Rencontre : « Loïc Gaume, celui qui n’a jamais arrêté de jouer »

Loic Gaume Cover Bdef

À l’occasion de la parution de « Classiques au carré » et dans le cadre de l’exposition « Contes au carré» – présentée du 23 sept. au 30 déc. 2023 au Delta à Namur – est organisée une rencontre entre l’auteur-illustrateur Loïc Gaume et Camille Gautier, son éditrice aux Éditions Thierry Magnier. La discussion revient sur le processus, ainsi que sur leur collaboration autour des albums «au carré».

Discussion modérée par Anne Quévy, spécialiste en littérature jeunesse et responsable du cursus illustration à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles.

Anne Quévy – Nous n’avons qu’une heure et il me semble qu’il y a tellement de choses à dire autour du travail de Loïc Gaume que nous aurons trop peu de temps pour en faire le tour. Nous tenterons donc de passer d’une maison à l’autre, de celles qu’il dessine à celles qu’il construit dans ses livres en espérant retrouver le chemin de la nôtre à la fin. J’aurais donné comme titre à cette rencontre : «Loïc Gaume, celui qui n’a jamais arrêté de jouer». Moi aussi, j’aime jouer et je me suis amusée à extraire de ses dessins ce qui pourrait redessiner son parcours. Ce schéma reprend, par étapes, les maisons devant lesquelles il s’est arrêté ou dans lesquelles il est entré. Il me semble que cette mise en image nous permettra de mieux comprendre son travail. Quand on joue, il faut toujours suivre un mode d’emploi. Il y a des règles. Le truc un peu particulier avec Loïc, c’est qu’il s’amuse à définir ses propres règles et puis, il choisit de les respecter ou non. Comme le Petit Poucet, il a semé des petits cailloux qui l’ont emmené d’une maison à l’autre. Ce sont ces petits cailloux que vous apercevez, ici, reliant différents lieux de passage. Suivons le chemin, suivons Loïc. Première étape : un jeu de kapla®. J’ai imaginé que, dans son enfance, Loïc avait dû être attiré par ces petites unités qui, s’empilant les unes sur les autres, permettent d’inventer des constructions et de les réinterpréter à l’infini. C’est bien un jeu, mais un jeu qui nécessite de réfléchir. Entrer dans un jeu, c’est comme entrer dans un livre : il faut parfois fournir un petit effort parce que les choses nous résistent. Il faut se prêter au jeu : jouer et réfléchir, observer et prendre note, construire et déconstruire pour mieux reconstruire ensuite. Construire c’est donner du sens.

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Ribambelles, Éditions Les Détails, 2014

 

Entrer dans un jeu, cest comme entrer dans un livre : cela nécessite de réfléchir, il faut parfois fournir un petit effort parce que les choses nous résistent.

Il y a aussi l’idée de donner du sens à ce que l’on fait. En préparant cette rencontre, je suis retournée voir les publicités faites pour le jeu kapla® : « Le but à atteindre est simple ET complexe, le jeu permet de réaliser une construction réelle ET imaginaire ». Vous voyez qu’il y a déjà deux choses qui semblent s’opposer : le simple et le complexe. D’un côté une construction se référant au réel et de l’autre une construction imaginaire voire utopique. S’agit-il là de notions qui s’opposent franchement ? Je n’en suis pas certaine. Pour moi, c’est un peu comme les deux faces d’une même pièce. Il me semble que c’est plutôt de l’ordre du contraste : le clair n’existe que parce l’obscur existe. Tout le travail de Loïc s’est construit et joue sur cette notion de contraste ! Dire beaucoup tout en résumant au maximum. Réduire les moyens pour optimiser le «dire». J’essayerai d’entrer dans son travail en pointant ce jeu des contrastes auquel il est passé maître. Les bonnes pratiques en illustration, tout comme en écriture, se nourrissent souvent de cette question du contraste, du choix entre deux (ou plusieurs) manières de raconter. Reprenons cette idée avec l’exemple suivant : vous avez là, le dessin d’une des maisons autour du parc Josaphat. De ces maisons, Loïc a fait une série, il a pris des notes, puis les a reproduites dans un ouvrage, un leporello «Ribambelles». La représentation de cette maison est très détaillée, mais a-t-il pu TOUT dessiner ? Certainement pas, il a fallu faire des choix. On est bien dans le contraste : entre dessin documentaire et dessin d’interprétation.

