Original et originel partagent cette aptitude : ils sont toujours les premiers. Mais là où original provoque les reproductions plus ou moins réussies, originel ne vaut que par lui-même. Original est premier de classe ; originel, premier de cordée. On copie l’un, on suit l’autre.
Rémi Bertrand nous propose le guide indispensable pour démasquer les «faux jumeaux» de la langue française. Grâce à lui, plus de confusion possible entre «dédier» et «dédicacer», «rebattre» et «rabattre»… L’heure d’une langue juste et précise a sonné !
Auteur de Un mot pour un autre
Histoire d'un livre : Un mâle de Camille Lemonnier
À propos du livre (début du Chapitre 1) «Est-ce que nos livres, après tout, ne sont pas toujours faits des miettes de notre vie?» En posant la question comme il le fait, Lemonnier reconnaissait l'étroit rapport qui existe entre la propre expérience de l'écrivain et la matière de son oeuvre, les mille liens qui unissent celle-ci à celui-là. Des quelque soixante-dix volumes qu'il a publiés, aucun mieux qu' Un mâle n'aiderait à montrer cette relation; aucun n'a livré, délivré une part aussi grande de lui-même, aucun ne reflète davantage son humeur, ses goûts, ses aspirations. Ce n'est point qu'il s'agisse en l'occurrence d'une autobiographie plus ou moins déguisée. Rien n'est plus étranger à l'aventure de Cachaprès, son héros, que la vie de l'auteur, qui fut bourgeoise, laborieuse, régulière et, le métier, la nécessité et les circonstances aidant, casanière. Mais, à côté de l'existence vécue, il y a, secrète, imprécise, virtuelle, celle qu'on eût aimé connaître, celle qu'on rêve — ou qu'on raconte — faute de pouvoir la vivre. En concevant son personnage, en le peignant et l'animant, Lemonnier s'est libéré de songes complaisamment nourris. Il a imaginé ce qu'aurait été son propre destin en d'autres conjonctures. Ces «miettes de la vie», que son oeuvre va cette fois recueillir, ne sont-ce pas, transposés, les refoulements et les amputations qu'une contrariante nécessité lui a de bonne heure imposés? Un mâle est un récit réaliste, voire naturaliste par plus d'un trait. Mais l'oeuvre apparaît aussi comme un vaste poème en prose où, par delà l'exaltation des beautés d'une nature sauvage et l'épique grandissement du rustre qui la hante, se devine la nostalgie de l'homme civilisé qu'obsède l'image d'une illusoire…
Cultures des lisières. Éloge des passeurs, contrebandiers et autres explorateurs
Cultures des lisières. Un beau titre, plein de promesses, au sous-titre excitant Éloge des passeurs, contrebandiers et autres explorateurs , pour le livre dans lequel Jean Hurstel, acteur passionné, engagé de la vie culturelle, particulièrement dans le domaine théâtral, retraverse son parcours avec autant de rigueur que de franchise et de sensibilité.De Strasbourg où il s’inscrit à seize ans à l’École supérieure d’Art dramatique, qui vise à former des acteurs pour aller au-devant des publics populaires, puis, étudiant en philosophie à l’Université, y créait le Théâtre universitaire, à Bruxelles où il préside depuis dix ans les Halles de Schaerbeek, c’est un itinéraire aux multiples étapes qu’il revit avec nous. Porté par l’ardente conviction que toute politique culturelle doit se fonder sur l’histoire de l’art, la création artistique, mais aussi sur la rencontre avec les populations trop souvent oubliées de la culture officielle, celles des zones industrielles désaffectées, des périphéries urbaines, des campagnes abandonnées. Tout juste sorti du Centre dramatique, il participe avec d’autres jeunes comédiens aux Tréteaux de l’Est qui partaient, à bord d’un autocar brinquebalant mais « dans la grande ferveur des commencements », convertir les populations villageoises de la plaine d’Alsace aux beautés de la culture par la grâce du théâtre. Mais ces militants enfiévrés du théâtre populaire ne trouvaient, au bout de leurs périples, qu’une maigre assistance de notables (sous-préfet, maître d’école, pharmacien…) et jamais le public populaire espéré.Impossible d’en rester là, de renoncer à ce rêve de porter la culture à ceux qui en sont éloignés.Jean Hurstel fait ses premières armes d’animateur culturel à Belfort (1969-1970), invité par le comité d’entreprise de l’usine Alsthom. Il propose aux ouvriers de mettre sur pied un atelier théâtral pour monter deux œuvres originales qui seront pleinement d’eux et à eux. La réponse sera magnifique. Nous suivons la construction collective d’une fiction à partir des récits-témoignages de chacun. Œuvre