Aux antipodes d’une conception de la lumière comme une métaphore de l’esprit humain qui éclaire le monde, la plus grande partie de la biomasse de notre planète multiplie des partenariats lumineux. De la simple observation à la relation symbiotique, elle développe de nombreuses formes d’attention à l’autre, que notre surluminosité menace et rend invisible.
Jeremie Brugidou, avec son Bestiaire de lumière, plonge progressivement dans les profondeurs obscures de l’océan à la rencontre de ces lumières vivantes avec l’intuition quelles peuvent profondément bouleverser notre rapport au vivant.
À partir de cet essai anthropologique sur la bioluminescence, il nous invite à déconstruire le rapport que nous avons à la lumière et à repenser la place que nous prenons dans le monde.
« Dans les profondeurs, pour percevoir le monde, il ne faut pas éclairer davantage, mais apprendre à regarder autrement. »
La zone des océans située 200 mètres en-dessous de la surface abrite la plus grande communauté de vivants de la planète. Dans la « twilight zone », là où les rayons de soleil ne passent plus, dans ce qui nous apparaît comme une obscurité totale, des bactéries, crevettes, méduses, poissons, forment un bestiaire aux lueurs hypnotiques.
Si on y allume une lampe, on ne voit plus rien d’autre que le reflet de notre propre lumière dans les particules en suspension. Alors si l’on veut prendre conscience de ce qui nous entoure, il faut tout simplement éteindre la lumière et laisser les lumières vivantes révéler toute la vie qui s’y déploie et les relations qu’elles permettent.
Bienvenue dans le monde de la bioluminescence.
Auteur de Bestiaire de lumière : Plongée dans les aventures lumineuses du vivant
Jeremie BRUGIDOU, Bestiaire de lumière. Plongée dans les aventures lumineuses du vivant, L’ogre, coll. « Lucioles », 2025, 264 p ., 22 €, ISBN : 9782377562329Repenser notre relation au monde, nos façons de sentir, de communiquer, de concevoir notre coexistence avec les autres règnes du vivant à partir de la lumière, telle est l’ambition que se donne Jeremie Brugidou dans son essai aussi magistral que révolutionnaire intitulé Bestiaire de lumière. Plongée dans les aventures lumineuses du vivant. Sous la guise de chapitres conçus comme des paliers, l’artiste-chercheur Jeremie Brugidou, auteur de Ici, la Béringie (Ed. de l’Ogre), Vers une écologie de l’apparition : la biomedialuminescence du cinéma…
Indignation totale. Ce que notre addiction au scandale dit de nous
Fin limier des mythèmes contemporains, des tropismes des régimes de pensée, Laurent de Sutter démonte la boîte noire du scandale, repérant les mécanismes, les ingrédients qui le nourrissent, les ressources qu’il mobilise. La scène que Laurent de Sutter embrasse avec maestria est celle de notre monde saisi sous l’angle du réflexe de l’indignation qui règne en maître. Les titres des cinq chapitres (Et, Car, Donc, Mais, Ni) qui scandent cet essai d’une haute pyronoésie renvoient à la classe des conjonctions de coordination condensée dans la phrase mnémotechnique « Mais où est donc Ornicar ? » (Rappelons qu’ Ornicar est la revue du champ freudien). Délaissant les causes, le « pourquoi » de la propension à l’indignation au profit de son « comment », l’ouvrage analyse ce dont l’indignation est le symptôme, la structure de pensée sur laquelle elle s’appuie. À rebours de l’opinion consensuelle selon laquelle le scandale est affaire de passions, d’affects épidermiques, Laurent de Sutter y lit le surgeon d’une raison butant sur son impasse. Dès lors qu’une équation entre « âge du scandale » et « âge de la raison » est posée, l’appel auquel l’essai nous convie se formule dans les termes d’un « pour en finir avec la raison », ce qui implique de sortir de la spirale du scandale. Cinq affaires récentes, venues d’horizons différents, ayant toutes suscité un tollé mondial servent de points de départ, #MeToo ; le bras-de-fer Tsipras, Syriza/l’Union Européenne ; les caricatures de Mahomet ; Nestlé et l’extraction des eaux de la Strawberry Creek ; la photographie du cadavre de l’enfant migrant Aylan Kurdi, échoué sur une plage. Auscultant la santé du débat public, Laurent de Sutter radiographie sur deux plans la structure du scandale, le mécanisme de sa surenchère opposant des camps clivés prêts à tout pour triompher : sur le plan historique, il pointe en amont un scandale fondateur, celui de la crucifixion du Christ — matrice du scandale à l’état pur fournissant la logique des scandales ultérieurs, empiriques —, sur le plan conceptuel, il révèle l’élément dissimulé par le scandale, à savoir, reprenant les analyses de René Girard, la fabrication d’un bouc émissaire, le sacrifice d’un élément qui, par son exclusion, sa disqualification, assure la cohérence de la communauté.