Œuvres poétiques complètes. Tome 2 (1950-1969)

RÉSUMÉ

À propos du livre

Les six recueils de la maturité réunis dans ce deuxième volume des Œuvres poétiques complètes sont crédités à juste titre d’une sorte de primauté fastueuse dans l’œuvre de Marcel Thiry. Quelques grands poèmes-phares, dont certains sont de véritables chants de croisade, balisent ces six haltes majeures dont la diversité…

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Lire un extrait

Ce matin sous-marin…

Ce matin sous-marin sous la mer de la honte,
L'Atlantide Paris se livre aux coraux lents
Et, squale oisif entre les temples ondulants,
Tu écoutes l'écho de la mort des Atlantes
Erreur comme toi-même aux arcades noyées.

Amant de Paris tu es changé en requin
Triste; toutes les rues de la Paix sont noyées;
On lit encor les noms de Paix et de Paquin
Ondulant par lambeaux dans l'eau lourde, où ondule
Quelque fantôme aussi de colonne Vendôme.
Paris dort son glauque armistice, avec ses rues
Où la chair et la paix et le pain sont fantômes;
Ton spleen survole à coups d'ailerons veloutés
La survivance des beaux passages cloutés
Comme des lois qu'un temps indifférent nivelle,
Et toujours, par l'eau sombre où l'algue s'échevelle
Du souvenir dans cette tiède demi-nuit,
Ô amant de Paris changé en rquin triste,
Tu reviens au gré lent des courants de l'ennui
Vers l'étalage étrange et bourgeois, rue Auber,
Où l'on voit des spodumènes, des améthystes,
Des orthoses, et qui, protégé de la mer
Et du siècle comme un aquarium inférieur,
Organise dans le vert silence un concert
De noms rares, de feux congelés en silices,
De bleuités, de viridences, de jaunesses,
Autour du centre astral qui régit la vitrine,
Un grand triphane jaune de Madagascar.
(On entend sous Paris, sous le fond de la mer,
Une vitesse ancienne ou future frémir.)

Paris dort repliés comme un homme en famine
Serrant sa faim sur lui comme un renard rongeur;
C'est le creux, c'est le manque d'hommes, c'est le vide
De pain, c'est l'absence des alcools aux terrasses
Et dans le cœur ce trou des soldats prisonniers;
C'est Paris maigre, la rue Lepic sans paniers
D'artichauts, de melons, de belons, de rascasses,
Les Halles sans salade et les quais sans poètes
Avec toi seul pour lent requin le long des boîtes;
C'est Paris sans journaux, sans amour, sans croissants,
Sans gloire, sans minuit, sans ses mâles, et sans
La facilité sexuelle des taxis.
Armistice, aveulissements, ataraxies.
L'encre a cessé sa bonne odeur rue du Croissant,
Les croissants de Chiboust existent par leur manque,
L'or exilé ou mort laisse veuves les banques
Sous-marines rue de Choiseul ou rue Vivienne.
Il n'y a plus la mer de voitures, leurs chaudes
Soies en Gulf-Stream dont les asphaltes se souviennent;
Il y a cette mer de la honte où tu rôdes,
Squale, où ton museau pénitent, quand il aura
Contourné cette vague dune l'Opéra,
Reviendra doux heurter l'ancien jardin sous verre
Et sa flottante orchestration de feux glaciaires.

Autour du grand triphane de Madagascar.

Jardin, jardin des joies mortes – pierres de lune,
Des anciens soirs – béryls et des deuils tourmalines,
Jades pour le toucher de lèvres dont le fard
Est au passé comme un soleil d'amour perdue.
Ces pierres tremblent de la même maladie
Dont tu vois onduler comme un bâton dans l'eau
L'Obélisque et le jour, la colonne Vendôme,
Les certitudes, l'Arc de Triomphe et une Âme.
Ô amant de Paris enchanté en squale, ô
Requin pour expier tels soirs comme des proies,
Ces béryls habités des spectres de tes joies
Tu heurtes la cloison vaine qui t'en sépare
Et qui vibre attentivement quand tu entends
Sous la mer ce lointain tonnerre par instants.

