« La mère était debout. Elle était un personnage debout et une image verticale.» Le secret de la mère couchée, son mystère, est éprouvé ici en face de la mort. Appelé à son chevet, son fils, le narrateur, assiste à son agonie et à sa fin pendant six jours. La lutte de sa mère contre la maladie lui fait revivre sa propre lutte contre la névrose au cours d’une psychanalyse, dix ans auparavant. C’est dans l’évocation constante de l’analyste, transformé par la mémoire en Sybille, qu’il vit la mort de sa mère, entouré des fantasmes, des rêves et des souvenirs qu’elle suscite.
Pour se trouver elle-même, sa mère a lutté avec acharnement. Quel est le sens du combat qu’elle a mené sans espoir? Nous ne pouvons que le pressentir et voir qu’il restitue au narrateur la parole. Ce roman, où la vie est exaltée dans la mort, est une œuvre de lutte et d’acceptation des périls. «Nous ne sommes pas dans la réconciliation, dit la Sibylle, nous sommes dans la déchirure. On peut vivre aussi dans la déchirure. On peut très bien. »
Éditeur : Actes Sud, Labor
Date : 2021
Format : Livre
Auteur de La déchirure
L’éléphant qui avait du pollen sur les pattes arrière
En 2001, de retour d’une visite chez sa mère, c’est décidé, Gilles veut savoir. Cet ingénieur du son quadragénaire, « un valide en chaise roulante » est bien résolu, après une nouvelle querelle avec sa mère, à découvrir le fin mot de l’histoire, de son histoire. Il s’adonne à un travail de fouille, il investigue, sonde les recoins de sa mémoire, interroge les actants de son histoire afin de savoir pourquoi. Pourquoi a-t-il été placé aux Écureuils ? « […] j’étais décidé d’aller jusqu’au bout. Jusqu’aux entrailles des Archives générales du Royaume où j’espérais, en désespoir de cause, dénicher la clé de l’énigme ». L’on suit alors cette construction du récit de soi à partir de cette « case départ » : « Depuis toujours, j’habitais aux Écureuils, un endroit plein d’enfants et de religieuses, au milieu d’un grand parc. Nous l’appelions l’Institut, c’était mon chez-moi ». Mais pourquoi, toujours, les souvenirs de ces moments remontent-ils à la surface ? « Les souvenirs, ce ne sont pas comme les chemises qui s’usent plus elles sont portées. Ils reprennent des couleurs en se frottant au temps qui passe. Ils rajeunissent avec les années. » Lecteur, je te dois un mot d’explication : tel un détective, j’effectue des recherches sur mon passé, plus précisément sur ma prime enfance. Tellement de cachotteries, de sous-entendus, de sourires gênés que cela en est devenu insoutenable. Je souffre de ne pas savoir ce qui s’est réellement passé. Personne ne m’a jamais donné la raison de mon placement en institution spécialisée alors que je n’avais même pas deux ans et que j’habitais chez mes parents. Et quant à mon état, des jambes sans grande force, je n’ai eu droit qu’à un festival d’argumentations pimentées de jargon médical, pour être sûr que je n’y comprenne rien. Par un enchevêtrement du passé et du présent, des anecdotes que la mémoire concède au personnage-narrateur mais également par l’entremise d’une boite métallique contenant des photos que la directrice actuelle de l’institut, jadis stagiaire, lui confie, ou encore grâce à son dossier médical, aux propos de sa tante Emma, aux élucidations de son ancienne assistante sociale, Agnès, et aux autres figures-clés de ce récit de vie, ou via le dossier protectionnel 1959 n° S 407356, cette recherche construit du sens tant pour Gilles que pour le lecteur.Des canaux d’informations divers documentent l’intrigue et l’ancrent dans le propos d’un personnage-narrateur ; le lecteur perçoit l’histoire par son prisme, sa conscience, ses souvenirs. La voix narrative s’historialise, remet en perspective son rapport à sa genèse et au monde. Toutefois, des ruptures de focalisation créent une discontinuité et perturbent la tension du récit, sans crier gare : de brefs segments sont portés par la voix de la mère, Gerda Covens, créant une différenciation intrinsèque, une scansion temporelle, des segments d’histoire parsemés mais criants pour la résolution de cette enquête.Un cadre temporel oscillant entre 1957 et 2021 en relation avec des configurations spatiales enchâssées qui donnent à voir le personnage principal tantôt dans ses excursions enfantines à la cascade de Coo, aux grottes de Han et à la mer du Nord, tantôt attablé à la terrasse du Roy d’Espagne, ou dans la salle des pas perdus du Palais de Justice de Bruxelles, ou « Chez Rose », le salon de coiffure de Gerda à Berchem-St-Agathe, ou dans la caverne d’Ali Baba de Tante Emma au Chant d’oiseaux, ou encore au Café de l’Union, au Théâtre de Paris pour la reprise de Starmania ou à Milan pour un ultime déchirement. Philippe Marchandise nous livre un voyage d’investigation qui raconte une quête de soi, une conquête en tant que sujet. L’éléphant qui avait du pollen sur les pattes arrière , un récit d’émancipation, la découverte des coulisses d’une existence et l’intime lien entre un fils et sa mère. Sarah Bearelle Plus d’information Gilles part sur les traces de son passé pour comprendre les raisons qui ont poussé sa mère à le placer alors qu’il…
