'est qu'ils ont été écrits près d'un demi-siècle après les événements. Le vécu d'Urbain Martien doit littéralement avoir laissé une impression à ce point marquante, doit s'être incrusté dans sa mémoire comme s'il s'agissait de blessures dont les cicatrices témoignaient encore de la douleur plusieurs décennies après qu'elles furent infligées. À partir de 1963, Martien s'est consacré pendant pas moins de dix-sept ans à son manuscrit de six cents pages au total. Hertmans estime qu'en écrivant, son grand-père s'aventurait toujours plus profondément dans les tranchées de ses souvenirs. Guerre et Térébenthine constitue véritablement un tour de force. En gros, la première partie est placée sous le signe de la térébenthine, c'est-à-dire de la peinture du grand-père, la deuxième sous celui de la guerre, et les deux se retrouvent entremêlées dans la troisième partie. Mais certains fragments, dont quelques-uns parmi les plus boulevesants, remontent plus loin dans le temps encore. Ils parlent du père du grand-père, ou plutôt de l'amour intense que celui-ci nourrissait pour Céline, femme fière, d'un milieu aisé où l’on n’admettait pas qu’une fille " de bonne famille " puisse s'acoquiner avec un homme d'origine modeste. D'une beauté sublime est l'image de Franciscus et d'Urbain dans le silence sacré d'une église où le premier, tout en haut d'une échelle, devient presque partie intégrante des scènes peintes qu'il est en train de restaurer, tandis que son fils, en bas, fait figure d'auxiliaire. Tout aussi impressionnante, fût-ce surtout déchirante, est la déclaration d'amour posthume, anxieusement camouflée, du grand-père Urbain à sa première femme prématurément décédée, la Maria Emelia idéalisée, éclairée partiellement dans les dernières pages du livre seulement, et là aussi la peinture se voit attribuer un rôle de premier plan, cette fois-ci comme porteuse d'un chagrin intense, de douleur et de sublimation. Il s'agit là incontestablement d'une formidable prouesse, que l'auteur réalise sans recourir à aucun artifice. Hertmans ne semble éprouver aucune difficulté à conférer à ces vies qui appartiennent à des générations antérieures une proximité physique et émotionnelle evidente, souvent déconcertante. Qu'il y ait des décalages importants et très variables dans le temps est manifeste et ressort de nombreux passages dûment documentés, d'événements historiques évoqués en passant ou d'aspects courants de la vie, mais l'empathie qui caractérise l'écrivain, combinée bien sûr avec les informations puisées dans les cahiers du grand-père, parvient à chaque fois à les abolir. Bien que se tenant à l'arrière-plan, Hertmans n'en relate pas moins sa quête, en formulant les doutes et les difficultés auxquels il s'est vu confronté. De plus, il projette de temps à autre discrètement le rapport père-fils (de Franciscus et d'Urbain) sur sa propre vie, car lui aussi est fils d'un père et père d'un fils. Le livre couvre de la sorte une période d'un siècle et demi sans que le lecteur ait jamais l'impression que ces vies éloignées dans le temps ne présentent plus qu’un intérêt historique, comme s'il s'agissait de données quasi abstraites dans un continuum grisâtre de générations qui se succèdent. La force de persuasion du livre réside principalement dans le fait que Hertmans prend absolument au sérieux ces vies solidement documentées. Nulle part il n'intervient dans les récits qu'il découvre en émettant les jugements critiques faciles du descendant qui sait et comprend tout après coup, nulle part il ne se montre supérieur en recourant à des ficelles tout aussi commodes que seraient l'ironie, le grotesque ou la caricature, nulle part il ne se profile comme le pivot central égocentrique rayonnant, comme l'artiste génial aux pouvoirs magnétiques ayant pour effet que toutes ces vies quelque peu désordonnées semblent tout d'un coup se couler dans des schémas limpides. Il est évident que Guerre et Térébenthine ne se préoccupe pas le moins du monde des limites traditionnelles entre les différents genres. Le livre comporte des aspects documentaires, tient de l'essai et présente des traits philosophiques, mais tous ces éléments découlent toujours logiquement, presque organiquement, du dessein littéraire. Que des historiens présentent la Première Guerre mondiale comme une rupture sans pareille est ainsi illustré de manière extrêmement concrète - et je dois me limiter à un seul exemple: "La rupture de style est intervenue dans l'éthique de la violence, écrit Hertmans. La génération de soldats belges qui fut conduite dans la gueule monstrueuse des mitrailleuses allemandes