Construire cest donner du sens.   

Il a aussi dessiné des piers anglais – des estacades. Là aussi, il a listé, il a dessiné un nombre de piers qui s’ajoutent les uns aux autres. On est toujours dans l’idée de la construction réelle et imaginaire, du kapla®. J’imagine que son intérêt pour les constructions de briques lui vient certainement de l’enfance et de ce jeu. Un jour, il s’est dit qu’il allait dessiner des maisons, et puis il a voulu les réunir dans des livres qui permettraient à d’autres de les regarder. Ensuite, il s’est inventé/ construit une petite maison d’édition pour fabriquer ses livres tels qu’il les avait rêvés. Les Détails, c’est une toute petite maison d’édition, mais des projets merveilleux y ont vu le jour. Et il a continué à dessiner, à faire tous ces petits dessins auxquels des dialogues se sont ajoutés dans des bulles. Le dessin toujours et, en même temps, le désir de regarder le plus attentivement possible et celui de résumer, d’interpréter à sa manière, de laisser place au récit sous-entendu dans les images. Tout cela a été le terreau pour commencer à raconter d’autres histoires – des contes – et d’imaginer les rassembler dans un volume. Pour ce projet, sa petite maison, Les Détails, semblait un peu petite et Loïc est allé sonner chez Thierry Magnier. C’est Camille Gautier qui lui a ouvert la porte.

Le dessin toujours et, en même temps, le désir de regarder le plus attentivement possible et celui de résumer (…) de laisser place au récit sous-entendu dans les images. Tout cela a été le terreau pour commencer à raconter dautres histoires – des contes.   

Après tout ce chemin parcouru, je me suis demandé si Loïc aurait de nouveau l’envie de se remettre à jouer avec des briques : il m’a répondu que oui, la brique l’intéresse de nouveau… Les petits cailloux qu’il a semés jusqu’à présent l’ont emmené d’une brique à une autre. Avant qu’on entame la discussion avec Camille, je voulais revenir sur la formation artistique de Loïc. Ce qui, d’une certaine manière, l’a construit. Loïc a fait des études en arts appliqués à Besançon. Il a ensuite choisi de continuer son parcours à l’ENSAV Cambre, école où il donne cours actuellement. La Cambre, on le sait, est l’héritière du Bauhaus, un lieu où l’on conçoit des objets utiles en leur donnant une dimension esthétique. La traduction de Bauhaus est : «la maison de la construction». Je voulais te poser cette première question : pourquoi as-tu suivi un parcours tourné vers les arts appliqués plutôt qu’un parcours orienté vers les arts plastiques ?

Loïc Gaume – Les arts appliqués mêlent création et contraintes, ce qui englobe ce qu’on appelle plus communément design. Cela me permettait de continuer vers le design graphique, j’étais aussi très attiré par les livres pour enfants. J’ai toujours dessiné, c’est la base de ce que je fais aujourd’hui : tout devait déjà être lié dans mon esprit.

Anne Quévy – Je trouve en effet que c’est le type de formation qui correspond exactement à ce que tu as produit par la suite : des images de communication utiles qui permettent de mieux dire et de mieux comprendre le monde. Penser le livre y trouve sa place : l’objet-livre et sa matérialité. Nous sommes bien avec quelqu’un qui a deux «casquettes», à nouveau : l’artiste et l’artisan. Un artisan du livre, du papier, du format et de l’objet lui-même – qu’il découpe et déploie – et en même temps, un auteur qui joue avec les mots et invente des histoires.

Tes premiers récits, les as-tu écrits quand tu étais étudiant à La Cambre ?

Loïc Gaume – Il s’agit d’histoires du quotidien. Ces récits sont venus d’une envie de raconter, alors que j’étais, en effet, étudiant, mais cela ne m’a jamais quitté : je continue aujourd’hui à les dessiner, d’une autre manière évidemment. Les cahiers d’inventaires que j’ai édité, dont tu parlais, sont venus par la suite.

Anne Quévy – Il s’agit de livres où le format, l’objet lui-même, est devenu quelque chose de très important. À partir du moment où tu as décidé de te tourner vers une plus grande maison d’édition où on allait pouvoir diffuser tes livres à plus grande échelle, tu as gardé, me semble-t-il, cette préoccupation de jouer sur la conception du livre en tant qu’objet.

