Auteur de L’attribution des marchés publics
(…) Un jour m’était venue l’idée d’une promenade dans la vallée. Parti seul, sans prévenir qui que ce soit, comme un membre des brigades partisanes gagnant le maquis pour mettre à exécution son plan d’attentat – j’étais sûr de mon fait, sûr de revenir avant l’heure du déjeuner – je m’enfonçais par le sentier dans les profondeurs végétales. Je ne sais pourquoi, il me fallait une errance, un égarement, un abandon – mais heureux cette fois, souhaité –, une désertion? J’avançais parmi les branchages de plus en plus touffus, qui finirent par me dépasser en taille. Du haut du sentier que je suivais du regard, j’en vis une autre en contrebas, à une dizaine de mètres. J’avisai la paroi, qui était parsemée…
L’Instant précis où Monet entre dans l’atelier
Jean-Philippe TOUSSAINT , L’instant précis où Monet entre dans l’atelier , Minuit, 2022, 32 p., 6,50 € / ePub : 4,99 € , ISBN : 9782707347831Il faut remercier Ange Leccia. En effet, l’artiste, qui présente son œuvre ( D)’Après Monet au musée de l’Orangerie du 2 mars au 5 septembre de cette année, a donné envie à Jean-Philippe Toussaint d’écrire sur Monet. Et c’est un délice de livre minute, dans un format que l’auteur pratique régulièrement depuis La mélancolie de Zidane , une fulgurance. L’instant précis où Monet entre dans l’atelier s’ouvre sur la phrase du peintre : « Je suis si pris par mon satané travail qu’aussitôt levé, je file dans mon grand atelier ». Une phrase simple en apparence, et qui a déclenché la rêverie puis le travail de Toussaint. L’auteur de La télévision , dont le narrateur ne parvenait pas à avancer dans son essai sur Titien, nous invite à tourner autour de cette image, de pénétrer dans l’atelier du Maître, plus précisément à « saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier ». Nous sommes en 1916. Monet travaille aux grands panneaux des Nymphéas . Non loin de Giverny, la guerre fait rage, et Monet se réfugie dans son atelier. Le texte se compose de neuf longs paragraphes qui s’entament de la même manière, l’ouverture de la porte. Chaque période explore une des frontières que l’artiste est en train de traverser à cette heure matinale. Monet oscille. Il est « entre la vie, qu’il laisse derrière lui, et l’art, qu’il va rejoindre ». Entre l’ombre de la nuit et la lumière du jour. Entre deux âges. Entre la vie et la mort. Il travaille « dans l’incertitude », n’ayant aucune idée du destin des Nymphéas , dont il ne sait pas bien quoi faire, ni comment les agencer, qu’il travaille à ne pas finir. Car finir, c’est mourir. « Jamais, de son vivant, il ne laissera les grands panneaux quitter l’atelier pour rejoindre l’Orangerie ».C’est cette oscillation, cette incertitude, que Toussaint place au cœur de son texte, et dont on sait qu’elle participe à une thématique qui le fascine depuis ses premiers romans et essais. Il faut relire L’urgence et la patience , où il tente de révéler le passage entre la lente maturation intérieur et le déclic, le geste de la création. Il faut relire La mélancolie de Zidane , qui s’attache à saisir l’instant précis où tout bascule, et qui creuse déjà l’importance de ne pas finir . Bien entendu, il faut lire et relire l’œuvre romanesque de Jean-Philippe Toussaint, une des plus raffinées et puissantes tout à la fois de la littérature française contemporaine, et qui foisonne de ces situations, personnages, lieux entre deux .Tout est affaire de précision en matière d’équilibre. Une goutte de pluie peut faire chuter le funambule le plus adroit. Dans le cas de Toussaint, l’ entre deux vibre et atteint l’harmonie. La mécanique de ses phrases est d’une telle finesse, la composition de ses tableaux d’une telle subtilité, que le lecteur croit voler alors qu’il marche sur un fil.Dans L’instant précis où Monet entre dans l’atelier , dès le début, le « je » de Toussaint est là, qui s’insère dans les lieux et se murmure en aparté. « C’est le moment du jour que je préfère, c’est l’heure bénie où l’œuvre nous attend ». Toussaint a rêvé Monet, et il partage ce rêve avec nous. Il parle de création, donc il parle aussi de lui. L’équilibre est parfait. Nous pénétrons avec lui dans l’atelier. Nous voyons le soleil se lever. Nous trouvons dans la beauté un refuge à la violence du monde. Et nous nous efforçons de ne pas finir. De rester entre deux . Nicolas…
