Ce bréviaire de l’indifférence en politique ne vise aucune fin édificatrice ni prosélyte. Il se contente d’être l’exposé fragmentaire d’un soupçon vague : que la politique ne rend pas heureux. Plutôt que d’y dépenser une énergie que nous n’avons pas, ne vaut-il pas mieux nous tourner vers ailleurs ? Il suffit qu’une jeune fille croise notre chemin pour que la politique s’évanouisse…
Auteur de De l’indifférence à la politique
Aux vannes, citoyens ! Petit essai d’humour politique
Figure (re)connue du paysage radiophonique et télévisuel public français, la journaliste-devenue-humoriste belge Charline Vanhoenacker publie Aux vannes, citoyens ! , aux éditions Denoël. Le sous-titre, « Essai d’humour politique », annonce le caractère hybride de l’entreprise. Il s’agit bien d’un essai sur l’humour politique, mais aussi d’une mise en pratique directe de cet humour. Jupitérienne , Charline Vanhoenacker ? Elle pratique en tout cas l’« en même temps » : son propos est sérieux et en même temps la vanne surgit à chaque ligne ou presque. Partant du constat du manque d’études consacrées à l’humour politique, l’essayiste commence par la définition de son objet : « l’essence » du rire politique, affirme-t-elle, c’est « inverser les rapports de domination, renverser la hiérarchie, faire tomber la statue de son socle ». Logiquement, elle rapproche l’humour politique d’un « moment de fête de carnaval », sans toutefois creuser le parallélisme. À l’aune de cette définition, tout humour est forcément politique, même « l’humour de pur divertissement », celui qui ne cherche pas le renversement hiérarchique et, dès lors, « renforce [les dominations] qui sont à l’œuvre. […] ça aussi, c’est politique, tout en faisant mine de ne pas l’être ».L’humour (politique) suscite aujourd’hui des débats divers, abordés tour à tour dans l’ouvrage. Charline Vanhoenacker explique, argumente, et prend position. Concernant l’antienne « On ne peut plus rien dire », elle évoque un « abaissement du seuil d’acceptabilité sociale du rire ». Lorsqu’elle rappelle que l’humour demeure un bastion masculin, elle conclut qu’il est aussi une « terre de conquête » pour les humoristes femmes.Si elle s’attache ici à théoriser l’humour politique, elle en est bien sûr avant tout une praticienne. Inévitablement, son essai glisse parfois vers le plaidoyer pro domo . Aux vannes citoyens ! aborde ainsi les critiques souvent adressées aux humoristes en général, mais plus particulièrement à l’équipe aux commandes de Par Jupiter !. Les contempteurs ont pour noms Alain Finkielkraut, Frédéric Beigbeder, ou encore Marine Le Pen. Charline Vanhoenacker s’attarde sur l’étiquette d’« humour de gauche », souvent accolée à son émission. Revenant à sa définition de l’humour politique, c’est-à-dire l’inversion des rapports de domination, elle s’interroge sur les conditions de possibilité d’un humour de droite. Et défend le choix de railler « les actionnaires plutôt que les ouvriers, […] le raciste plutôt que le migrant, […] le mâle blanc de plus de soixante ans plutôt que la femme noire de plus de cinquante ans ». Aux humoristes, on reproche aussi souvent de tout tourner en dérision. L’autrice voit dans ce grief une résurgence de « la diabolisation du rire qui caractérise l’ère chrétienne ». Si elle plaide pour la distinction entre « rire joyeux » et « rire moqueur » – et se réclame du premier –, elle reste évasive sur la manière de les distinguer : sont cités tour à tour des penseurs qui situent la différence dans l’intention de l’auteur et d’autres qui la placent au contraire dans l’interprétation de l’auditeur, mais cette contradiction n’est pas levée, ni même relevée. Et la balle est renvoyée dans le camp des politiciens. Bien plus problématique que la forte présence des humoristes dans les médias serait la dérive « clownesque » de certain·e·s politiques : « quand le sage joue au clown, le débat de société devient un cirque ». Comme son titre le suggère, le livre de Charline Vanhoenacker traite de l’humour avec humour. Les bons mots et formules piquantes y foisonnent, comme lorsqu’elle synthétise les intentions prêtées par leurs détracteurs aux « humoristes de gauche » : Tous ces qualificatifs sont destinés à nous faire croire que des humoristes nourrissent l’ambition secrète de conduire les chars soviétiques sur les Champs-Elysées et d’y dresser une statue de Lénine en quinoa. Le propos est agrémenté par de nombreux extraits de chroniques radiophoniques et télévisuelles de l’autrice. Ils irriguent le double courant qui traverse le volume – l’explication et la justification – et lui donnent les allures d’une plaisante (auto)anthologie. Aux vannes, citoyens ! est un essai, dans le plein sens…
Bestiaire de lumière : Plongée dans les aventures lumineuses du vivant