Être son fils : parcours d’un enfant seul
Le récit d’ Isabelle Steenebruggen se présente comme une fiction inspirée de faits réels. Il retrace la biographie d’un narrateur s’adressant à une femme dont nous ne connaissons rien. Nous comprenons assez vite que nous allons lire un récit d’un homme mûr qui, tel Didier Eribon, nous relate sa vie avec une authenticité mâtinée d’un point de vue réflexif.Nous suivons ainsi le jeune Hidli, qui a grandi dans les terres cultivables au Sri Lanka avec une mère travailleuse, deux frères aînés et en filigrane, un père absent. Moins marqué par ses origines modestes que par le caractère bien trempé de sa mère, le héros se gorge de toutes les facettes de cette figure maternelle bienveillante avec qui il vit à son insu des moments fondateurs. Malheureusement, sa maman lui est arrachée beaucoup trop tôt par la maladie. La culture où il évolue fait peu de cas d’un enfant en deuil, c’est donc tout naturellement que le père part refaire sa vie ailleurs et que les deux frères prennent leur envol, laissant Hidli seul dans la maison familiale avec pour rôle d’accompagner sa mère dans l’au-delà. Terrassé par la déréliction et les repères brisés, il trouve un apaisement à sa détresse dans l’ivresse de l’alcool, alors qu’il n’a que treize ans. Terrible, cette période, tellement longue, tellement sombre ! Tout me faisait mal, respirer, parler, manger, marcher. Ne parlons même pas d’aller à l’école. Vivre n’était plus qu’une immense douleur que seul l’arack anesthésiait un peu, le soir. À l’époque, dans ce pays où on commençait déjà à tuer à tour de bras, le sort d’un enfant de treize ans abandonné à lui-même n’intéressait pas grand monde. Rien de ce que je vivais ne paraissait grave aux yeux de qui que ce soit, donc je n’en parlais pas. Seule Anusha semblait se rendre compte des ravages que ces chamboulements et ces disparitions causaient chez moi. Son parcours scolaire devient chaotique, il se laisse aller à la dérive, incapable de sortir de sa prostration, mais il a la chance de nouer de belles rencontres avec des personnes bienveillantes qui le traiteront avec dignité. D’aucuns le voient comme « celui qui a mal tourné », d’autres sont toutefois capables de comprendre ses silences et les blessures qui se cachent derrière. Consumé par le manque d’amour, Hidli se bat contre l’injustice et tente constamment de cheminer vers une vie meilleure, même si la honte et la culpabilité reviennent le tarauder lors de ses échecs, même si la violence et les exactions font rage dans son pays.Il grandit, devient un employé engagé dans la Croix-Rouge, un homme d’affaires accompli, un mari, un père. Nous lisons les grands tournants de sa vie, les nouvelles balises qui remplacent les repères perdus, mais également les histoires d’amours déçues, son attachement viscéral à son île, son désir de la quitter aussi et le réconfort constant de l’alcool. Malgré ses failles et ses évitements, il est toujours guidé par la lumière, sa seule obsession : s’en sortir. Je n’ai pas réfléchi ces soirs-là. Je sentais seulement qu’il y avait un moteur à l’intérieur de moi, qui m’indiquait ce que je devais faire. Ma grand-mère inerte sous les jets de pierres, les poules de Nimal qui hurlaient, terrorisées, la ruine de la famille, les odeurs d’essence et de chair brûlée, tout cela s’enchaînait dans un tourbillon de noirceur qui nous emportait tous, nous faisait dégringoler vers un enfer contre lequel il fallait lutter. Remonter à la surface, à tout prix, comme le jour où je me noyais. S’accrocher, s’agripper à la moindre prise pour remonter, pour éviter de se laisser emporter par la vague de haine. Sinon, nous allions tous y passer. Être son fils est un récit de fiction réaliste où l’histoire singulière du protagoniste est décrite avec minutie sur un fond historique tout aussi réaliste caractérisé par la violence des prémices d’une guerre civile. C’est à travers les sensations du héros que nous palpons l’ambiance sur son île, mais aussi les émotions qui ont forgé son caractère et ses décisions. Isabelle Steenebruggen nous offre ici un récit très sensible, authentique et lumineux d’une grande justesse sur le parcours remarquable d’un homme qui a louvoyé sa vie durant entre différentes formes de violences et qui a fait de son mieux pour avoir une vie décente.Une histoire qui fait résonner d’un accent particulier les propos de Jean-Paul Sartre : « L’important ce n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous-mêmes nous faisons de ce qu’on a fait de nous ». Séverine Radoux…