Camille Gautier – Quand Loïc est arrivé avec le projet d’album « Catastrophes ! », « Contes au carré » existait déjà, en termes de chronologie, c’est donc le deuxième livre publié avec Thierry Magnier. Pour celui-ci, il y avait la contrainte des découpes dans chaque page, et donc celle des éléments qui se lisent d’un côté et de l’autre de la page.

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Catastrophes ! Éditions Thierry Magnier, 2018

 

Anne Quévy – Premier livre chez Thierry Magnier avec un texte de fiction inédit, même si pour «Contes au carré», ta «réécriture» des textes préexistants fait de toi un auteur à part entière. Au départ de «Catastrophes!», il y des maquettes en papier, des recherches en volume ?

Loïc Gaume – C’est bien cela : j’ai comme dessiné avec un cutter directement dans des papiers de couleur en poussant la contrainte jusqu’à imbriquer chacune des scènettes les unes aux autres. Pour le publier avec Camille, j’ai dû simplifier le projet en retirant les éléments de papier relevés pour ne conserver que les découpes. Le principe de ce récit en randonnée est resté.

Anne Quévy – C’est vraiment intéressant parce que Loïc profite pleinement de la matérialité du livre, le jeu des découpes, des fenêtres et de la réinterprétation des couleurs.

Camille Gautier – Jusqu’au texte qui devient aussi une image dans ce livre là. On avait des contraintes techniques parce qu’on ne fait pas de pop-ups, qui nécessitent un savoir-faire et une technicité particulière. On avait vraiment envie de continuer avec Loïc, de le suivre dans ses projets, mais pas sous la forme de pop-up. De cette contrainte est née l’idée pour Loïc d’utiliser la découpe seule.

Anne Quévy – Finalement, Loïc, toi qui aimes les exercices sous contrainte, tu t’es amusé à trouver d’autres solutions pour que cela fonctionne, tu t’es pris au jeu de développer le propos à partir d’une nouvelle règle. On ne peut que le constater : tout ton travail est conçu comme un terrain de jeu et d’exploration. En ce sens, tu es un peu l’héritier de l’Oulipo, de ces auteurs qui ont développé un travail d’écriture en s’imposant des contraintes. Georges Perec, pour ne citer que lui, s’est amusé à lister des faits, des lieux etc… On trouve aussi énormément de listes dans ton travail, des choses qui s’alignent les unes derrière les autres. J’avais retrouvé une citation de Georges Perec dans « Penser/classer » : Il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires ; la première est de tout recenser, la seconde doublier tout de même quelque chose ; la première voudrait clôturer définitivement la question, la seconde la laisser ouverte. Cette phrase me semble résumer ton travail. Quand et pourquoi s’arrêter de chercher ? Doit-on faire des choix et lesquels ? Quel élément pourra clôturer une série ou une énumération ?

En ce sens, Loïc est un peu lhéritier de lOulipo, de ces auteurs qui ont développé un travail d’écriture en simposant des contraintes.

Camille Gautier – À la question du Comment est ce que l’on s’arrête, souvent, c’est moi qui ai le mauvais rôle, sinon on pourrait faire durer le travail indéfiniment ! Même si c’est un vrai plaisir de jeu. Mais sans quoi, on aurait pu faire le double de contes ou de romans.

Anne Quévy – Au départ, est-ce Loïc qui arrive avec une masse de propositions, et toi qui élagues ?

Camille Gautier – Il arrive avec des listes très précises d’abord, et des envies déjà bien poussées. Mon métier d’éditrice est d’écouter ses envies, de les accompagner. Ensuite, on discute – que ce soit sur les contes, les mythes ou les romans pour enfants – de ce qui nous paraît indispensable. On a tous des contes préférés, et l’envie de les voir dans la liste, des regrets forcément aussi pour les choses qui passent à la trappe. On échange, c’est vraiment un ping-pong assez fort et permanent pendant toute cette partie là, justement, sur les choix des titres d’abord puis après sur les choix des mots, des phases. Mais en tout cas, au départ, on part de listes.

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Carnet pour Classiques au carré

Anne Quévy – Loïc, je pense aussi aux récits que tu dessines chaque jour : tu y racontes des petits faits du quotidien.