commune, transposée à la scène et jouée dans des cantines d’usines, sous une tente de cirque, dans les combles d’un collège… L’animateur novice n’oubliera jamais « l’énorme potentiel de créativité et d’énergie de ceux d’Alsthom ».Après Belfort-Alsthom, Montbéliard-Peugeot. Engagé au Centre d’Action culturelle de la ville dont Peugeot est « le moteur, l’aimant, le centre », il décrit « un intense voyage de sept ans » qui commença par les visites aux ouvriers de l’usine Peugeot, dans leurs blocs bétonnés, qui accueillent amicalement « cet hurluberlu venu d’une planète inconnue appelée la culture ». Entretiens, échanges, reconnaissance mutuelle. « Petits brandons allumés soir après soir dans les salons des tours HLM », qui produiront, ici un feuilleton théâtral ; là un atelier créatif pour les jeunes, prompts à la bagarre, où la sœur de Simone de Beauvoir, Hélène, plasticienne, invitée à s’y investir, fera merveille, désamorçant les querelles par ses façons délicates et respectueuses envers eux. Les idées germent, des liens se nouent. Culminant dans une grande fête envahissant le centre-ville, le quartier « des gens bien », pris d’assaut dans l’allégresse de cortèges hauts en couleur.À cette époque, Jean Hurstel prend part à des sessions du Conseil Européen et se lie d’amitié avec des représentants de notre ministère de la Culture, tel Henry Ingberg, et collabore à diverses initiatives en Belgique, notamment l’action du Théâtre de la Communauté de Seraing et le lancement de la Formation des comédiens-animateurs.L’aventure se poursuit, contée avec verve, émaillée d’anecdotes, de portraits croqués sur le vif, d’expériences variées, de hauts et de bas, mais gardant le cap : « Allumer de minuscules feux en espérant grande flambée ».Objectif : varier les démarches, chercher toujours de nouveaux chemins vers l’autre, inventer des approches d’un échange vrai, découvrir et promouvoir un imaginaire populaire, ouvert et fraternel. « Il faut toujours rêver ses révolutions avant de les accomplir. »En 1978, il est nommé directeur de l’Action culturelle du Bassin houiller lorrain, sa terre natale, « le pays des mines et des frontières », appelé aujourd’hui Moselle Est, comme s’il fallait effacer toute trace de son passé, « faire table rase de tout repère ».Jean Hurstel n’a cessé de combattre pour la diversité des cultures, contre la hiérarchie établie entre la Culture unique, universelle, l’Art, et les cultures populaires, regardées avec une sympathie condescendante. Or elles ne sont pas antagonistes mais complémentaires.Autre enjeu : dépasser les clôtures non seulement sociales mais aussi nationales. Avec quelques amis, il fonde en 1990 le réseau Banlieues d’Europe, sous l’invocation « l’art dans la lutte contre l’exclusion », qui se voue à repérer, éclairer des projets artistiques, au plus près des quartiers populaires, le plus souvent ignorés des autorités et des médias. À forger entre eux une chaîne de solidarité, de Belfast à Bruxelles, de Lyon à Bucarest. C’est ainsi qu’il salue Bernard Foccroule, à la base de l’association Culture et Démocratie, très active en faveur de la diversité culturelle et sociale de notre pays. Banlieues d’Europe, que Jean Hurstel préside pendant plus de dix ans, tient des réunions annuelles, notamment à Bruxelles, Anvers, Liège…Sur la proposition de la municipalité, il revient à Strasbourg pour diriger un futur centre consacré à la diversité des cultures. À ce Centre Européen de la jeune Création succède le Théâtre des Lisières, qui déploiera une activité effervescente, passionnante (entre toutes, il se souvient de la lisière avec les cultures turques), mais sera bientôt menacé, puis condamné.Et pourtant, « le monde des cultures reste à explorer, à faire vivre, à mettre en lumière ». Face au « royaume sublime des institutions culturelles officielles, légitimes, seules habilitées à nous offrir les biens et services culturels de ce temps », il importe de célébrer les passeurs, contrebandiers et autres explorateurs, qui franchissent hardiment la frontière et s’aventurent dans l’autre monde, complexe…
L’interprétation à l’œuvre. Lire Lacan avec Ponge