À partir des cinq récits de scandales contemporains, Laurent de Sutter dégage les traits définitoires de l’indignation, fille de la raison, chaque récit mettant en lumière une caractéristique : l’indignation produit une identification, confère une identité à un groupe (« et »), « disqualifie tout ce qui est étranger au groupe constitué » (« car »), recourt aux conclusions pour triompher des adversaires (« donc »), repose sur la forclusion d’un élément, de ce qui est irréductible à l’accord (« mais ») et sur l’interdiction de ne pas s’indigner du scandale (« ni »).Certes, « s’indigner, ça ne sert à rien », le geste étant frappé par une « vanité absolue », « une improductivité fondamentale ». Mais, s’il existe une posture d’indignation qui relève du ressentiment, du négatif, du réactif (au sens de Nietzsche), d’une volonté de pouvoir, d’un tribunal de la raison, d’une police (Rancière), qui, adoptée par la « belle âme » vertueuse de Hegel, laisse tout en état, il est une autre forme d’indignation affirmative, active qui, hors de tout jugement, de toute raison normative, de toute volonté d’avoir raison, se constitue en levier de la résistance. L’appel Indignez-vous de Stéphane Hessel fait de l’indignation un catalyseur de l’action et non l’étendard du monopole d’une raison prise dans la tautologie. Le degré zéro de l’indignation (active) ouvrirait la voie au fatalisme, à l’acceptation de l’état du monde.Dans une situation concrète, face aux néo-fascistes, aux climato-négationnistes de la droite extrême, il s’agit bien de vaincre un adversaire relevant de la catégorie de l’ennemi, non pas en vue d’avoir raison, mais afin de lutter contre ce qui assassine les puissances de vie. Ces luttes n’appartiennent pas à la scène morale opposant le Bien et le Mal mais à celle qui oppose lignes de vie et lignes de mort (Deleuze). Ce qui implique l’exigence du choix, de l’engagement et non le renvoi dos à dos de positions antagonistes et symétriques. On terminera sur quelques questions. Le « pour en finir avec la raison » (et sa scène guerroyante, son désir d’avoir raison), l’appel à « une rationalité qui renoncerait à la raison » n’est-il pas in fine décrété par la raison elle-même qui décide de se faire hara-kiri ? Comment se fait le pas de côté, le déhanchement vers ce que Laurent de Sutter nomme une « raison indigne plutôt qu’indignée » ? N’a-t-il pas déjà accompli, de Nietzsche à Deleuze, Whitehead…, par la pensée comme création, irréductible au régime ordinaire de la raison ? Comment concilier la sortie de la raison, du règne de l’indignation et la réinvention du politique, la nécessité dès lors du choix là où Laurent de Sutter semble caresser le vœu de s’abstraire de « l’exigence du choix » et de faire le deuil de la politique, à tout le moins d’une certaine politique (cf. l’essai De l’indifférence à la politique ,…
Luc Baba s’est glissé dans le sillage de treize auteurs et deux autrices (que l’on n’aurait pas qualifiée de…
Des lucioles et des ruines : Quatre récits pour un éveil écologique
Athane ADRAHANE , Des lucioles et des ruines. Quatre récits pour un éveil écologique , Le Pommier, 2024, 336 p., 22 € / ePub : 14,99 € , ISBN : 9782746526891Il est des livres qui bondissent comme des chiens-loups, qui prennent à bras le corps la question de nos rapports au vivant et lancent un chant en faveur de nouveaux dialogues avec le monde, les humains, la faune, les arbres, les océans. Philosophe, artiste pluridisciplinaire, écrivaine, photographe, chanteuse, Athane Adrahane ouvre un chantier de réflexions, de pratiques éthopoétiques qui, s’appuyant sur les puissances du récit, délivre des cailloux de Petite Poucette afin de ne pas se résigner au monde des ruines qui compose notre présent. Les alliés qu’Athane Adrahane choisit afin de retisser des liens harmonieux avec les formes du vivant, afin d’habiter autrement la Terre, de retisser le monde compose comme un portrait en creux (au-delà du « Je » personnel) de l’autrice. Les quatre voix littéraires élues forment une boussole de textes-actions afin de nous orienter dans un monde qui sombre. Il s’agit de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, de L’homme qui plantait des arbres de Jean Giono, de Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… de Christiane