Loïc Gaume – L’attention est en effet portée sur des détails, des situations. Ces récits ont un effet grossissant, ils font passer des choses minimes en événements. C’est à la fois lié et opposé à ce que je fais avec les albums «au carré».

Anne Quévy – C’est à nouveau ce contraste que je trouve intéressant. Ce besoin de faire les deux : synthétiser – extraire ce qu’on appelle la substantifique moelle – et d’un autre côté, déborder comme s’il n’y avait pas assez place. C’est aussi bavard dans tes carnets que concis dans tes albums. Tout cela est très complémentaire : sans doute que tu ne peux arriver à cette « réduction » de la langue que parce que tu t’autorises à bavarder dans tes carnets.

Loïc Gaume – Dans mes carnets, il y a un plaisir à être un peu bavard, mais malgré tout avec cette idée de montrer le moins possible: les décors sont relativement succincts – il n’y en a parfois pas – et l es phrases s’apparentent, pour certaines, à des bribes de conversation.

Anne Quévy – Dans tes carnets, il saute aux yeux que l’observation et le dessin prennent une bonne partie de ton temps. Tu es une éponge visuelle : regarder, observer, décrire et dessiner encore et encore. Je pense qu’il n’y a pas moyen de faire le travail que tu fais si tu ne dessines pas énormément. Tu es toujours en train d’observer de toutes petites choses et, en même temps, d’autres beaucoup plus grandes, tu passes du minuscule au grandiose. Et c’est assez amusant de voir comment tu t’attaches à ce qui est bref – le résumé d’une histoire – et à ce qui prend du temps à se raconter – l’histoire elle-même. Ce qui me semble important aussi, dans la somme de dessins de tes carnets, c’est cette idée d’accumuler, de garder trace de quelque chose. Être le témoin et le passeur, c’est ce que je retrouve dans ta série «au carré» : nous avons un fonds culturel que l’on ne veut pas voir disparaître. Alors on raconte ces histoires-là, autrement, pour ne pas oublier. Camille, qu’est-ce que Loïc avait en main quand il est arrivé chez toi ?

Camille Gautier – Notre première rencontre date d’avant Thierry Magnier, de 2012. À cette époque-là, j’étais assistante éditoriale aux éditions Autrement jeunesse, qui n’existent plus. Loïc nous avait présenté « Contes au carré » au début de ce projet. Le projet m’avait beaucoup plu mais je n’étais pas à un poste qui fait que l’on choisit les projets. Après, j’ai travaillé en freelance pendant trois ans avant d’arriver chez Thierry Magnier comme éditrice. Je n’avais pas oublié ce projet, j’ai donc rappelé Loïc, le projet avait aussi évolué entre-temps de son côté, mais le principe des quatre cases et du résumé était là, le format aussi. Tous les éléments les plus importants étaient déjà fixés. Ce qu’on a retravaillé, c’est le choix des contes, les textes.

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Contes au carré (troisième édition) et Classiques au carré, Éditions Thierry Magnier, 2023

 

Anne Quévy – Ce qui est un peu étonnant – ce n’est pas un secret – c’est qu’il l’avait proposé un peu partout et qu’aucun éditeur ne l’avait retenu.

Camille Gautier – J’ai eu de la chance que personne ne l’ait pris !

Anne Quévy – Qu’est-ce qui t’a vraiment séduite dans son travail ?

Camille Gautier – Ce qui m’a séduit, c’est que je trouvais que cela ne ressemblait à rien d’autre qui ait été publié, et qu’il avait une écriture visuelle très forte. J’aimais beaucoup ce principe du jeu. Dans l’édition jeunesse, il y a eu, à un moment, beaucoup de contes détournés mais jamais de contes revisités de cette manière. C’est que c’était là, une très bonne idée. Je trouvais que c’était fait de façon tellement, à la fois heureuse, ludique et en même temps d’une simplicité assez évidente. C’est cela qui m’a convaincue. Et même si dans notre catalogue, on a très peu de contes, j’ai proposé le projet à Thierry Magnier, il a été séduit par cette évidence là lui aussi, et par le fait que le principe marchait, tout paraissait fluide, car Loïc en avait déjà réalisé une série assez conséquente.

