Ecrire, ce pourrait être la tentative hasardeuse de se réapproprier des fragments de réel, vécus ou entendus et de les revisiter selon l’errance trompeuse de la mémoire. Sfumato s’effeuille au fil de trois récits qui ont entre eux la persistance d’une fausse fratrie, une sorte de chambre d’écho en somme. Marqués de l’empreinte des différentes époques dont ils sont issus, les souvenirs en dessinent un croquis anamorphosé qui se fond peu à peu dans un présent incertain. Un tableau ancien, paysage orageux dans les polders et bien de famille accroché au fil du temps sur de nombreux murs est devenu le champ de liberté d’une écriture qui se souviendra mal, volontairement. Même si le souvenir d’un pot de lait accroché au guidon d’un vélo est une réalité qui me fut narrée par ma mère, même si la mélancolie délicieuse d’un paysage flamand est aussi rattachée à ma mère, à ses racines et donc aux miennes, il n’est pas question ici d’une longue nostalgie familiale qui se raconte. Car j’ai lancé l’équipage du lait dans un paysage fracturé, au sein d’une humanité déchiquetée. Et ce sera tout du long la recherche de ce qui est perdu qui se racontera ici. Dans un premier récit qui ignorait encore, au moment où il s’écrivait, qu’il serait à l’origine de cette espèce de fratrie. Car la fin de ce premier récit m’a montré le mystère non élucidé de la dernière trace et de la disparition. Il allait donc falloir en parler. Parler de la mort. Semblable à l’incident d’une panne mécanique sur route déserte, prémices à la dérive en terre inquiétante d’une conductrice soumise à l’immobilité sur le bas-côté boueux d’une voie secondaire peuplée de chiens sauvages. Ce qui fut perdu se retrouvera ici, à l’endroit de la plus banale des fatalités. Passé ce cap d’infortune, il reste la solitaire liberté d’un transi, le mien, en vol plané aussi sentencieux que désenchanté par-dessus les villes opulentes d’un futur sans mémoire.
Auteur de Sfumato
Il faut essayer de résumer un parcours artistique qui a commencé en 1974 et au fil duquel s’est imposé à moi un mode d’écriture théâtrale propre.
Car c’est la scène qui m’a conduite à l’écriture. La scène et le travail au service de cette scène sur des sites naturels bruts.
J’ai donc commencé à travailler en me promenant loin des théâtres. Ainsi, une certaine pratique s’est développée selon le mode de vie des nomades. Cinq premiers spectacles (1974 : « Fastes d’Enfer » - Ghelderode, 1976 : « Yanulka » - Witkiewicz, 1977 : « Pas de Deux » - Claus, 1978 : « Hop Signor » - Ghelderode, 1980 : « Léopold II » - Claus) ont vu le jour alors, non pas pour ce qu’ils étaient mais parce que la vision que j’en avais constituait une réponse à un lieu découvert en promenade et aimé pour sa valeur intrinsèque : une chapelle désacralisée, un chantier d’envergure abandonné avant achèvement, un ancien studio de cinéma, un monument aux morts,...
La matière, la consistance de la matière ont donc fondé ma façon de faire à mon corps défendant. De même que l’incidence directe de la lumière naturelle sur le cours de la représentation. Cette préoccupation ne me quittera plus jamais.
Le hasard me fait découvrir le complexe de la Caserne Dailly, abandonnée. Le gigantisme du site et sa diversité invite à y poser les valises. L’ « époque Balsa » commence véritablement et elle se fonde sur l’exploitation du site au titre de décor naturel mouvant.
L’intervention sur les lieux se précise insensiblement et développe une esthétique mélangée mais toujours articulée sur un travail en direct avec de la matière brute.
Je comprends alors que, n’ayant jamais travaillé dans un « théâtre », je n’y travaillerai vraisemblablement jamais.
Par ailleurs, le hasard toujours me conduit à une radicalisation du travail d’intervention qui, cette fois, s’aventure également dans l’écriture scénique propre, que ce soit sous forme d’adaptations très libres ou selon des partitions entièrement dessinées pour la scène.
Le site demeure le grand inspirateur et les spectacles de cette période prennent racine dans l’exploration-même qui en est faite.
Je commence à ce moment à travailler avec la scénographe Valérie Jung. Cette collaboration, qui n’a jamais cessé, aura, au fil du vécu, généré un type bien particulier d’écriture scénique quasi commune et où la frontière entre l’écrit et la plastique s’est peu à peu évaporée. Cette époque va proposer en 1981 : « La Pilule Verte » (adaptation très libre de « Grâces et épouvantails de Witkiewicz, en 1982 : « L’Inauguration » (un scénario « circonstanciel » relatif à notre installation sauvage dans les casernes), en 1984 : « Est-ce que tu dors ? » (un scénario de fiction), en 1986 : « Roméo et Juliette » (une adaptation très libre de la pièce de Shakespeare) et en 1987 : « Interlude » (un scénario de fiction).