Être moi, toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert
Après Monet ( L’adieu au paysage. Les nymphéas de Claude Monet , La Différence, Monet, impressions de l’étang , Arléa), Rothko ( Mark Rothko, rêver de ne pas être , Arléa), Nicolas de Staël ( Nicolas de Staël, le vertige et la foi , Arléa), Goya ( Visions de Goya, l’éclat dans le désastre , Arléa, prix Malraux 2019 ), le dialogue que Stéphane Lambert noue avec la peinture se porte sur Léon Spilliaert. Proximité, sismographe de poète, affinités électives, démarche questionnante qui décloisonne l’œuvre et la vie et plonge à mains nues dans l’imaginaire des peintres : ce quatuor compose moins une méthode qu’un embrasement passionné. Dans Être moi, toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert , Stéphane Lambert livre un récit à deux voix, celle du peintre Spilliaert, celle du narrateur-auteur. Lire aussi : Histoires de vie, des rencontres risquées entre réel et imaginaire (C.I. 190) Comment, un siècle plus tard, mettre ses pas dans ceux de cet artiste né en 1881 à Ostende, qui déclina dans des œuvres marquées par l’inquiétude et l’angoisse la station balnéaire, la puissance de la mer, la nuit — fût-elle en plein jour ? Un subtil jeu d’échos, voire de miroir, s’établit entre ces deux voix qui, davantage qu’être séparées par le temps, se tiennent à distance du tumulte du monde des hommes. Peintre de l’intériorité, Spilliaert a trouvé en Stéphane Lambert un lecteur guidé par les Muses de la sensation et de la voyance.L’essai campe une scène fondatrice, aurorale, de nature géographique, plus exactement psychogéographique : la naissance de Spilliaert à Ostende, un lieu à la lisière de la terre ferme et de l’eau. De même que la ville d’Ostende est construite sur deux éléments antagonistes — la terre et l’eau —, le peintre des espaces nocturnes et vides, de l’errance nimbée de fantastique, navigue entre solidité terrienne et évanescence aqueuse. Comme si la singularité du lieu où il naquit, passa sa jeunesse et une grande partie de sa vie adulte s’était réverbérée dans son caractère, dans son être-au-monde… Richement ponctué par des œuvres de Spilliaert (datées des années 1901-1910, à l’exception de Troncs noueux de 1938), construit sur l’alternance des deux voix, l’essai restitue le voyage de Spilliaert sur les terres de l’inquiétante étrangeté. Étrangeté de la mer du Nord, de l’Océan disait-il, étrangeté de l’existence, opaque comme le flux et le reflux des marées, des sensations, rapport trouble au monde du dehors et au monde intérieur : l’intranquillité de la mer, son appétit d’ogre (« chaque tempête réclame son âme à dévorer ») résonne avec celle de Spilliaert qui, questionnant l’essence des choses, des êtres, des paysages, mettra en forme le réel perçu en le nimbant d’irréalité. Début du 20e siècle : un tremblement d’irréalité décolle les étants, les matières d’eux-mêmes et fait de Spilliaert le spectateur d’un monde par rapport auquel il demeure étranger. Début du 21e siècle : sur les traces de Spilliaert, à Bruxelles, à Ostende, Stéphane Lambert fait l’expérience d’une faille entre soi et le monde, d’un dénivelé irrelevable entre le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible. C’est sur cette faille que l’art se construit. Sœur de celle de Pessoa, l’intranquillité comme tonalité des dessins, des lavis se traduit dans des paysages désorientés, mangés par l’obscurité, désertés par l’humain, dans des autoportraits rongés par le doute. L’Océan est toujours le même, et toujours changé. Le sable est un sol sans mémoire. Je cours derrière l’angoisse qui me pousse. Mes pas effacés s’amoncellent dans une manne inconnue. Ce que je cherche se trouve de l’autre côté. Toujours de l’autre côté. Mettre ses pas dans ceux de Spilliaert, ressusciter les rencontres qu’il eut avec Ensor, les symbolistes, Maeterlinck, Verhaeren (dont Spilliaert illustra les œuvres), avec Zweig, évoquer son mariage, sa venue à Bruxelles, c’est pour Stéphane Lambert descendre en rêveur éveillé dans le vertige immobile, teinté d’onirisme, qui imprègne ses toiles, son existence, c’est s’ouvrir à l’inapaisement de la démarche artistique. Le dialogue, le voyage impulsés par Stéphane Lambert métamorphosent le fantôme de Spilliaert en contemporain revenu à la vie. La grâce de l’écriture est d’abolir…