Cet ouvrage vise à rendre compte des projets littéraires de Félicien Rops. Empruntant à l’artiste les titres qu’il avait lui-même suggérés, cette sélection propose moins une reconstitution précise du projet inachevé de Rops qu’une mise en lumière des aspects divers de son écriture. Sous le titre Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps sont réunis les textes, sélectionnés par Hélène Védrine au sein de l’abondante correspondance de l’artiste,…
Auteur de Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps
Davantage que simplement donner le ton, le titre résonne comme un manifeste esthétique. C’est dans l’espace littéraire du peintre, graveur, dessinateur et illustrateur Félicien Rops (1833-1898) que nous entrons. Le recueil Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps se compose de textes sélectionnés par Hélène Védrine, souvent tirés de la correspondance de l’artiste, au fil desquels l’on découvre ses théories esthétiques, sa conception (mouvante, multifibrée) de la modernité, la centralité de l’érotisme, son invention d’une forme de dandysme inspirée par Baudelaire, forme qu’il appelle le druidisme.Ce qui frappe dans la pratique épistolaire mais aussi dans les articles de Félicien Rops, c’est son individualisme…
Éloge du génie – Vilhelm Hammershøi, Glenn Gould, Thomas Bernhard
Dès les premières pages de son Éloge du génie , Patrick Roegiers nous livre une définition très personnelle des génies (en tout cas dans le domaine artistique car ne sont pas abordé.e.s ceux ou celles issu.e.s du monde scientifique par exemple). À ses yeux, ils « ne sont pas de doux dingues, des individus anormaux, bizarres ou délirants (…) », mais « des êtres singuliers dans leur façon d’exister, de voir ou de raconter le monde, et de créer (ou de crier ?) . » S’intéresser à des artistes n’est pas une première pour Patrick Roegiers qui, rappelons-le, fut homme de théâtre à ses débuts. Son imposante bibliographie qui compte plus de cinquante titres, essais compris, mentionne de nombreux talents comme Fragonard, Simenon, Lewis Carroll, Diane Arbus, Topor, Lartigue, Magritte, Doisneau pour n’en citer que quelques-uns, sans oublier les recueils de textes L’œil vivant , L’œil multiple , L’œil complice et L’œil ouvert , consacrés à la photographie.Cette fois, il nous donne une vision singulière sur le parcours de trois artistes sur lesquels il porte un regard singulier, pour avoir côtoyé intérieurement leur œuvre. Un peintre, un musicien, un écrivain avec lesquels il entretient une relation intime : « Les trois créateurs qui font l’objet de ce livre n’ont pas été choisis par hasard. Je les admire et j’aime leur œuvre depuis longtemps. Vilhelm Hammershøi en peinture, Glenn Gould en musique et Thomas Bernhard en littérature ont consacré leur vie à leur art avec une exigence, une modernité et une audace incomparables. Leur personnalité n’est pas celle de chacun. Les manies, les obsessions, les phobies, qui vont parfois jusqu’à la folie, m’ont toujours fasciné. Les génies ne sont pas des excentriques, mais des excentrés. » Du peintre Hammershøi, né à Copenhague en 1864, Roegiers admire la peinture quasi domestique, reflet de la vie conjugale, en retrait du monde, dans un temps suspendu qui serait précisément celui du génie. Tout semble abordé en retenue : la présence humaine, celle de « l’épouse modèle », est réduite à l’essentiel, les teintes et les couleurs sont estompées.De Glenn Gould, Roegiers met en exergue le dernier concert, à Los Angeles, le 10 avril 1965, devant deux mille spectateurs alors que le génial pianiste préférait jouer pour lui-même, car « l’art implique de se retrancher du monde ». Il a 32 ans. Il ne fera plus que du studio pour les dix-huit ans qui lui reste à venir. « Sa vie est une énigme », écrit Roegiers en auscultant les manies assez extravagantes de l’artiste, des manies qui lui permettaient d’affronter son public dans une forme de combat au sommet. Des combats de légende.Avec Thomas Bernhard, Patrick Roegiers approfondit ce sentiment que les génies auraient de vivre en périphérie de l’existence commune. Pour y arriver, l’écrivain autrichien va construire, jusqu’à la perfection, un sentiment d’échec, enraciné dans des catastrophes de l’enfance. Son diagnostic sera sans appel : « Tout a été détruit en moi ». Misanthrope et provocateur, il cultive la haine des autres comme un révélateur de la haine de soi, qu’il va entretenir en haute solitude.Roegiers partage son admiration pour ces artistes hors du commun auscultant des chapitres de leur existence tourmentée avec érudition et attachement. On le sent proche d’eux. On ressent la tendresse lucide et fraternelle qu’il éprouve à leur égard. Et on sort de ce livre court mais dense avec une envie singulière de se confronter à ces œuvres nées d’un tumulte intérieur. Ou d’y retourner avec Roegiers…
