Depuis 75 ans, l’Occident tente de digérer le désastre absolu qu’il a provoqué et subi à la fois : la Shoah. Tout ce qui fondait la fierté, l’orgueil de l’Europe – sa culture, ses valeurs, sa « civilisation » – a été remis en cause, bouleversé par ce crime sans précédent. L’idée de la « solution finale », sa mise en œuvre active, la tolérance passive ; comment cela a-t-il été possible ?
Depuis 75 ans, nous tentons de comprendre ce « passé qui ne passe pas », pour reprendre les mots de Ricœur, et il est encore attendu que les jeunes en fassent un élément fondateur de leur mémoire. Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, la jeunesse n’a été sommée de répondre à un devoir aussi impérieux, intense et extravagant. Le « devoir de mémoire » est devenu un dogme qu’il est malvenu de remettre en question, sous peine d’être accusé de révisionnisme, voire de négationnisme.
Pourtant, cela ne va pas de soi. Pourtant, les jeunes ne comprennent plus pourquoi ils « doivent » faire mémoire de la Shoah plus que d’autres génocides, plus que d’autres drames.
Pourtant, il est nécessaire de se souvenir et de savoir comment et pourquoi on doit se souvenir.
Si l’on met le « devoir » de côté, on est alors en mesure de réfléchir à ce qu’est la mémoire ; comment elle s’articule au réel, comment elle est instrumentalisée, quelles sont ses parts d’omission, quel est le rôle de l’oubli dans la remémoration.
Tel est le propos de cet essai : toute mémoire est d’abord un récit construit sur un réel définitivement hors de portée. Si l’on veut qu’une mémoire soit vivante, si l’on veut qu’elle ne soit pas exclusivement tournée vers la mort, il convient de poser les termes d’une mémoire qui aide à vivre. Il convient de substituer au devoir, le désir de mémoire.
Les poètes sont pris dans cette tourmente de vivre chaque jour comme le premier. Pour eux, il n’y a…
« Il n’y a que les imbéciles qui ne soient pas gourmands. On est gourmand comme on est artiste, comme on est poète ». Incitant le lecteur au péché de gourmandise, Yves Namur cite Guy de Maupassant dans son introduction aux actes du colloque consacré à La cuisine de nos écrivains qui s’est tenu en octobre 2021, à l’occasion du centenaire de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique. La gourmandise est en effet de mise pour évoquer un sujet d’une telle ampleur. C’est que les écrivains ne manquent pas, qui ont fait de la nourriture un sujet à part entière ou la métaphore de leur art, et du repas, le subtil décor de leur roman ou le symbole de l’appartenance sociale de leurs personnages. Et que l’on ne s’y trompe pas, les auteurs et autrices dont il est question ici, « nos écrivains », sont belges ou français. Ce sont les écrivains de notre patrimoine littéraire, ceux qui ont façonné (et façonnent encore) notre imaginaire. La gourmandise, comme la littérature, n’a pas de frontière. Ainsi, Jean Claude Bologne parle de Flaubert, Zola et Proust dans un chapitre consacré à « l’architecture pâtissière » quand Jean-Baptiste Baronian se penche sur Baudelaire et ses découvertes culinaires belges, notamment.Les liens entre les écrivains et la nourriture, c’est aussi l’appétit d’écrire de Claire Lejeune qui a dû quitter l’école à seize ans, à la mort de sa mère, pour nourrir ses frères et a eu la révélation de l’écriture comme « autogenèse » en cuisinant pour son propre foyer des années plus tard.« La relation à la cuisine n’est évidemment pas la même pour un homme ou pour une femme », remarque Danielle Bajomée qui rappelle les réflexions d’Annie Ernaux et Mona Chollet sur le sujet. « [ T ] ête » mais aussi « bouche gourmande », Claire Lejeune écrit pourtant peu sur les nourritures terrestres. Comme Marguerite Duras, elle rédige un livre de recettes, mais elle le destine à sa sphère intime. Les recettes, glanées çà et là, sont familiales surtout, et se transmettent comme la mémoire des anciens.La présence de la nourriture en littérature se mue également en « hantise du repas » chez Huysmans. Comme le rappelle André Guyaux , de Des Esseintes ( À Rebours ) qui refuse de s’alimenter à Folantin ( À vau-l’au ) pour qui se nourrir est une obsession, la cuisine est capitale dans l’œuvre huysmansienne.Omniprésente dans la littérature, belge ou française, contemporaine ou patrimoniale, la nourriture l’est aussi dans la langue. Daniel Droixhe évoque les écrivains et philologues membres de l’Académie qui se sont attardés sur l’alimentation dans les dialectes de Wallonie. Il cite, par exemple, Pierre Ruelle et son ouvrage intitulé Dites-moi d’où viennent ces mots borains ?, dans lequel il est question de « l’âte levée » et de « grogne », mais aussi la poésie de Willy Bal et sa savoureuse description des fruits de saison, comme les « frambôjes » et les « pètches ». Après avoir distingué proverbe, dicton et phrase situationnelle, Jean Klein décortique la récurrence des aliments dans ce type d’énoncés.Enfin, évoquant, entre autres, Giono, Mallarmé et Maurice des Ombiaux, en guise de mise en bouche, Yves Namur s’attarde ensuite sur Thomas Owen et Marcel Thiry. L’œuvre de Thomas Owen, Les sept péchés capitaux, retient son intérêt pour son interrogation sur la figure du gourmand, bon gros paisible, accueillant, engourdi par la digestion ou […] être primitif et sanguinaire, trouvant son plaisir à mordre, à jouer de la dent ? mais surtout pour son portrait élogieux du personnage d’Igor bien bel homme […] qui ne vivait que pour manger. Chez Marcel Thiry, c’est le personnage d’Octave et son repas au Béfour (référence au restaurant parisien, Le Grand Véfour), décrit dans Comme si , qui fait l’objet de l’attention de l’Académicien.Et c’est avec une incitation à la gourmandise qu’Yves Namur clôture les actes d’un colloque qui ouvriront incontestablement l’appétit aux découvertes littéraires, sociologiques et linguistiques. Laura Delaye Plus d’information Le présent livre rassemble les actes d’un colloque organisé sur le thème de la cuisine de nos écrivains. Y ont contribué avec brio plusieurs membres de l’Académie qui ont tour à tour évoqué l’œuvre de quelques-uns de leurs prédécesseurs – Willy Bal , Maurice Delbouille , Jean Haust, Claire Lejeune , Thomas Owen , Maurice Piron , Pierre Ruelle , Marcel Thiry … – ainsi que les écrits de Joris-Karl Huysmans ou Charles Baudelaire.…
Pierre Hubermont (1903-1989) : écrivain prolétarien, de l’ascension à la chute
Daniel CHARNEUX , Claude DURAY , Léon FOURMANOIT , Pierre Hubermont (1903-1989) : écrivain prolétarien, de l’ascension à la chute , M.E.O., 2021, 232 p., 18 € / ePub : 11.99 € , ISBN : 978-2-8070-0280-7La littérature prolétarienne belge a peut-être été moins scrutée que celle des écrivains régionalistes. La question de la collaboration culturelle durant la Seconde guerre mondiale n’a que rarement fait l’objet d’une vulgarisation ; des études, des mémoires, des ouvrages universitaires lui ont été consacrée : les auteurs du présent volume en mentionnent quelques-uns. L’épuration des écrivains ayant collaboré avec l’occupant n’a pas donné lieu à un débat public retentissant et à des condamnations fracassantes comme ce fut le cas en France. Un certain nombre d’écrivains aujourd’hui connus passèrent entre les mailles d’un filet institutionnel et judiciaire somme toute assez complaisant. Certains s’exilèrent. D’autres furent condamnés à mort ou à des peines de prison. Ce fut le cas de Pierre Hubermont , militant socialiste de la première heure, journaliste au quotidien Le peuple . Durant la guerre, il occupera le poste de secrétaire général de la Commission culturelle wallonne puis celui de directeur du journal La Légia. Il y publiera des articles antisémites, vantant l’Ordre Nouveau, fustigeant les francs-maçons, l’Angleterre et l’URSS. Hubermont, fils de mineurs borains, écrivain prolétarien prometteur, pour des raisons personnelles, psychologiques et professionnelles, renie ainsi à la fin des années 1930 un combat mené au nom du socialisme pour embrasser, à la suite d’Henri De Man, président du P.O.B., le national-socialisme. Écrit par trois auteurs qui ne peuvent être suspectés de sympathie pour les idées nazies, dont