C’est alors que l’esthétique qui s’était développée jusqu’alors a débouché sur un désir d’écrire selon sa propre réalité mouvante et de faire de certains aspects emblématiques du vécu de la matière fictionnelle.
Et dès lors, c’est tout en continuant d’entretenir un rapport singulier avec l’espace, qu’un projet global d’écriture a vu le jour, sans volontarisme, cependant que sous-tendu par une thématique d’observation du quotidien mis en perspective.
Le tissu émotionnel humain placé dans un réseau d’expérimentation physique de la matière a ainsi contribué à la confection des spectacles de cette période.
Dans ce qui commençait à se tisser comme une chronologie, deux textes du répertoire ont cependant été montés ; mais le choix de ceux-ci appartenait pleinement à la recherche temporelle en train de se mettre en place. Cette époque va donc proposer en 1988 : « La Théorie du Mouchoir » (un scénario), en 1989 : « Le plus heureux des trois » - Labiche, en 1991 : « Les Chutes du Niagara » (un storyboard), en 1993 : « Mademoiselle Julie » - Strindberg, en 1994 : « La guenon captive » (une pièce), en 1996 : « Nature Morte » (une partition dessinée).
Commence alors un cycle d’écriture propre au vrai sens du terme. La matière, l’espace conduisent à la question du temps qui les enserre et les façonne. C’est désormais du temps et de sa perception dont il sera fait matière. Et partant, des questions relatives à la place, la légitimité et l’inscription dans un mouvement historique.
Cette recherche s’est ouverte à l’occasion d’un travail scénaristique basé sur la double tétralogie des rois de Shakespeare où transmission et confrontation entre le temps historique et le temps fictionnel construisent la poétique. Au terme de ce travail d’adaptation, un véritable chemin d’écriture a commencé, par l’intermédiaire de l’incursion d’un personnage, celui de La Fille, tout à la fois initiatrice et objet singulier d’un vécu polémique et tumultueux déployé dans l’ici et maintenant du plateau qu’elle fait sien selon un baroud oratoire qui est sa raison même de (sur)vivre. Ce personnage a été à l’initiative de trois spectacles constituant une première trilogie.
Construits en (auto)portraits controversés et successifs d’une histoire incertaine et en reconstruction permanente, ces trois spectacles se répondent évidemment et s’emboîtent même en des endroits qui pourraient être repérable, cependant que chacun d’entre eux peut se regarder comme un objet unique, en tant que moment particulier dans la turbulente introspection de la Fille.
Cette trilogie a initié une nouvelle méthode, celle de la recherche de la trace du dernier lieu ; et ainsi la faculté de « poursuivre » selon la dynamique d’une mise en abîme en devenir.
De cette époque en train de se vivre, il y a déjà eu en 1998 : « Et de toutes mes terres... » (travail scénaristique d’après la double tétralogie des Rois de Shakespeare, en 2002 : « Ce qui est en train de se dire » (premier volet de la trilogie), en 2005 : « Table des Matières » (deuxième volet de la trilogie), en 2008 : « Le Territoire » (troisième volet de la trilogie).
Actuellement, je mets la dernière main à « Wijckaert, un interlude » et dont les représentations sont imminentes. J’ai écrit ce spectacle comme un authentique « entre deux » et spécialement pour Véronique Dumont et Héloïse Jadoul qui m’ont accompagnée durant la première trilogie. C’est que le temps de la fiction s’est mis à se tisser de manière de plus en plus étroite avec le temps de la vie et c’est l’occasion de laisser palabrer, sur un coin de table qui est celle dont il a été question durant toute la première trilogie, ces deux interprètes qui ont vieilli avec moi.
Pour l’avenir, je suis lancée dans la rédaction d’une deuxième trilogie, non pas la « suite » de la première mais plutôt le « rebondissement narratif » de celle-ci.
Cette deuxième trilogie est dite « Trilogie de l’enfer » et se divise en trois textes : « En dessous de l’enfer, l’amour », « L’enfer, l’alcool » et « Au dessus de l’enfer, la guerre ».
Repartant de la famille via la Mère qui « ouvre le bal », cette deuxième trilogie propose cependant une navigation qui va s’en écarter progressivement pour laisser se déployer une sorte de cartographie existentielle relative aux solitudes et aux dépendances.
Tout en exploitant la nécessité de nourrir la géographie archaïque de la première figure maternelle, l’écriture propose une forte corrélation entre trois prototypes (l’amour, l’alcool, la guerre), reliés entre eux comme une gamme d’autant de poisons générateurs de mortelles dépendances.
Le premier volet s’intitule donc: « En dessous de l’enfer, l’amour ».