Loïc Gaume – Oui, je pense que j’en avais écrit plus de la moitié, je me suis pris au jeu, mais je voulais aussi être certain que l’idée fonctionne et soit pertinente sur un ensemble conséquent de contes.

Anne Quévy – Je relève ce que tu dis : en faire plusieurs pour voir si l’idée fonctionne. Souvent deux ou trois ne suffisent pas, c’est quand on commence à en faire un certain nombre que l’on voit si l’idée s’épuise ou pas.

Loïc Gaume – Nous avons fonctionné de la même manière avec « Classiques au carré » pour évaluer la pertinence de se frotter cette fois à des romans, pour certains de quatre cent pages. À ce moment, le projet aurait pu s’arrêter à l’idée. Je crois en avoir écrit une petite dizaine avant de les faire lire à Camille.

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Classiques au carré, Éditions Thierry Magnier, 2023

 

Anne Quévy – Tu dis avoir « écrit », ce qui dans une forme si courte reviendrait à dire « résumer ». J’ai toujours pensé qu’il fallait plutôt parler «d’interprétation» de récits existants. Nous avions échangé à ce propos avant cette rencontre et tu m’avais dit que tu ne pensais pas avoir « réinterpréter » les textes.

Loïc Gaume – En effet, car pour moi, cela signifie que la voix de l’auteur prend le dessus sur le texte d’origine, alors que quand j’écris «au carré», je retranscris l’histoire. Finalement, après réflexion et en me penchant sur la définition, je crois qu’il y a bien réinterprétation car – tout comme illustrer est interpréter – je donne une version personnelle de ces textes en les passant au peigne fin. Je les interprète aussi en choisissant les axes par lesquels je les raconte parce que chaque roman, chaque conte, est traité d’une manière différente selon ma lecture. Ce n’est pas objectif puisque je choisis de me focaliser sur certains personnages mais pas tous, sur certains déplacements, lieux et événements… Si on reprend l’exemple de «Croc blanc», ce sont les changements de propriétaires et les différents stades de Croc blanc qui conduisent le récit. Pour «Robinson Crusoé», c’est l’arrivée de différents personnages sur l’île que j’ai observée. Donc, chaque roman est relu différemment. C’est donc bien une manière de réinterpréter ces œuvres.

Camille Gautier – Il existe de nombreuses versions de certains contes. Outre les interprétations audiovisuelles que peut en faire Disney par exemple, tu avais vraiment cette volonté, par exemple dans «Cendrillon», que dans la dernière case, les deux méchantes belles-sœurs soient punies et aient les yeux crevés parce que c’est dans le conte original. Donc, rien que par les choix que tu as opérés, il y a interprétation. Au regard du cheminement, on aurait pu commencer «la série» par les romans et les classiques de la littérature jeunesse, mais je pense que cela s’est fait progressivement et que tu as pu te frotter aux romans parce que tu avais déjà commencé à opérer tous ces choix avec les contes. Les romans demandaient encore plus de travail, de choix, et ont été plus difficiles à traiter parce que la matière des histoires était déjà beaucoup plus denses. Je pense notamment du point de vue de la narration : dans les contes, avec ce «Il était une fois», il y a toujours un narrateur externe. Alors que dans les romans, il est question de différents types de narrateurs. C’était bien plus complexe, je trouve, à opérer et cela a du sens que cela se soit fait dans cet ordre.

Loïc Gaume – Mon envie au départ était d’embrasser la littérature jeunesse dans son ensemble, sans différenciation entre contes, romans et albums. Ce n’est qu’après avoir constaté que l’ensemble des contes était déjà très riche, que des romans comme « Alice au Pays des merveilles » ont été écartés. Je les ai réécrits plus tard pour « Classiques au carré ». J’aurais aimé qu’il y ait les albums comme « L’histoire de Babar » mais cela paraissait moins pertinent du fait qu’ils sont illustrés.

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Classiques au carré, Éditions Thierry Magnier, 2023

 

Anne Quévy – Une chose qui m’a intriguée, Loïc, est qu’il semble plus facile de réduire un conte à trois images plutôt qu’à quatre. Certain.e.s d’entre vous connaissent peut être la classification des 31 fonctions ou actions significatives que Vladimir Propp a rassemblé dans son ouvrage «Morphologie du conte». Propp rassemble ces fonctions en trois catégories : 1. une situation de départ, 2. un événement met en péril l’équilibre initial, 3. résolution/dénouement. Une sorte de triangle : on part, on se bat, on revient victorieux, qu’il semblerait plus simple de représenter en trois cases.