(Et dans Paris passaient pourtant des passants rares,
Sans qu'on sût s'ils passaient en chair, ou si c'étaient
Les ombres des vivants du ciel qui descendaient
Vers le fond de la mer, d'une altitude heureuse.
Non. C'était le nouveau bétail bleu de la honte,
Les lémures broutant la honte aux plaines bleues.
Il en est qui pressaient tristement leurs pas d'ombres
Vers une anfractuosité froide où dormir.
Il en est qui paissaient des millions précaires,
D'ironiques argents sans pouvoir de loisir,
Sans l'alcool des autos, le haschich des croisières,
Sans voitures, sans lits-avions, sans Juan-les-pins;
Il en est qui mendiaient bleus des tickets de pain.)

Et nul, ni le requin pèlerin vers l'ancienne
Vitrine aux pavements de gemmes rue Auber,
Ni les bancs résignés d'espèce parisienne,
Nul ne sait quel trommel sous le fond de la mer
Mélange en écroulements de temples les âges,
Quel centaure d'en bas fait passer les orages
De ses galops d'Est en Ouest, du Sud au Nord;
C'est des tonnerres inférieurs, c'est les passages
Des chevaux démontés des escadrons des morts
Qui reviennent, sauvages hardes descendues
Aux enfers, comme aux champs des batailles perdues,
Faire ébouler d'Est en Ouest, du Sud au Nord
Leurs grandes charges vagabondes sous la mer.

C'est peut-être ton présage, Canon futur.

C'est peut-être un grand Maître au travail sous la mer.

Détourne-toi des prestiges morts du triphane,
Mon squale; entends l'appel du futur sous la mer.
Exorcisé requin, reprends ta forme humaine,
Trouve la trappe, essaye un tunnel, pose un pied
De vertical explorateur sur l'escalier
Qui mène à la Maison Manente, à la Matrice.
Un Maître y fait rouler dans l'ombre un Maître-Mot
En foudres sourds parmi la moiteur génitrice.
Mineur du minerai d'aller vite,
Métro,
Métro, Métro, maternelles entrailles.
Mineur de la vitesse en sous-sol des batailles,
Métro plus merveilleux qu'il y a quarante ans,
Qui savais la vitesse il y a quarante ans
Et qui foules encor par tes courbes artères
Le beau sang d'aller vite au cerveau des mystères.
Métro intact au fond de la honte, Métro
Vivant comme il y a quarante ans, et l'auto
Qui volait dans ton ciel de boulevards est mote.
La tiédeur, on est près du feu central, nourrit
Sur tes murs les noms lourds d'Europe et de Concorde :
Il faut ces touffeurs de serres d'art à ces fruits
D'Atlantis pour mûrir pensivement leurs globes.
Tes trains, métro, les grandes pompes de l'espoir,
Tirent encor l'eau d'aller vite du puits noir.
Tes trains s'évasent des tunnels comme des gerbes
Et vont s'élargissent comme on dit que les gerbes
Des nébuleuses vont s'espaçant dans le ciel,
Les yeux d'or de tes trains divergent, comme au ciel
Nous épanouirons en fleurs simultanées
Le divergent bouquet délié des années.
Tu vis encor, héros Métro; j'ai trouvé
La Vitesse, l'autre espérance, l'autre V
Enfouie au profond des grottes de Mémoire,
Et c'est toi, beau voleur souterrain de la gloire
D'aller vite, qui sus soustraire et cultiver
Ce premier Verbe la Vitesse l'autre V
Quand le déluge vert eut noyé les voitures.
Sur tes voûtes s'ensable un Paris sans voitures
Et s'abandonne aux algues de mourir, le pain
Manque, un jaune soleil agonise au triphane,
Le béryl meurt, et tous les luxes bleus se fanent;
Mais ta cuve en rumeur est un tiède pétrin
Où, comme un bras infatigable, chaque train
Rebrasse et repétrit l'espérance innommée
Et remalaxe monotonement l'idée
D'un pain futur encore vague à notre faim;
Et la mer de la honte alourdit ses sargasses
Sur Paris sans parfums, sans alcools aux terrasses,
Sans tous les soirs de tous les néons exaltés,
Mais tu vis sous la mer, Métro, nos vieux étés
Sont descendus aux pressoirs secrets de tes caves,
Tu vis encor, tu respires par grandes rames
En cadence, et pour un grand Pain ou un grand Vin
Tu travailles encore l'épais mélange humain
Jusqu'au jour où ta roue étant assez tournée,
Ton rite ayant assez révolu ta journée,
Assez centrifugé ta cohue enfournée,
Ton vin ou ton levain soulevant les voussures
Fusera dans la mer des mornes salissures,
Aveuglera d'un geyser de feu les lémures
Broutant la honte aux fonds abyssaux de l'histoire,
Et vomira la haute flamme expiatoire
D'un volcan de vitesse aveugle et de victoire.
Table des matières

