Cavaliers du vent. Le couple de cinéastes Brosens & Woodworth

[Traduit du néerlandais par Marcel Harmignies.]

Les cinéastes Peter Brosens (Belgique) et Jessica Woodworth (Etats-Unis) proposent du «cinéma d’expérience» : le spectateur doit subir leurs films. La vision filmique de ce duo est d’une indiscipline rafraîchissante dans son langage visuel, sa concrétisation mûrement pensée mais enjouée en sa thématique. *
«Le monde n’est rien d’autre que des mythes et du vent.» C’est ainsi qu’une femme transmet la devise de son père dans Altiplano (2009), le deuxième long métrage du couple de cinéastes maintes fois récompensé . C’est de loin l’aphorisme le plus explicite sur le vent dans leur œuvre riche de quatre grands films. Qui plus est, le vent y est un élément naturel – parfois visible et presque perceptible, parfois furtif ou juste étonnamment absent, mais toujours comme un catalyseur insaisissable et une force intemporelle qui relie des générations ou dissipe des liens. Comme un souffle venu des hautes…

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À PROPOS DE L'AUTEUR
Karin Wolfs

Auteur de Cavaliers du vent. Le couple de cinéastes Brosens & Woodworth

[Traduit du néerlandais par Marcel Harmignies.] Les cinéastes Peter Brosens (Belgique) et Jessica Woodworth (Etats-Unis) proposent du «cinéma d'expérience» : le spectateur doit subir leurs films. La vision filmique de ce duo est d'une indiscipline rafraîchissante dans son langage visuel, sa concrétisation mûrement pensée mais enjouée en sa thématique. * «Le monde n’est rien d’autre que des mythes et du vent.» C’est ainsi qu’une femme transmet la devise de son père dans Altiplano (2009), le deuxième long métrage du couple de cinéastes maintes fois récompensé . C’est de loin l’aphorisme le plus explicite sur le vent dans leur œuvre riche de quatre grands films. Qui plus est, le vent y est un élément naturel - parfois visible et presque perceptible, parfois furtif ou juste étonnamment absent, mais toujours comme un catalyseur insaisissable et une force intemporelle qui relie des générations ou dissipe des liens. Comme un souffle venu des hautes sphères qui inspire leur cinéma. Voyez le vent glacial piquant qui balaie la steppe mongole dans leur premier film Khadak (2006). Le jeune nomade Bagi, qui présente des dons de chaman, s’insurge contre le déplacement forcé de sa famille vers une ville minière. Fièrement, le vent insuffle la vie dans les écharpes bleues (khadaks) qui matérialisent les âmes des générations passées. Dans Altiplano, le vent établit le lien entre ciel et terre dans les hauteurs des Andes: la pure Saturnina, d’ascendance inca, ne peut se marier que lorsque la statue brisée de la Vierge de l’église catholique a été recollée dans son village de montagne. Car sans image porteuse d’espoir il n’est pas d’avenir. Dans La Cinquième Saison (2012), le vent siffle autour de la grange où se prostitue la jeune fille de la maison. Puis le vent tombe pour ne plus jamais se lever. La terre se rebelle contre les humains qui ne lui accordent plus d’attention, mais l’exploitent uniquement à leur profit. Le plus subtil est le vent qui sème le désordre dans la chevelure et la tête du roi Nicolas III, initialement d’une tenue irréprochable, dans King of the Belgians (2016). Le souverain est en visite d’État en Turquie pour faire la promotion de l’Union européenne, quand la Belgique se scinde. Comme le trafic aérien est paralysé, il prend son destin en main pendant un roadtrip imprévu vers les siens, à travers les Balkans en effervescence. Reconnaissance internationale Peut-être est-ce aussi le vent qui a réuni Peter Brosens (° 1962) et Jessica Woodworth (° 1971) dans un café à Oulan-Bator, la capitale de la Mongolie, où ils se sont croisés en 1998. Lui, fils de médecin belge qui étudiait à Louvain l’anthropologie et la géographie urbaine. Elle, fille de diplomate de Washington D.C. qui étudiait la littérature à Princeton et la