Loïc Gaume – Cette composition en quatre cases s’est faite assez intuitivement. Je pourrais creuser et me demander pourquoi, mais cela me semblait certainement le plus commode et suffisant pour raconter à la fois dans l’économie, tout en ayant l’espace pour raconter l’ensemble. J’étais assez éloigné des schémas narratifs abordés lorsqu’on étudie les contes, c’est leur séquentialisation et le potentiel narratif de ces histoires connues qui m’importaient.

Anne Quévy – Il y a cette difficulté du stéréotype dans les contes. Les clichés. Je me fais un peu l’avocate du diable : en regardant les contes, je me disais, qu’à l’époque actuelle, avoir des stéréotypes qui s’affichent de manière aussi forte dans la représentation ne passe pas toujours bien. Une princesse doit-être nécessairement être blonde et avoir de longs cheveux ? Mais, d’un autre côté, comment faire pour ne pas échapper à cette forme de stéréotype qui permet d’identifier rapidement les personnages ? Là, se situe peut-être la différence entre stéréotype et archétype. Loïc, en préparant cette rencontre, me disait d’ailleurs que les personnages des romans ne se définissent pas de la même manière que ceux des contes. Dans les romans, on a de vraies personnalités, ils et elles sont «vivant.e.s» et ne se contentent pas d’être les véhicules d’une action.

Loïc Gaume – Les enfants de « La guerre des boutons » ou de « Peter Pan » – hormis les Garçons perdus – sont identifiés parce qu’ils ont un nom, contrairement aux personnages de contes qui sont nommés par une caractéristique physique ou de taille : Boucle d’or ou Petit Poucet. Dans les contes, les personnages n’ont presque pas de sentiments, ils sont les vecteurs d’une action, ils jouent un rôle précis, ils ont une fonction : le héros ou l’héroïne, l’adversaire… il s’agit bien d’un archétype, ou d’un type de personnage. Quant à ce que l’on pourrait juger de stéréotypes, il faut penser aux repères pour l’enfant : Barbe bleue, pour être perçu comme tel, ne peut pas être fluet et délicat. Une princesse ne sera pas crédible à la lecture qu’en fait un enfant, sous les traits d’une marâtre. Il me semble avoir pas mal bouleversé les socles traditionnels des contes : la narration et la séquentialisation, les pictogrammes et les formes de couleurs… ce qui a ébranlé au début les plus conservateurs, mais pour ce qui est des repères de lecture, je les ai conservés, aussi pour rester en accord avec les récits d’origine d’Andersen et des frères Grimm.

Anne Quévy – Parmi tous les moments possibles à illustrer/raconter, il faut faire des choix. J’imagine que cela donne lieu à de nombreuses discussions entre vous…

Camille Gautier – Oui, on en discute pas mal avant. On est souvent d’accord, c’est pour cela que l’on aime travailler ensemble et que c’est fort agréable, mais c’est vrai que c’est des vraies discussions d’enjeux. Pour « Contes au carré », c’était moins le cas parce que, tu l’as dit tout à l’heure, Loïc, il y a une forme d’évidence dans les choix des découpages. Pour les romans, cela a effectivement été bien plus compliqué d’être objectif. C’était un exercice fastidieux de relire autant de classiques avec notre subjectivité. On a essayé de faire ce travail de recension. Quelles étapes sont indispensables, comment faire rentrer tout cela sans que cela ne paraisse être forcé au chaussepied… Donc, c’est vrai que c’est beaucoup (beaucoup) de discussions. Je crois qu’on aime cela tous les deux et qu’on arrive toujours à résoudre les « nœuds » que l’on peut rencontrer !

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Contes au carré, Éditions Thierry Magnier, 2016

 

Loïc Gaume – Il n’y a pas de règle pour synthétiser, je procède beaucoup par rapprochements ou associations d’idées avec les actions, les personnages ou leurs déplacements. Le fil de l’histoire doit être fluide. Je garde toujours en tête qu’il s’agit bien d’une histoire que lit l’enfant. S’il peut s’amuser à lire les raccourcis opérés, il ne doit pas ressentir l’exercice de style que cela représente. Même si écrire «au carré» est un défi d’écriture du fait du calibrage à la virgule près, des cent quatre-vingt signes pour chaque case.