les parents furent victimes de l’Ordre nouveau ou membres de la Résistance, cet ouvrage fourmille d’informations historiques, économiques, politiques, sociales, littéraires, culturelles et se penche attentivement, non seulement sur l’histoire de la Wallonie mais aussi sur l’histoire du Borinage, région natale d’Hubermont et d’écrivains prolétariens comme Emile Cavenaille, Louis Piérard, Achille Delattre… ou Constant Malva, membre du groupe surréaliste hainuyer, qui versa dans la collaboration intellectuelle avec l’ennemi sans que sa renommée littéraire subisse une occultation aussi définitive que celle qui frappera l’auteur de Treize hommes dans la mine .Construit de manière chronologique, épousant au plus près la biographie d’Hubermont, proposant des extraits de textes et d’œuvres jamais encore publiés, recourant entre autres sources au fonds Pierre Hubermont des Archives et Musée de la Littérature, ce livre passionnant et homogène repose sur la rigueur des analyses littéraires de Daniel Charneux , qui démontre que, de son premier livre, Synthèse poétique d’un rêve (1923), en passant par La terre assassinée (1928), Les cordonniers (1929), Treize hommes dans la mine (1930), Hardi ! Montarchain (1932), Marie des Pauvres (1934), L’arbre creux (1938), J’étais à Katyn, témoignage oculaire (1943), Germain Peron, chômeur – roman annonciateur d’un basculement idéologique, où Hubermont fait un bilan autocritique des rapports insatisfaisants entre les intellectuels de gauche et la classe ouvrière – jusqu’à ses deux derniers récits, inclassables et jamais publiés, La fée des eaux (Broadway’s Bacterian Ballet) (1945-1947) et Incarcère-t-on Oneiros (1948-1949), Hubermont, inspiré par son expérience personnelle et son terroir, puis par son militantisme journalistique, ne dévie pas d’une trajectoire thématique qui n’empêche pas la mise en œuvre d’une palette stylistique allant du poétique à la satire, du roman social au roman d’amour et de la littérature de combat au merveilleux dystopique.Il repose aussi sur les connaissances historiques de Léon Fourmanoit et de Claude Duray : d’un point de vue géographique et culturel, social et politique, l’histoire de la Wallonie est abordée finement dans ses rapports avec la politique, le Capital, les idéologies. Elle donne une lecture évolutive de la structure de l’État belge. Sur ce terrain, Hubermont a parfois livré des réflexions prophétiques : liens entre intelligentsia et monde du travail, fédéralisation, rapports entre une Wallonie privée de sa dimension verticale et de ses liens naturels avec le Nord de la France face à une nation flamande qui revendiquait déjà son autonomie au début du 19e siècle, nécessité d’une construction européenne pour contrer les sous-particularismes nationaux et régionaux et domination progressive d’un socialisme qui, dès l’affaire de la Banque du Travail dans les années 1930, est déchiré entre idéaux révolutionnaires et gestion des affaires. Fruit de son époque convulsive, l’œuvre de cet écrivain prolétarien controversé nous montre que la littérature est un microscope très utile pour comprendre les enjeux de notre Histoire. Éric Brogniet Né dans le Borinage en 1903, Joseph Jumeau est connu comme écrivain sous le nom de Pierre Hubermont. Rédacteur au journal socialiste L’Avenir du Borinage puis au Peuple, il participe à plusieurs revues littéraires progressistes. Très à gauche dans le P.O.B., mais anticommuniste, il opte pourtant, en 1940, pour l’« Ordre Nouveau » dans la mouvance d’Henri De Man. Il collabore avec l’occupant, d’abord comme journaliste, avant d’animer la Communauté Culturelle Wallonne. Arrêté en 1944, il est déféré devant le conseil de guerre. Son avocat plaide l’irresponsabilité, insistant sur les antécédents familiaux et sur le contraste entre ses articles avant et pendant le conflit. Il va ainsi sauver sa tête. On lui doit plusieurs romans dont, en 1930, Treize hommes dans la mine. En 1935, il signe un texte dans un ouvrage collectif sur la Nuit des Longs Couteaux, où il dénonce les atrocités, les massacres,…