réalisation de films documentaires à Stanford. Brosens se trouvait en Mongolie pour conclure sa trilogie documentaire consacrée à ce pays. Il y réglait son compte à l’image occidentale romantique d’une Mongolie à l’état de nature inviolée, entretenue par la majorité des réalisateurs de documentaires. Woodworth était là pour son premier documentaire Urga Song (1999), un portrait poétique de la jeune démocratie, réalisé en s’appuyant sur les artistes d’avant-garde de la capitale. Ils se marièrent deux ans plus tard en Allemagne, s’installèrent en Belgique et eurent un enfant. Le travail de Brosens & Woodworth peut se flatter de la reconnaissance des festivals de cinéma les plus prestigieux du monde. Pour Khadak, ils ont obtenu le Lion de l’Avenir du meilleur premier film au festival de Venise. Altiplano a fait partie de la sélection de la Quinzaine des réalisateurs de Cannes. La Cinquième Saison fut le premier long métrage flamand à être sélectionné pour la compétition officielle de Venise, où le roadmovie King of the Belgians fut projeté par la suite dans la section Orizzonti. Leur cinquième film en est le prolongement: le pastiche The Barefoot Emperor tourné en Croatie, récemment projeté en première. Là, le roi des Belges égaré arrive parmi les néofascistes de Nova Europa qui, après un coup d’État, veulent le couronner empereur du continent. Réalité parallèle et théâtralisation appuyée Le monde que créent Brosens & Woodworth dans leurs films est peuplé d’esprits, de sirènes, de Saintes Vierges et de chamans. Mais aussi d’une population proche de la terre, faite de nomades, d’Indiens, de mineurs et de paysans. Leur réalisme magique prend sa source dans la réalité, dans une solidarité avec la nature, mais balayée jusqu’à ce qu’un monde intermédiaire surréel devienne visible; celui des mythes, des visions qui, dans leur dimension indéfinie, accueillent l’âme d’une communauté: son espoir, sa foi, ses désirs et ses peurs inexprimés.  Dans Khadak, le lien entre le passé et l’avenir est assuré par les rêves fiévreux du berger déplacé Bagi dont le père est tombé du ciel en tant que pilote. Dans Altiplano, des spectres masqués blonds, habillés de costumes, peuplent les hauts plateaux dans une réalité parallèle, attendant de faire traverser les vivants dans leur royaume. Il y a de la douleur dans une pierre, le deuil coule dans une rivière qui entraîne avec elle les portraits photographiques des membres de la famille défunts. Dans Khadak, un tronc d’arbre pleure de l’eau. Dans La Cinquième Saison, une paroi rocheuse saigne du lait. Le roi de King of the Belgians, lui aussi, est issu d’une réalité parallèle dans laquelle il a grandi suivant un destin qu’il n’avait pas choisi. En «descendant» vers l’existence terrestre des communs mortels, il rétablit la connexion entre le «supérieur» et l’«inférieur». Régulièrement, on renvoie dans le film à la perturbation cosmique en suspens dans le ciel comme une sorte d’aurore boréale. Dans La Cinquième Saison, les paysans pensent pouvoir maîtriser l’hiver en organisant, à chaque printemps, leur feu de fagots. Mais la terre n’apprécie plus l’offrande depuis l’extermination de ses abeilles du fait de ces mêmes humains. Il s’ensuit une apathie apocalyptique prodigieuse. Les procédés cinématographiques auxquels Brosens et Woodworth ont recours possèdent une théâtralité inspirée des coutumes populaires et traditions culturelles dans lesquelles ils puisent leur inspiration. Dans Khadak, elle se cache par exemple dans la musique prenante des vielles à tête de cheval mongoles (instruments à cordes à long manche, ornés à l’extrémité d’une tête de cheval) et une artiste de performance qui apporte en phrases poétiques alarmantes un message funeste. Dans La Cinquième Saison, les villageois disparaissent derrière des masques à bec inspirés des masques des médecins de la peste du Moyen Âge. En plein écran, un groupe de villageois conspirateurs, masqués renvoie à un célèbre