Camille Gautier – Et en même temps, l’enjeu était de ne pas avoir une langue aseptisée.

Anne Quévy – Pour les romans, il était impossible de restituer la langue de chaque auteur, tout en gardant une cohérence entre tous les textes. Une langue propre à Loïc qui, tout en s’entendant, laissait encore entendre le texte initial. Autrement dit : une écriture qui trouve sa place en dépit de cet exercice très contraignant du «condensé».

Une langue propre à Loïc qui, tout en sentendant, laisse encore entendre le texte initial.

Camille Gautier – Chaque mot est soigneusement retenu. Nous préférons un mot plus précis et qui permet d’englober une idée, même s’il est moins évident. Je me souviens de certains textes pour lesquels c’est moi qui proposait que nous nous «autorisions» parfois un petit adjectif supplémentaire pour incarner. C’est un dosage d’équilibriste, mais aussi un échange très agréable à faire, on est vraiment dans un travail millimétré.

Anne Quévy – J’ai envie de m’arrêter sur ce moment d’échange entre vous et de vous entendre sur cette question de la réécriture. Une histoire c’est le fond et la forme, l’enjeu est ici de remplacer la puissance de la langue, les variations de rythme par une autre proposition. Je trouve intéressant de constater que, si un auteur a voulu installer un temps long, une forme de suspension entre deux parties d’un roman, toi, tu fais le choix de réduire l’écart. N’est-ce pas une sorte de trahison ? Ne perd-on pas le rythme initial du récit ?

Loïc Gaume – Il ne s’agit, en aucun cas, de trahir le texte, mais de le raconter autrement. C’est une autre voix qui le raconte, il n’est donc pas question de calquer l’écriture de Jules Verne pour réécrire « Voyage au Centre de la Terre » ou celle de Roald Dahl pour « Matilda ». Cela n’empêche pas d’avoir un style soutenu.

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Camille Gautier – Les récits faits par Loïc ne se substituent pas aux récits originaux. Pour moi, ils sont comme des petits bonbons si je peux me permettre la métaphore gastronomique : on en goûte un et puis, une fois qu’on a mis la main dedans, on a envie de tous les goûter. C’est aussi une invitation à redécouvrir ces textes. Ces récits sont une matière vivante modelable, qu’il ne faut pas à tout prix sacraliser. Évidemment pour « Classiques au carré » c’est un peu différent car ces romans classiques sont liés à des auteurs identifiés, mais pour « Contes au carré » et « Mythes au carré », on a justement toute la latitude des conteurs pour s’approprier ces histoires.

Anne Quévy – On est presque dans le registre de la caricature ou de la parodie, d’où la dimension humoristique. En effet, nous ne lisons pas les textes originaux mais les tiens ne veulent pas les effacer non plus. Il est important de pouvoir dire qu’il y a eu une réécriture et que cette réécriture n’est pas anonyme.

Loïc Gaume – Il y a un aspect révélateur dans le fait de retirer. Cela permet aussi de prendre du recul sur ces titres que l’on connaît en partie. Soustraire certaines couches fait sauter aux yeux certains aspects de l’œuvre. L’idée de ce fil narratif sur lequel va reposer «mon» récit vient au moment de la lecture du roman ou du conte original. Une lecture attentive pendant laquelle je prends les notes qui deviendront les textes.

Anne Quévy – On a donc une composition en quatre cases, un peu comme dans une bande dessinée. On n’est pas dans du linéaire mais bien dans du tabulaire: on lit la première et la dernière image en même temps, le début et la fin sont lisibles simultanément. Quatre cases qui ressemblent à un petit théâtre avec personnages qui entrent et sortent, toujours de profil à la manière des Égyptiens. On entre, on sort et parfois on revient dans un autre récit, ce principe est très amusant !

Loïc Gaume – Ce n’est pas faux. Certains déplacements m’ont sauté aux yeux avec la lecture du «Grand Meaulnes» par exemple: Augustin Meaulnes est constamment en fuite, à la recherche de quelque chose. C’est ce que je fais ressortir. Cela a été un des textes les plus compliqués à résumer et le seul pour lequel j’avais brouillé la chronologie dans la première version, cela me permettait de sauter des étapes pour en raconter plus.