Ecrit comme une « Annonciation » à l’envers, ce volet place la Mère en majesté, avec son collier en or, mais dans des circonstances particulières, selon l’unité de temps revisitée de ses propres funérailles et au rythme des activités s’y développant jusqu’à la crémation. Equipée de la liberté ubiquiste des morts, la Mère observe sa fille présente à la cérémonie et s’adresse à elle. La question de l’amour, contingent à l’existence même de la fille, y est centrale, autant que dérisoire et historique.
Réglant la question de l’amour via la Mère et au rythme des opérations conduisant à sa propre crémation, la prosopopée maternelle a pour témoin un éléphant en peluche surdimensionné, vivant et curieux, jouet grotesque et mascotte monstrueuse qui se révèle au final virtuose au clavecin. Cette présence éléphantine discrète dans le fond du tableau maternel est une sorte de « signature » (un peu à la manière de Grünewald se représentant tout petit au milieu de la foule qui se presse au Golgotha autour de la croix) et c’est cette « signature » qui prend sa pleine valeur dans le deuxième volet, intitulé : « L’enfer, l’alcool ».
Et dont la figure centrale est cette fois l’Eléphant - qui a viré au rose -, troquant la prosopopée maternelle écoulée pour la fonction d’un magistère incantatoire.
Au-delà de l’alcool, au point où l’alcool rejoint le mythe, l’esprit, c’est désormais le délire qui s’adresse au délirant. Une espèce de gros « Babar » rose, cuisses croisées, occupe à présent le fauteuil de la Mère et devient l’ « esprit de la scène », personnage central d’une « Noce de Cana » athée.
Sorte de double fictionnel mais très libre, cet éléphant rose n’en est pas moins Dionysos, maître très ancien (mais ici frelaté bien que toujours magistral) du délire extatique et du désordre. Prophète amoral, chantre à rebours stigmatisant la tyrannie du bonheur (souvent béat et toujours obligatoire), il est cependant dieu du vin au-delà du vin, dieu créateur, il est l’esprit de la scène, d’une scène vitale autre, autre et non dépositaire de quoi que ce soit, autre et contre l’esprit de vie efficient et convenu.
Par analogie au premier volet, le troisième volet s’intitule : « Au dessus de l’enfer, la guerre ».
Si le premier volet affiche avec le thème de l’amour une proposition antithétique de la mort (le concret de la crémation faisant débat sur la question des origines), c’est le négatif de cela que propose le troisième volet. Et si l’éléphant rose du deuxième volet défiait la joie des morts par l’ivresse insane, ici, au-delà de l’ivresse, la joie des morts triomphe de la tristesse du vivant. Dans une sorte de « Jardin de Gethsémani».
A l’heure actuelle, le premier volet est écrit, le second entamé, le troisième en perspective.
Ce matin, je suis allée chercher du lait entre les bombes. À prix d’or.Au retour, le chaos du chemin était tel que le lait s’est fait beurre.Nous y avons frotté nos croûtons amers, ainsi nous vivons dessous les bombes. « Inestimable don de guerre », premier des trois textes qui composent Sfumato, s’ouvre sur ces mots, ceux des bribes d’un souvenir lointain qui revient à la surface de la mémoire puis se dissipe au fil des pages, laissant s’écouler les phrases comme les couleurs qui s’estompent sur la toile. La maison est détruite, la famille s’est réfugiée dans la cave avec, pour horizon, « la ligne claire » aperçue depuis le soupirail. Par-delà cette ligne claire, les tableaux se succèdent et se superposent : il faut…
Comment regarder plus loin : Onze rencontres entre science et littérature
La collection « La tortue de Zénon », aux éditions de L’arbre de Diane, crée à nouveau des étincelles harmonieuses entre littérature et science, elles qui inscrivent de concert la beauté « au cœur [de leur ] processus créatif », comme le souligne d’emblée l’éditrice Mélanie Godin. Dans Comment regarder plus loin , onze autrices attirent chacune dans leurs paumes une femme de science, qui a éclairé le monde d’antan ou d’aujourd’hui. Ces destins de femmes scientifiques, étudiés par ces autrices, dessinent une large constellation, composée de disciplines (sciences du climat, géodésie et sismologie, physique spatiale, astronomie, mathématiques, pathologie moléculaire des plantes, génétique, médecine et chirurgie, neuro-rééducation) et de contrées (Belgique, Danemark, France, Angleterre, Allemagne, Etats-Unis, Ethiopie, Italie) variées. Renouvelée, la narration est multiple tant chaque autrice assume une manière de rencontrer l’autre. Si une adresse en « tu » est préférée par deux d’entre elles ( Charlotte Biron , Lisette Lombé ), une troisième y met les formes épistolaires ( Veronika Mabardi ). Gaël Octavia et Beata Umubyeyi Mairesse optent quant à elle pour d’autres procédés : la première se place dans les chaussures d’une autre scientifique, Mileva Maric, pour converser avec celle qui lui a été confiée, Emmy Noether tandis que la seconde instaure le cadre du conte, qu’une femme dispense quotidiennement à ses enfants, au sujet de la scientifique mise à l’honneur dans cette nouvelle (Segenet Kelemu). Enfin, Fabienne Radi laisse transparaitre les coutures de la création de son texte : elle dévoile les préambules pragmatiques d’une rencontre, via la recension de nombreux profils LinkedIn identiques, et épingle les aléas d’une rencontre en visio, tributaire de la concentration de ses parties, en proie aux pensées et musique intrusives.Les amorces de la curiosité de ces différentes scientifiques éblouissent de poésie et rappellent la simplicité première d’une recherche scientifique (découvrir ce qu’il y a à l’intérieur du noir, pour Cecilia Payne, scrutée par Anne Penders ; s’intéresser aux choses invisibles, pour Inge Lehmann, approchée par Christine Van Acker ), dont les résultats nous parviennent souvent percés d’erreurs, ce que ces rencontres corrigent (Lisette Lombé, aux côtés d’Aurore Thibaut). De ces frottements scientifiques jaillissent alors des apprentissages majestueux : les « narrations secrètes », au cœur des arbres-archives, qui gardent la mémoire du feu ou du jet stream, font rêver ( Ysaline Parisis , à l’écoute de Valerie Trouet). Nourries de cette réception multisensorielle du savoir, ces artistes ressentent aussi les frétillements de la création : écouter la « trajectoire contée » de Miho Janvier, celle de son « dialogue avec l’univers », déclenche chez Victoire de Changy des poèmes filés dans les airs. Les recherches de Priyanka Priyadarshini mettent Fabienne Radi sur la voie d’un rapprochement magique, entre l’or réparateur à l’œuvre dans le Kintsugi japonais, et la protéine MRX, réparatrice de brins d’ADN cassés, augurant d’un potentiel poème figeant cette alliance.Autrices et scientifiques détiennent un objectif commun, un fantasme de cabane, renfermant leurs intérêts les plus chers. Si les autrices créent chacune une nouvelle dense, close, révélatrice d’un large travail en amont, les scientifiques reviennent sur l’espace qu’il faut dégager pour sonder un phénomène, sur l’effacement volontaire de tout ce qui n’est pas étudié, créant un espace de jeu exclusif, qui concentre toute l’attention. Plus que d’effacer les vitres des fleuristes ou des vendeurs de bibelot pour offrir un écrin brut et net à une éclipse lunaire, Faustine Cantalloube fait de la fuite un prérequis nécessaire au travail sur des « outils qui captent la lumière dans l’immensité ». Une image choisit la scientifique et « se pose, enclume, dans [sa ] tête ». Les sciences et la littérature résultent de ces passions exclusives, de ce temps versé dans une obsession.Chaque parcours de vie, déroulé par ces autrices, appelle à sinuer dans ceux qui les habitent et des liens qui ne peuvent plus être tissés humainement s’échafaudent joyeusement (Veronika Mabardi et Trotula de Salerne). On les voit, ces onze femmes, et toutes, souvent heurtées à l’invisibilisation de leur talent (Mary Tsingou, mise en lumière par Isabelle Dumont ), sont désormais brandies par onze autres femmes, dans des nouvelles fascinantes. Cette guirlande de papier, plaçant dans l’exact même axe science et littérature, appelle résolument à être complétée. Fanny Lamby Comment regarder plus loin explore le monde des femmes, de la création et des sciences. Quelle est la vie au quotidien des scientifiques? Comment entendre, ressentir, rêver le monde des mathématiques ? Son langage dit-il autre chose de notre monde ou en crée-t-il un autre ? Qui sont celles qui les pensent, les créent ou les révèlent ? Dans cette collection de nouvelles, des autrices contemporaines proposent des textes de création imaginant des fragments de vie de femmes scientifiques. Certaines ont marqués l’histoire, mais sont oubliées, d’autres sont des scientifiques actuelles. Notre proposition se veut à la fois poétique, mystérieuse, réparatrice, ambitieuse et ludique, une passerelle entre deux mondes de la création au féminin. Beata Umubyeyi Mairesse sur Segenet Kelemu Charlotte Biron sur Faustine Cantalloube Fabienne Radi sur Priyanka Priyadarshini Lisette Lombé sur Aurore Thibaut Victoire de Changy sur Miho Janvier Ysaline Parisis sur Valérie Trouet Anne Penders sur Cecilia Payne Isabelle Dumont sur Marie Tsingou Veronika Mabardi sur Trotula de Salerne Christine Van Acker sur Inge Lehmann Gaël Octavia sur…