Âges (1950)
Trois longs regrets du lis des champs (1955)
Usine à penser des choses tristes (1957)
Au courtier mordoré (poème hors recueil, 1957)
Vie Poésie (1961)
Le Festin d'attente (1963)
Prose de la missile (poème hors recueil, 1964)
Le Jardin fixe (1969)

Corrections et variantes, par Christian Delcourt

À PROPOS DE L'AUTEUR
Marcel Thiry

Auteur de Œuvres poétiques complètes. Tome 2 (1950-1969)

Marcel Thiry naît à Charleroi le 13 mars 1897. Dès l'année suivante, ses parents s'installent à Liège où son père fait commerce de bois de mine. À l'Athénée de Liège, un de ses condisciples est Robert Vivier. Marcel publie ses premiers vers dans Belgique-Athénée. En 1915, le jour de ses dix-huit ans, il passe la frontière hollandaise et gagne l'Angleterre où il s'engage dans l'armée belge. À l'exemple de son frère aîné, Oscar, il s'enrôle dans un groupe d'auto-canons qui s'embarque à Brest, pour Archangel. Commence alors une véritable anabase qui conduira les militaires belges de Russie en Galicie où ils participent, en 1916, à diverses offensives menées par les Russes contre les Allemands. Oscar, grièvement blessé à la tête, est trépané. En 1917, le régime est renversé. L'armée russe bat en retraite. Rappelé en France, le corps expéditionnaire traverse la Sibérie, le Pacifique, l'Amérique, l'Atlantique et rentre à Bordeaux en juin 1918. L'essentiel de cette aventure est conté par Oscar et Marcel Thiry dans Soldats belges à l'armée russe (1919) et réécrit par Marcel, seul, en 1965 (Le tour du monde en guerre des auto-canons belges). Cette étrange expédition constituera pour le poète, le nouvelliste et même le romancier une source d'inspiration constante. À la fin de 1918, il entre à l'Université de Liège. Il y conquiert son diplôme de docteur en droit. Il s'inscrit au barreau en 1923. Il a épousé entre-temps Marguerite Kemma, la fille de son ancien professeur de sciences, qui lui donnera deux filles, Lise en 1921, Perrine en 1924. C'est dans cette même année 1924 qu'il publie son recueil le plus célèbre : Toi qui pâlis au nom de Vancouver, suivi, en 1925, de Plongeantes Proues et, en 1927, de L'Enfant prodigue : c'est sur la nostalgie du voyage, la remémoration des odeurs de l'enfance et les souvenirs de sa jeune vie transformée par l'écriture que ces trois recueils fondent l'essentiel de leur inspiration. La découverte de la femme et des femmes est également, surtout dans L'Enfant prodigue, un thème prédominant. La voix de Thiry est encore nourrie de Symbolisme, mais elle possède déjà une musique personnelle et cet accent si particulier de modernité qui s'épanouira de façon magistrale dans Statue de la fatigue. En 1928, son père meurt. Thiry abandonne le barreau pour se consacrer aux affaires paternelles (charbon et exploitation forestière). Il publie d'autres recueils : Marchands (1936), qui fait alterner poèmes et récits, et La Mer de la Tranquillité (1938), transpositions, grâce à la magie du verbe, d'un univers réaliste que le poète côtoie quotidiennement (commerce, téléphone, wagons, automobile). Cette manière inédite de dire les inquiétudes, les joies, les regrets, les peines autant que les plus subtiles nuances du temps confèrent à son œuvre une originalité que le Prix triennal de poésie salue en 1935. Le 10 juin 1939, il est élu à l'Académie, mais en raison de la guerre, il