Il était toujours bel homme. Beau. Droit. La médecin du travail a vu. C’est son métier. Elle lui a dit quelque chose ne va pas. Il est resté cinq ans en faisant les deux. Travailler. Avoir mal. S’il n’y avait pas eu la médecin du travail il n’aurait pas eu le droit d’arrêter. Arrêt thérapeutique. C’est le nom. Arrêt total. Cent pour cent. Il gagnait plus qu’en travaillant. Il a arrêté de travailler pour devenir homme au foyer. Arrêté pour vivre entièrement sa douleur. Il m’emmenait au travail. Il t’emmenait à l’école. Il rentrait à la maison. Il trafiquait. À droite. À gauche. Tu n’allais pas à la cantine.
Il te cuisinait des frites. Des poissons panés. Une pièce de bœuf. Je n’ai jamais su ce qu’il faisait. J’aurais voulu rester à la maison. Être comme lui. Vaquer à mes occupations. Il m’a proposé qu’on échange de corps pour voir la différence. Je lui ai dit non.
Pour sa fille enceinte et empêchée d’assister à l’enterrement du père, une mère se souvient et raconte l’homme malade avec qui elle a partagé sa vie. Peu de place ici pour la psychologie, le roman se concentre sur des sensations liées aux petites choses du quotidien, au temps qui passe, aux gestes, aux verbes, aux images qui constituent la vie et qui mis bout à bout tissent un délicat récit intime, déroutant de sincérité.
Ce monologue est celui d’une femme enfermée dans un quotidien rétréci par la maladie de son mari où pointe pourtant, par petites touches, quelque chose de plus vaste. Cette femme donne à la fois de l’attention, du soin et de l’amour petitement dit et le raconte avec les mots simples, touchants, parfois cruels ou drôles qui sont les siens.
Pauline Allié excelle à travailler le rythme, la ponctuation, la musique des mots et donne à entendre physiquement le récit. Rien n’est suspendu, pas de sous-entendus, ni de sens caché. Tout ce qui est à voir, entendre, comprendre est là, présent.
Les images de Carlotta Bailly-Borg sont comme des avatars élastiques, des pantomimes polymorphes qui traversent le monologue, rebondissent contre les mots, se glissent entre les pages, proposent une chorégraphie singulière en miroir du récit.
Autrice de Là où se forment les montagnes