Anne Quévy – Je pense que le fait d’avoir ces quatre cases qui s’offrent simultanément à la vue du lecteur participe au plaisir des enfants non lecteurs de textes mais lecteurs d’images : l’intégralité de l’histoire s’offre à eux en un coup d’œil. Ici encore, on retrouve le plaisir du jeu offert au lecteur. L’enfant ne lira pas forcément les images dans l’ordre, de gauche à droite et de haut en bas, mais il pourra en retrouver le fil à partir de ce qu’il en connaît. Quelque chose qui ressemble à un puzzle. L’enfant se retrouve dans la position du démiurge et il adore cela ! Nous parlions tantôt de l’importance que tu accordes à cet objet qu’est le livre dans sa conception et sa fabrication. De belles couvertures toilées comme les livres de mon enfance, composées sur le même principe de la suggestion des quatre cases. J’ai remarqué que, sur la couverture de la nouvelle édition de «Contes au carré», les pictogrammes et le texte n’étaient plus imprimés en doré mais en rose mat. La couleur de la toile, quant à elle, est toujours bleue.

Loïc Gaume – En effet, en matière de fabrication, nous sommes limités, avec Camille, à la gamme des couleurs existantes car il s’agit d’un tissus conçu spécifiquement pour l’édition. La contrainte est aussi dans la fabrication. Même chose pour l’encre. À l’occasion de la sortie de «Classiques au carré», la couverture de la nouvelle édition de «Contes au carré» a changé et « Pinocchio » et « La chèvre de monsieur Seguin » ont migré des contes aux romans et deux nouveaux contes ont fait leur entrée « Le Roi grenouille » et « Jorinde et Joringel ».

Anne Quévy – Et le format ?

Camille Gautier – Loïc avait ce format en tête, il convenait très bien, il a quelque chose d’assez intime. La couverture toilée est quelque chose qui coûte assez cher en fabrication, mais elle s’est imposée assez vite dans l’idée d’un recueil ; on souhaitait réaliser un bel objet, précieux mais pas non plus intimidant. Très vite on a su que c’était ça qui nous semblait le plus cohérent. Pour la maquette, on a travaillé avec un graphiste qui s’appelle Aurélien Farina, fondateur de Paper! Tiger!, qui a rejoint notre duo.

Anne Quévy – Le choix qui a été fait de placer une image emblématique plutôt qu’un texte en quatrième de couverture ajoute un plus esthétique et ludique à l’objet. Un autre petit détail très chic : le tranchefil qui redessine une ligne de la même couleur que les pictogrammes de couverture ! Et pour finir, un petit clin d’oeil : prenez le temps de lire les colophons qui se trouvent à la fin ou au début des livres édités chez Thierry Magnier : ils sont toujours en rapport avec le contenu du livre. Une petite coquetterie de l’éditeur qui s’amuse à nous surprendre là où nous ne l’attendions pas. Dans « Classiques au carré », on peut lire Imprimé au Pays imaginaire en référence à « Peter Pan ».



Article complet disponible sur la page l’auteur du site des éditions Thierry Magnier.

En savoir + :

Loïc Gaume

Né le 11 septembre 1983 à Pontarlier, France Baccalauréat arts-appliqués BTS design graphique et médias imprimés, Lycée Pasteur, Besançon Communication visuelle et graphique, l’ENSAV La Cambre, Bruxelles « Un trait…

Contes au carré

Raconter un conte en quatre vignettes, voici une sacrée prouesse réalisée par Loïc Gaume ; dans cet ouvrage, pas moins de trente-sept contes de cette manière. Livre d’auteur, cette création est une initiative…

Classiques au carré

Et si tous les grands classiques de la littérature jeunesse pouvaient tenir en quatre cases ? Alice au pays des merveilles, Moby Dick, Bambi, Les Quatre Filles du docteur March, Peter Pan, Tom Sawyer……

Mythes au carré

Après Contes au carré, Loïc Gaume nous offre un nouveau recueil riche et unique, où une quarantaine de mythes grecs, d'Ulysse à Héraclès, de Zeus à Athéna, d'Œdipe à Icare, sont racontés en quatre cases…