Jim d'Etterbeek : Bruxelles, les années noires

RÉSUMÉ

Jim d’Etterbeek est le premier livre présentant les planches de Chaim Kaliski, auteur prolifique d’une œuvre monumentale: plus de 6.000 dessins et planches à la plume et à l’aquarelle, le plus souvent sur de grandes feuilles de Canson A3, qu’il recouvrait jusqu’au carton du bloc, ou ce qu’il avait sous la main. Bien que souvent présentée dans de grandes collections, elle n’avait encore jamais été rassemblée en album (hormis une petite monographie confidentielle en 2002 : Un siècle de génocides de Chaïm Kaliski, chez Didier Devillez).

Exposée par bribes dans les musées, on n’avait jamais pu se plonger et lire ce témoignage unique d’une époque qu’on voudrait définitivement révolue, à condition d’en conserver vivante la mémoire.

Chaim Kaliski raconte pourtant très bien. C’est qu’en fait de mémoire, la sienne est tout à fait particulière. Aujourd’hui, on le dirait sans doute « asperger », mais puisqu’on n’a commencé à mesurer cette singularité que récemment, on dira que c’était un artiste singulier à la sensibilité et à la mémoire exceptionnelles.

Tout se passe comme si la vie de cet artiste s’était arrêtée lors de l’arrestation de son père, qu’il ne devait jamais revoir, en février 1944. Kaliski ne s’est jamais marié. Il est resté dans ses souvenirs, maintenus aussi riches et vivaces que la réalité. Encouragé par sa sœur, artiste peintre, il s’est mis à les transcrire en bande dessinée, à partir de 1989.

Jim d’Etterbeek rassemble les planches racontant les années de l’occupation allemande et la vie dans la communauté juive bruxelloise. Récit de la Shoah, récit de soi, ce premier volume constitue la part autobiographique, le fil conducteur de l’œuvre de Kaliski, l’histoire de cet enfant caché à Bruxelles. En creux, on découvre la réalité des “années noires” dans les rues de Bruxelles.
C’est un récit vivant, raconté du point de vue de l’enfant qu’était Kaliski durant cette période, un enfant à la mémoire étonnamment précise et colorée. Chaque planche rapporte une discussion de la vie quotidienne, dans ces circonstances historiques, et dépeint leurs conséquences concrètes sur la vie des Bruxellois. Chaque planche dépeint les façades et les vitrines de l’époque, les produits qui s’y étalent (ou ceux qu’on ne trouve plus), les marques alors en vogue, les tickets de rationnement, les privations et les vexations… Chaque planche évoque aussi le programme du cinéma et les chansons que diffusaient les radios.

Etterbeek est une des 19 communes de Bruxelles, mais la chronique de Kaliski, qui s’étend des années vingt à l’après-guerre, explore les autres communes de Bruxelles : Anderlecht, Schaerbeek, Saint-Gilles, Ixelles… Certains épisodes sont davantage développés, comme la rafle du 3 septembre 1942, et certaines figures sont récurrentes, comme le «traître» Jacques Mousso.

En lisant Jim d’Etterbeek, le lecteur se trouve plongé dans le quotidien de ces années noires, tel qu’il était vécu, et ce que les livres d’Histoire peinent à nous rendre sensible devient ici vivant et coloré. On lira comment des idées révoltantes ont pu s’implanter dans les esprits, comment leur mise en œuvre dans des décrets et des lois a chamboulé les vies, d’abord insensiblement, jusqu’à l’issue que l’on sait.

La conception de ce livre a nécessité des centaines d’heures de travail : l’œuvre, soigneusement conservée par la famille de l’artiste durant de longues années, dut être inventoriée, triée, numérisée, traitée… jusqu’à constituer la matière de quatre (premiers) livres, dont Jim d’Etterbeek est le premier.

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