Comme Sigmund Freud et Jacques Lacan, de nombreux psychanalystes proclament leur modestie devant les œuvres littéraires, du moins les plus fortes, de Sophocle à Duras en passant par Shakespeare : c’est elles, disent-ils, qui sont de nature à leur montrer la voie, et non l’inverse. Tel est précisément le postulat de Pierre Malengreau devant les textes de Francis Ponge, dont l’étrange concept de « réson » fut adopté en 1966 et 1972 par Lacan. Ce dernier, à l’époque, veut repenser sa doctrine de l’interprétation basée sur la « résonance sémantique « , autrement dit sur la polysémie des mots : il a constaté que, dans la pratique psychanalytique, elle aboutit souvent à un blocage dans le chef du patient. Il fallait donc veiller à susciter autre chose que du sens, ménager une place à cette « résonance asémantique » que désigne le néologisme pongien. Celui-ci vise un usage de la langue qui s’attache moins au sens des vocables qu’à leur matérialité sonore et graphique, avec l’impact qu’elle peut avoir sur l’oreille ou le regard, c’est-à-dire sur le corps. Un texte ne saurait rendre compte d’un objet extérieur s’il n’atteint à la « réalité » dans son monde à lui ; pour cela, il faut que les mots et les phonèmes « aient au moins une complexité et une présence égales, une épaisseur égale » aux objets dont ils parlent ( My creativ method ). L’étymologie est claire : issue visiblement du latin res , la « réson » est cette dimension par laquelle mots, lettres et sons, en leur qualité de choses concrètes, peuvent toucher le lecteur sans en passer nécessairement par la signification. Comment Ponge met-il en pratique ces propos ? Curieusement, P. Malengreau n’étudie pas les poèmes proprement dits, tels Le parti pris des choses , ou les journaux poétiques, tels La rage de l’expression ou La fabrique du pré . Il leur préfère quatre extraits de L’atelier contemporain (Gallimard, 1977), consacrés respectivement à Jean-Baptiste Chardin, Jean Fautrier, Georges Braque et Alberto Giacometti. Non sans raison, il les considère comme des « poèmes en prose », très éloignés de la critique picturale traditionnelle. Pour Ponge, en effet, il est vain de vouloir exprimer par le langage verbal ce que l’artiste a exprimé par son tableau. Devant les toiles de Fautrier consacrées aux otages des Allemands exécutés en 1941, il veut traduire par la « réson » le fait qu’il y a dans l’expérience de la torture quelque chose d’impossible à dire ; il veut montrer que la pâte picturale ne représente pas la chair des personnages mais qu’elle en est un équivalent , tout comme l’écriture tente d’équivaloir aux non-dits du tableau les plus taraudants. Aussi s’étonne-t-on que L’atelier contemporain , entièrement consacré à des œuvres artistiques, ne comporte aucune reproduction, alors que les textes furent édités à l’origine dans des catalogues illustrés. Sans doute Ponge a-t-il voulu les « détacher « , les rendre autonomes, éviter qu’ils soient perçus comme paraphrases ou commentaires : il a cherché, insiste P. Malengreau, à « faire par la parole ce qu’un peintre fait dans son atelier », à « produire un effet analogue », à « constituer un fait poétique là où l’artiste constitue un fait pictural. »On l’aura compris, L’interprétation à l’œuvre n’est pas d’un abord facile. L’étude minutieuse et savante des textes de Ponge tente de cerner cette fonction méconnue de l’écriture que l’écrivain dénomme « réson « , ses variantes, ses moyens, ses effets, la difficulté de la définir simplement. Peut-être est-ce à propos de Braque qu’il va au plus loin dans cette recherche… Mais revenons au point de départ : qu’est-ce que la conception pongienne peut apporter au psychanalyste ? Partant des rêves tels qu’ils sont racontés par le patient, Lacan distingue « interprétation sauvage » et « interprétation raisonnée ». La première produit un effet de fermeture, débouchant sur une signification qui risque de clore la production du sens. Au contraire, la seconde ne s’arrête pas au sens de la phrase prononcée, mais l’épingle en tant que réalité verbale, permettant ainsi de faire apparaitre ce qui cloche. Or, si la méthode « sauvage » est une tentation forte chez les psychanalystes, seule la méthode « raisonnée » est de nature à viser le point où le sens défaille, afin d’obtenir du patient une réplique élaborative. C’est ici, affirme P. Malengreau, que le travail de Ponge est exemplaire : pour discerner quel usage de la langue rend possible l’évitement du semblant et l’accès fulgurant au réel… Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le livre n’est pas réservé au public des psychanalystes : décortiquant avec opiniâtreté les textes d’un des plus grands poètes français du XXe siècle, il apporte à l’analyse littéraire et picturale contemporaine un éclairage à la fois original et incisif, bien au-delà de l’exégèse convenue. Daniel…