Flescherinow et du Petit Prince de Saint-Exupéry. Ces quatre éco-récits hétérogènes se livrent comme des intercesseurs nous éveillant aux manières de nous déprendre de la pensée dualiste opposant l’humain au monde, d’en finir avec la hiérarchie au sommet de laquelle trône l’homos sapiens. Ce qu’ils nous révèlent, chacun avec leurs harmoniques, c’est notre appartenance au monde. La disparition des mondes du rhinocéros blanc, des bonobos, des forêts, des êtres sacrifiés par le néolibéralisme signera immanquablement celle des humains. Désastres écologiques, désastres relationnels, désastres économiques. Ces effondrements et saccages hantent nos actualités (…) Il arrive aussi qu’au sein de ce que l’on pense totalement sec et éteint survivent des graines de possible, des braises de rêve, des sources en dormance. Dans le désert, il y a de la vie et des oasis. Armée d’une lucidité sans faille, Athane Adrahane sait que les actions militantes, les combats écologiques n’endigueront pas les mégadestructions en cours, ne feront pas revenir les milliards d’animaux disparus, d’arbres partis en fumée. Ranimant la question spinoziste « que peut un corps ? », elle interroge ce que peuvent les corps des récits (humains mais aussi non-humains), le corps de la Terre blessée, aux abois. Si, creusant une pensée engagée qui excède la pensée du soin, du « care », si, face à l’urgence à agir, elle mesure la fragilité, la puissance impuissante des dispositifs narratifs, elle en explore la capacité à réinventer le dialogue, tissé d’affects et d’une pensée sensible, avec la planète. À la Terre vue comme une esclave, une manne de ressources, un objet à exploiter jusqu’à ce que mort s’ensuive, Tournier, Giono, Christiane F., Saint-Exupéry mais aussi Isabelle Stengers, Vinciane Despret, Starhawk, UrsulaK. Le Guin, Gilles Deleuze, Félix Guattari, David Abram, Baptiste Morizot, Aldo Leopold, Davi Kopenawa, les peuples autochtones… opposent la perception de la Terre comme sujet, comme « personne à honorer ». À toutes celles et tous ceux qui écrivent les dernières mesures du requiem du vivant, qui se pensent encore maîtres et possesseurs de la nature, Athane Adrahane lance un contre-chant de vie — des vies souvent minuscules —, de victoires sur la bétonisation des sols et des esprits. Les appels à un archipel d’actions locales, à des réinventions de lien avec le cosmos, les questionnements sur les manières harmonieuses, respectueuses d’habiter la Terre n’engagent rien moins qu’une remise en question de la propriété privée. Chacun des chapitres des Lucioles et des ruines. Quatre récits pour un éveil écologique se présente comme un massif de graines qui fécondent des alliances, qui « repeuplent le paysage » (Isabelle Stengers). Cesser de penser à échelle d’homme, « penser ‘comme une montagne’ exige de se décentrer, de ‘prendre en conte’ non seulement le point de vue humain, mais aussi la diversité des points de vie qui façonnent un biotope et qui, de par leur interaction, en assurent (ou non) la grande santé. ». Il n’y pas d’égalité entre forces de destruction et forces de créations, entre ruines et lucioles. Même au cœur de la dévastation actuelle, de la destruction sans retour de l’environnement, des écosystèmes, il y aura toujours des lucioles, des agencements improbables, têtus, qui surgiront des ruines. L’art du combat poético-politique, l’éthique de la terre, Athane Adrahane les met en œuvre non seulement dans ses recherches, ses textes, mais aussi dans ses engagements avec d’autres collectifs humains ou non-humains. Écrit par une sœur du Petit Prince, cet essai fulgure comme une luciole. Ou plutôt comme un essaim de lucioles qui, souvent, déjouent les mégaprojets écocidaires et réensauvagent les corps et les consciences. Véronique Bergen Depuis des siècles, nous nous orientons avec la boussole de l’exception humaine, qui émousse notre rapport au vivant, notre sensibilité. Quand ce n’est pas l’ampleur sidérante des enjeux écologiques qui nous anesthésie. Athane Adrahane nous engage ici, par l’art du récit, à raviver notre dialogue intime avec le monde. Entrelaçant les voix de grands intercesseurs (Giono, Tournier, Saint-Exupéry, Christiane F.), elle dessille notre regard sur sa beauté, comme sur notre pouvoir de le ravager – soulignant ainsi quel rôle essentiel la littérature peut jouer aujourd’hui. Car au sein d’un monde en ruines où tant de voix disparaissent, il est encore des foyers de lumière et de vitalité, quelques précieuses lucioles, à préserver, et d’autres histoires que celle…