au cours de la première année de guerre avait encore grandi selon l'éthique exaltée du XIXe siècle, avec un sentiment de fierté, un sens de l'honneur et des idéaux naïfs. (...) Les soldats se lisaient entre eux des petits livres (...), souvent même de la poésie. (...) Un militaire devait constituer un exemple pour la population qu'il était tenu de protéger. La piété, une aversion radicale pour les abus sexuels, une grande mesure dans la consommation d'alcool, parfois même une abstinence totale." De tous ces idéaux il ne subsistait plus rien dans les tranchées. Ils ont toutefois bel et bien survécu - et c'est ce qui rend tellement attachant ce livre magistral - dans l’existence de ce grand-père réservé, naïf, qui réprimait son chagrin, écrivait et peignait. Cyrille Offermans (Tr. W. Devos) STEFAN HERTMANS, Guerre et Térébenthine (titre original : Oorlog en terpentijn), traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, éditions Gallimard, Paris, 2015, 402 p. (ISBN 978 2 07 014633 8). Rappelons que le n° 3 / 2014 de Septentrion contient des…
Portes et livres ouverts : Les Midis de la Poésie
[Littérature en lieux] De nombreux lieux présentent, font vivre et découvrir, l’œuvre d’auteurs belges. Des lieux essentiels puisqu’ils…
Daniel Fano : chroniqueur de réel / poète exponentiel (in Varia)
Daniel Fano est un poète – « chroniqueur » , dit-il – belge et inclassable. Né en 1947, longtemps journaliste (de 1971 à 2007), il a été découvert par Marc Dachy, adoubé par Henri Michaux et Dominique de Roux. Fano désamorce nos idéologies, nos mythes, décape nos idoles à l'humour noir. Fulgurants à l'origine, ses poèmes aux accents yéyé (dans Souvenirs of you, édité au Daily-Bul en 1981, Gainsbourg résonne aux oreilles du personnage de Typhus) s'amplifient avec le temps, deviennent de longues proses, où Fano se fait chroniqueur du cauchemar de l'Histoire, désorchestre la censure manichéiste du moment. Rencontre avec un auteur culte en équilibre instable, pour la plus grande joie des quêteurs de lucidité. - À la lecture de vos poèmes courts, de vos longues proses, il semble que vous décloisonniez les genres, leur hiérarchie. Ce qui n'est pas une démarche volontaire. Ça m'est naturel. Tout ça s'est accumulé au fil du temps. Comme tout le monde, j'ai eu ma phase d'imitation, dans l'adolescence. La plus profonde a été celle des surréalistes. Curieusement, pas des surréalistes belges que je ne connaissais pas. Je vivais en province, et j'étais plutôt tourné vers Paris. Mon poète préféré, c'était Benjamin Péret, par exemple, qui était plus proche du nonsense, que j'avais déjà un peu intégré, accidentellement. Et j'ai écrit dans un esprit qui a fait dire à certains que j'étais proche des frères Piqueray, poètes que j'ai connus par après. Mais ils ne m'ont pas du tout influencé. Donc, c'est par des chemins détournés... en allant vers le nonsense anglais, et en le retrouvant chez certains surréalistes français, chez Péret, ou Desnos (à cause de La Complainte de Fantômas, Les quatre sans cou), dont les poèmes allaient vers le populaire, faisaient référence aux paralittératures, qui m'intéressaient déjà, et m'intéresseraient de plus en plus, sans parler de Soupault... Ces gens n'étaient jamais fixés dans une formule définitive. Ensuite j'étais en France, en 1966. J'étais garçon de course à Paris, pour une maison d'édition. J'ai eu accès à des tas de choses. On parle des années 60, d'années assez extraordinaires. J'ai découvert des auteurs américains comme Burroughs, évidemment, mais aussi Claude Pélieu, Dylan Thomas. Trois découvertes par jour. C'était un bombardement permanent. Et là, déjà, il y a eu les objectivistes américains, que très peu de gens connaissaient à l'époque – pour le moment, on publie des choses sur eux. Les objectivistes m'ont tout de suite paru intéressants. Car ce qui ne m'intéressait pas, c'était l'emphase, le lyrisme. Chez les objectivistes, je trouvais la distance qu'il fallait. Puis il y a eu des coïncidences assez étonnantes. En 66/67, à la même période, Serge Gainsbourg sort un album de chansons où l'on trouve notamment le titre Torrey Canyon, qui évoque l'un des tout premiers pétroliers qui se sont fracassés en déclenchant des marées noires. Il n'y a pas un gramme de sentiment, on ne sait pas ce qu'il pense, lui. Il raconte. C'est l'histoire du bâtiment : qui l'a construit, sous quel pavillon il naviguait, et ainsi de suite. En même temps, sur le même album, il y a Comic Strip, avec les onomatopées. Et tout cela est dans l'air du temps. J'aimais bien les Kinks, aussi, qui décrivaient la vie sociale en Angleterre. Au