n'y sera reçu qu'en 1946. Il en sera le secrétaire perpétuel de 1960 à 1972. Comme Charles Plisnier, Marcel Thiry a toujours tenu à exercer pleinement, face à la société et aux pouvoirs de l'État unitaire, sa vocation de citoyen responsable et d'amoureux de la civilisation française. Dès 1921, il publie Voir grand. Quelques idées sur l'Alliance française. Dans l'entre-deux-guerres, il collabore à La Défense wallonne et à L'Action wallonne. Durant la guerre, il participe aux activités clandestines des Lettres françaises où il publie des textes sous le pseudonyme d'Alain de Meuse. Il introduit en Belgique les Éditions de Minuit. Il reprend bientôt son combat en faveur de la Wallonie et de la langue française. En 1966, il est élu sénateur de Liège pour le Rassemblement wallon. Réélu en 1971, il devient membre des commissions sénatoriales des Affaires étrangères et de la Culture. Il est aussi délégué parlementaire lors de trois sessions de l'ONU. Entre-temps, il s'est fixé à Vaux-sous-Chèvremont où il poursuit son œuvre poétique : Âges (1950), Usine à penser des choses tristes (1957), Vie-Poésie (1961), Le Festin d'attente (1963), Le jardin fixe (1969), Saison cinq et quatre proses (1969), L'Ego des neiges (1972), Songes et spélonques (1973), L'Encore (1975). La voix feutrée et savante du poète se développe à travers ces livres en des modulations liturgiques disant le bonheur d'être et la hantise de vieillir, grâce à une évocation subtile des lieux et des gens rencontrés. Usant de ces claviers temporels, Thiry réussit à mettre en évidence l'éternel mystère du monde et de l'homme, à maîtriser l'éphémère, à évoquer les thèmes de la mort, de l'amour, du temps qui fuit, du bonheur qui, lentement, se défait, de la souffrance taraudeuse de l'âme et du corps, de la paix sans cesse menacée par les tumultes des armes ou du cœur. Parallèlement à sa poésie, l'œuvre en prose de Thiry se poursuit au cours de l'après-guerre. Dans ses romans, récits, chroniques, nouvelles, tels Échec au temps (1945), Juste ou la Quête d'Hélène (1953), Comme si (1959), Les Nouvelles du Grand Possible, parmi lesquelles Concerto pour Anne Queur (1960), Simul et autres cas (1963), Nondum jan non (1966), on retrouve une volonté d'accréditer l'incroyable, l'impensable comme constante de l'existence (Jean Tordeur). C'est surtout la nostalgie et la révolte qui nourrissent l'inspiration de l'auteur de Distances, nouvelle parue dans Audace en 1960 : nostalgie de l'amour enfui, de la liberté perdue, de l'âge d'avant la faute, révolte contre la mort irréparable, contre le temps irréversible, contre la tyrannie des causes. Il est intéressant de noter que le romancier Thiry, différent en cela du poète, donne souvent le pas à l'action sur la contemplation et que ses héros sont généralement des personnages combattants qui utilisent l'arme du fantastique pour élargir le champ des possibilités et secouer le joug du temps. Un volume d'écrits théoriques : Le Poème et la langue (1967), occupe une place particulière dans l'œuvre. Marcel Thiry y évoque, avec une clairvoyance amoureuse, les problèmes du mètre poétique et ses propres choix en matière de langage. En 1977, peu après son anniversaire, Marcel Thiry est terrassé par une congestion cérébrale. Il meurt le 5 septembre.

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