Dire et (contre)faire. Jean de Boschère, imagier rebelle des
Figure quelque peu oubliée de nos lettres, Jean de Boschère (1878-1953) fut poète, romancier, essayiste, critique d’art, mais aussi dessinateur, graveur, peintre, sculpteur.Personnage singulier, solitaire, révolté, s’inscrivant en marge des courants littéraires de son temps qu’il traversa sans y adhérer vraiment, il mena longtemps une existence itinérante.Né à Uccle, vivant dès l’enfance en Flandre, il quittait la Belgique occupée en 1915 pour Londres où il se liait aux imagistes anglo-américains groupés autour d’Ezra Pound et de T.S. Eliot ; habiterait quelques années en Italie, « le Pays du Merle bleu » ; s’établirait en 1926 à Paris, où il côtoierait les surréalistes ; et achèverait sa route vagabonde à La Châtre, petite ville de l’Indre où il s’éteindrait en 1953. Laissant une œuvre aux accents très personnels, aux registres variés, admirée par Valéry et par Antonin Artaud, portée par la recherche d’un absolu spirituel. Dans son essai Dire et (contre)faire. Jean de Boschère, imagier rebelle des années vingt , Véronique Jago-Antoine a entrepris de « ré-arpenter les chemins méandreux de cet univers de mots et d’images ». Son étude très dense et approfondie, abusant parfois de termes savants, qui paraît aujourd’hui aux AML dans la collection Archives du Futur, rend toute sa place à un écrivain-plasticien complexe, difficile, tourmenté, dont l’œuvre dès les débuts n’a cessé d’exercer une « incommode fascination ». Des débuts d’inspiration symboliste : les poèmes en prose Béâle-Gryne (1909), et, deux ans plus tard, Dolorine et les Ombres où il prend déjà ses distances avec la tentation de fuir dans le rêve.Suivait la trilogie des métiers, qui ravive, rajeunit une tradition ancienne. Trois petits recueils illustrés – Métiers divins (1913), 12 Occupations (1916), Le Bourg (1922) – souvent négligés, que l’auteur explore avec acuité, soulignant le dialogue textes-images ; nous faisant vivre la mue de l’écrivain, dès son exil Outre-Manche, entre le premier recueil, où percent encore les afféteries de la Décadence, et ceux qui suivront, toujours plus incisifs, dépouillés jusqu’à l’épure.Au cours du séjour londonien paraissent, en édition bilingue, deux recueils : The Closed Door (1917) et Job le Pauvre (1922), livre majeur, que Véronique Jago-Antoine scrute avec une attention passionnée. Un recueil âpre, véhément, douloureux (« Ces pages d’extrême détresse », écrivait Jean de Boschère à un ami, et, dans sa dédicace à Robert Guiette, « ce livre noir, sans ciel, sans oiseaux, sans fleurs ; mais malgré l’enfer ouvert, non sans espoir »). C’est celui dans lequel il reconnaissait un accomplissement : « J’atteignais à peu près mon but dans Job le Pauvre ». Commençant par ces deux vers intenses que Liliane Wouters citait comme la plus belle, la plus éclairante évocation de la poésie : « Et puis, enfin, un midi et à jeun, / La pensée se fend et s’ouvre ».L’auteur nous entraîne dans une analyse pénétrante, minutieuse, presque vertigineuse, des poèmes mais aussi des gravures, des collages qui les accompagnent et les prolongent. « Il me semble que ce livre ne concerne pas la littérature, et qu’il est difficile à classer. On n’en parlera pas, et tout sera parfait. C’est probablement le dernier que je publierai : ce qui me reste dans l’âme ne peut pas se dire », confiait le poète à André Suarès, un de ses amis les plus proches, avec Max Elskamp, René Daumal ou Audiberti…Véronique Jago-Antoine épingle certaines années, correspondant à des étapes. Telle 1913 où Jean de Boschère signe les proses poétiques des Métiers divins, mais aussi deux textes remarquables sur Bruegel l’Ancien, qui enthousiasmèrent Max Elskamp : « Sais-tu, mon cher Jean, que ces pages sont, selon moi, les plus belles que tu aies écrites… ». Ou encore 1927, quand paraît le roman largement autobiographique Marthe et l’Enragé , écho de son adolescence solitaire et rebelle en Flandre, à Lier, marquée par le sort tragique de sa sœur. Dans cette veine s’inscriront Satan l’Obscur (1933) et Véronique de Sienne . C’est également à partir de 1927 que les mots et les images, jusque là indissociables dans sa quête poétique, prennent des voies séparées. En témoigne l’absence de toute illustration lors de la réédition en 1929, dans Ulysse bâtit son lit , de The Closed Door et de Job le Pauvre .Véronique Jago-Antoine achève son étude par l’examen d’une facette méconnue de l’écrivain-artiste : ses écrits sur l’art. Des textes sur Bruegel, « élu comme un frère d’armes », aux monographies consacrées à Jérôme Bosch et à Léonard de Vinci.Et conclut son voyage au plus près de celui qui s’était dépeint un jour comme « un ouvrier solitaire et fiévreux, dont les mains seules ont réponse à la vie », par une certitude : « Nous pouvons nous sentir loin de ses formes, parfois. Son enjeu – oserions-nous dire sa brûlure – demeure…