lieu de raconter des histoires de stars, ils racontaient l'histoire de filles qui sortent de l'usine. Donc, tout ça s'est mêlé, avec d'autres curiosités que j'avais à l'époque, notamment la bande dessinée, qui était en train de se légitimer. Tout ce qui passait, les magazines, tout ça m'a influencé, l'époque, l'air du temps. Le problème est que l'air du temps vieillit très vite. Il ne fallait pas suivre toutes les modes. Avoir une distance ironique, éventuellement. C'est une différence qui fait que je ne peux pas être un véritable objectiviste. Je mets de l'humour et de l'ironie dans ce que je fais. C'est mon apport personnel – question de tempérament. Mais aussi le mélange de toutes ces influences, qui fait que, si l'on me met une étiquette, elle ne colle pas . En partie peut-être, mais je serai toujours ailleurs. Je serai toujours en mouvement. - Est-ce que vous considérez qu'il y a eu différents Daniel Fano, différentes périodes que vous pourriez délimiter, a posteriori ? Des périodes à la Picasso ? [rires]. C'est un peu difficile. Je crois qu'on se rendrait compte, si l'on voulait faire le travail sérieusement, que ce serait toujours lié à des rencontres. C'est clair qu'il y a la période Marc Dachy XX , qui va de 1971 à 1978, au moment où il part pour Paris. C'est la création de Transédition, sa passion pour Dada. Je suis relativement peu publié dans la revue Luna-Park, mais en réalité j'écris beaucoup. Ce qui est important, sans doute, pour cette première période, c'est l'entrée dans le journalisme, ce qui n'était pas du tout prévu à l'origine. Mais c'est encore une question de rencontre, puisque Marc Dachy me faisait rencontrer des gens que je n'aurais peut-être pas rencontrés, dont Françoise Collin XX , qui a créé par la suite les Cahiers du Grif. Elle s'occupait de pages culturelles dans un hebdomadaire et m'a invité à collaborer. Au début, c'était très pointu, sur des avant-gardes américaines. Puis après, ça a été tout ce qui m'intéressait en paralittérature. Cela m'a donc permis d'approfondir des curiosités. Mais l'évolution des techniques a aussi son importance. Évidemment, au départ, c'est la machine à écrire mécanique. Écrire, ça fait mal. Et donc, il y a surtout des textes courts qu'on retrouve dans des anthologies de l'époque. De plus en plus, on voit revenir des personnages récurrents, comme Monsieur Typhus. Je crée toute une série de personnages, parce que ça permet de les confronter aux éléments du réel que je capte. Notamment dans toute la série qui est parue aux Carnets du Dessert de Lune. Là, c'est vraiment le cauchemar de l'Histoire. Et donc, il y a des tas de crapuleries qui sont reprises dans tous les camps. Il n'y a pas de manichéisme. Et ces personnages, Monsieur Typhus, Rita Remington, Patricia Bartok, Jimmy Ravel, Rosetta Stone... ce sont des personnages qu'on pourrait dénommer « marionnettes plates », des personnages qui pourraient rentrer dans tous les rôles possibles. Il y a une référence au dessin animé, puisqu'ils meurent, mais trois lignes après, ils sont de nouveau tout à fait intacts, ils repartent. C'est le principe du personnage qui tombe d'une falaise, et qui remonte. Ou sa tête explose, et il réapparaît. Assez curieusement, alors que j'essaye parfois de leur faire des choses assez abominables, ils ne parviennent jamais à rivaliser avec les atrocités du monde. À la limite, la fiction galope derrière le réel, et ne parvient jamais à le rattraper. - Mais cette tétralogie que vous évoquez, parue aux Carnets du Dessert de Lune, prend une forme un peu différente du reste... Oui, il est clair que les longues proses, qui sont une accumulation de choses, comme du bruit, une espèce de cataracte, sont facilitées par l'ordinateur, qui permet de travailler sur la longueur. Si l'on ne voyait que deux grandes époques dans mon parcours, ce serait certainement celles-là. Je crois que je n'aurais pas pu faire, avec la machine à écrire mécanique, des choses comme Sur les ruines de l'Europe ou Le privilège du fou. - À propos de votre rapport à l'Histoire, quel sens politique se cache derrière cette poésie qui s'affranchit, se libère des hiérarchies? Il est clair que les situationnistes m'ont marqué. C'est indéniable. Et, aussi, ce qu'il y avait autour. Les livres de Baudrillard, La Société de consommation, ou de Vance Packard, La Persuasion clandestine... Des livres sur la société. Je n'ai pas été quelqu'un de politique, même dans ces années-là. Mais j'ai observé, j'ai absorbé comme une éponge. J'ai toujours été un voyeur, un écouteur. Et en critiquant, justement, comme je le disais tout à l'heure, le…