Jeremie BRUGIDOU , Bestiaire de lumière. Plongée dans les aventures lumineuses du vivant , L’ogre, coll. « Lucioles », 2025, 264 p ., 22 € , ISBN : 9782377562329Repenser notre relation au monde, nos façons de sentir, de communiquer, de concevoir notre coexistence avec les autres règnes du vivant à partir de la lumière, telle est l’ambition que se donne Jeremie Brugidou dans son essai aussi magistral que révolutionnaire intitulé Bestiaire de lumière. Plongée dans les aventures lumineuses du vivant . Sous la guise de chapitres conçus comme des paliers, l’artiste-chercheur Jeremie Brugidou, auteur de Ici, la Béringie (Ed. de l’Ogre), Vers une écologie de l’apparition : la biomedialuminescence du cinéma (Ed. Mimésis, un essai consacré à James Cameron) mobilise un questionnement tout à la fois écologique, philosophique, scientifique, éthologique et artistique sur le phénomène de la bioluminescence. Nous conviant à l’imaginaire des abysses, à une rencontre avec les « créatures-lumière », les lucioles, les bactéries lumineuses, les poulpe abyssaux luminescents et autres organismes générant des mondes photoniques, l’essai s’ouvre une révolution écophilosophique : déconstruire nos schèmes de pensée, nos perceptions de la lumière en troquant les cieux pour les abysses, la vision icarienne pour une multisensorialité des profondeurs. L’image primordiale de notre pensée semble être : éclairer l’obscurité par la lumière humaine pour pouvoir habiter le monde. Et pourtant. Et si au contraire, nos lumières nous empêchaient d’accéder au monde ? (…) Les créatures lumineuses peuvent-elles nous enseigner quelque chose à propos de nos relations à la lumière, aux autres créatures, au monde ? D’emblée, Jeremie Brugidou déboulonne deux présupposés qui nous font rater la rencontre avec la lumière : d’une part sa perception comme image de l’intellect humain, d’autre part sa réduction à une fonction instrumentale (éclairer). À partir des leçons que nous procurent les organismes marins et le cinéma qui « fait voir la lumière en action », nous sommes plongés dans un ouvrage qui nous donne à vivre, à comprendre, à sentir cette immersion dans les grands fonds obscurs, au plus loin de notre « idolâtrie » de la lumière. La descente dans les mystères des fonds pélagiques de la grande bleue, l’observation des interactions symbiotiques entre la sèche et la bactérie, la danse des concepts avec Gilles Deleuze, Pier Paolo Pasolini, Lynn Margulis, David Abram, Walter Benjamin, Jean Painlevé et tant d’autres soulèvent des mondes inconnus bâillonnés par le paradigme humain, nous montrent comment notre folie de l’éclairage, notre production industrielle d’une pollution lumineuse désastreuse pour les écosystèmes, pour l’environnement nous a rendus aveugles. S’appuyant sur Pasolini, sur la lecture des lucioles pasoliniennes par Didi-Huberman, Jeremie Brugidou opère la généalogie des différents types de lumières, analyse l’imaginaire politique lié aux variétés de lumière, « celles qui dominent et celles qui résistent », celles qui se situent du côté du pouvoir, du totalitaire, celles qui expriment la puissance, l’émancipation. Le mouvement éthologique, conceptuel, sensoriel que cet essai inouï met en œuvre est littéralement acté dans le corps du texte qui nous invite à emprunter une pensée amphibie, à descendre en apnée au fil des trois chapitres-paliers de plongée et à déconstruire les transcendantaux épistémologiques et ontologiques derrière notre vision de la lumière. Traversant les terres du neutrino, des photons, du Big Bang, du septième art, du capitaine Nemo, de la bio-sémiotique, de la photosophie, des alliances avec les princes des abysses, il engage les lecteurs dans des devenirs et alerte sur les énormes pressions, les dangers écocidaires, les folies extractivistes qui pèsent sur les grands fonds océaniques, sur leur biodiversité. Il pose à nouveaux frais la question de la responsabilité des humains dans leur volonté d’exploiter désormais leurs ressources en cobalt, manganèse, une exploitation qui signerait la destruction des écosystèmes sous-marins. Il rappelle l’insuffisance du droit international des océans et, explorant les interactions avec les vies non-humaines, déploie une pensée éthologique « accordant au vivant non-humain de produire aussi du sens. » Véronique Bergen Aux antipodes d'une conception de la lumière comme une métaphore de l'esprit humain qui éclaire le monde, la plus grande partie de la biomasse de notre planète multiplie des partenariats lumineux. De la simple observation à la relation symbiotique, elle développe de nombreuses formes d'attention à l'autre, que notre surluminosité menace et rend invisible. Jeremie Brugidou, avec son Bestiaire de lumière, plonge progressivement dans les profondeurs obscures de l'océan à la rencontre de ces lumières vivantes avec l'intuition quelles peuvent profondément bouleverser notre rapport au vivant. À partir de cet essai anthropologique sur la bioluminescence, il nous invite à déconstruire le rapport que nous avons à la lumière et à repenser la place que nous prenons dans le monde. « Dans les profondeurs, pour percevoir le monde, il ne faut pas éclairer davantage, mais apprendre à regarder autrement. » La zone des océans située 200 mètres en-dessous de la surface abrite la plus grande communauté de vivants de la planète. Dans la « twilight zone », là où les rayons de soleil ne passent plus, dans ce qui nous apparaît comme une obscurité totale, des bactéries, crevettes, méduses, poissons, forment un bestiaire aux lueurs hypnotiques. Si on y allume une lampe, on ne voit plus rien d'autre que le reflet de notre propre lumière dans les particules en suspension. Alors si l'on veut prendre conscience de ce qui nous entoure, il faut tout simplement éteindre la lumière et laisser les lumières vivantes révéler toute la vie qui s'y déploie et les relations qu'elles permettent. Bienvenue…