tableau (L’Intrigue) du peintre symboliste belge James Ensor. Dans cette théâtralité parfois lourdement appuyée s’enracine aussi l’humour caractéristique, absurde, avec lequel les cinéastes ramènent le sublime sur terre. Par exemple, dans La Cinquième Saison, en faisant pénétrer dans le cadre des mannequins de plusieurs mètres de haut, surgis soudain des « coulisses » d’une ruelle. Le propriétaire du coq mutique Fred menace l’animal de variations fantaisistes sur un nouveau destin, tandis qu’il épluche des pommes de terre pour le dîner: «Fricassée de Fred, … Fred au vin, … Fondue de Fred …» «Cinéma d’expérience» Pour la revue Cinemagazine (2017), le couple de cinéastes a expliqué un jour comment ils se complètent sur le plateau: Brosens dirige surtout le cadreur et le preneur de son. Woodwoorth, qui a suivi une formation de comédienne, se charge en particulier de la direction d’acteurs. Woodworth: «Nous nourrissons le décor émotionnel des acteurs au maximum pour ensuite, souvent au dernier moment, enlever toutes les certitudes, ce qui les fait se sentir un peu nus. Mais cela révèle aussi des moments de vérité, avec beaucoup d’émotions sincères, authentiques qui sont à la marge.» Brosens & Woodworth appellent «Cinéma d’expérience» le genre de cinéma qu’ils veulent faire: le spectateur doit subir leurs films. Au lieu de montrer avec un air d’objectivité comment fonctionne le monde, ils veulent susciter une expérience subjective qui mette à nu une vérité insoupçonnée. Brosens & Woodworth ne veulent pas seulement montrer le vent, mais le rendre perceptible en stimulant l’imagination du spectateur grâce à la leur. Ce sont des explorateurs, dans un entre-deux spirituel; des cavaliers du vent. Cela produit une poésie surréelle induite par l’image, qui crée une hyperréalité lyrique. Une belle illustration en est offerte par une scène d’Altiplano, dans laquelle une photographe observe le réparateur de la statue de la Sainte Vierge sur la place du village et dit: «Tu es aveugle». Il répond: «Je peux voir ce que tu ne vois pas». Ce sur quoi la caméra glisse un peu de côté de telle sorte que l’esprit de la mariée morte qui se tient ferme derrière lui, devient visible. Ce mouvement de glissement ou de pivotement latéral du cadre - un travelling ou un panoramique en termes de métier - est une figure de style qui caractérise l’œuvre de Brosens & Woodworth: le regard est décalé comme si l’on faisait un pas de côté ou si l’on tournait un peu la tête. Le spectateur prend conscience du cadre qui ne donne qu’une reproduction subjective, sélective de la réalité. Un déplacement qui invite le spectateur à élargir son regard. * Ainsi les films affirmés de Brosens & Woodworth sont-ils une réflexion sur leur propre forme. En le laissant voir, ils jouent cartes sur table. La vision filmique du monde de Brosens & Woodworth est par conséquent d’une indiscipline rafraîchissante dans son langage visuel, sa concrétisation mûrement pensée mais enjouée, et sa thématique. Dans Khadak , les générations se révoltent contre l’idéologie communiste qui leur est imposée. Dans Altiplano la fiancée vierge, indienne, se montre une «guerrière» contre l’avidité des entreprises occidentales modernes qui, pour extraire de l’or, polluent l’eau avec du mercure. Dans La Cinquième Saison, c’est la terre elle-même qui s’insurge contre les hommes modernes qui l’exploitent. Et dans King of the Belgians, le roi se rebelle contre l’image qui est donnée de lui comme le symbole silencieux d’une unité qui n’existe plus. Woodworth a excellemment saisi le souffle qui l’anime dans son travail avec Brosens quand, dans une interview pour Indiewire (2007), elle le définit comme suit: «conçu comme un rayon de lumière qui révèle un coin paisible de votre âme, comme les filaments d’un rêve qu’à l’aube on ne peut décrire.»   Karin Wolfs Critique de cinéma © Karin Wolfs, revue Septentrion, 2019    


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