1. LES CHEMINS PARALELLES En comparant le cheminement de ces deux « géants », non seulement du roman criminel, mais aussi des lettres belges, on ne peut qu’être frappé, quoi qu’on en dise, par l’étonnant parallélisme de leurs carrières respectives.
Tâchons d’en explorer rapidement les étapes principales avant d’en venir aux rapprochements qui s’effectueront à l’époque du « Jury », alors que tous deux auront accédé à la notoriété.
Étonnant de constater que Georges Simenon est né dans la nuit du jeudi 12 au vendredi 13 février 1903 et que Stanislas-André Steeman publie en 1931 une de ses œuvres fortes intitulée précisément La Nuit du 12 au 13, puis en 1961 Peut-être un vendredi, son avant-dernier roman.
Étonnant toujours et curieux hasard, cette nouvelle de Simenon publiée quelques années plus tôt dans Froufrou 1 , signée du pseudonyme de Gom Gut et titrée La Nuit du 14 au 15 !
Surprenant aussi que nos deux auteurs ne se…
Georges Rodenbach, chroniqueur parisien de la Belle Époque (in Patrimoine)
Il existe un malentendu à propos de Georges Rodenbach (1855-1898) : l’histoire littéraire l’a figé dans le rôle du poète d’un seul livre, Bruges-la-Morte. Certes, il a lui-même forgé sa légende en prétendant à qui voulait le croire qu’il était né à Bruges. En réalité, il vit le jour à Tournai et il passa la majeure partie de sa vie à Gand. Avant un séjour à Bruxelles à la tête de la revue La Jeune Belgique. Mais l’homme était ambitieux. Il sera donc le premier écrivain belge à tenter sa chance à Paris. En janvier 1888, ce jeune Rastignac débarque dans le quartier des Batignolles, à deux pas du salon littéraire de son ami Stéphane Mallarmé. Il vient d’être nommé correspondant du Journal de Bruxelles pour lequel il écrira plusieurs centaines d’articles intitulés sobrement "Lettres parisiennes". C’est toutefois le Figaro et le Gaulois qui le feront connaître du grand public. Au Figaro, de façon épisodique puis chaque mois de 1895 à son décès prématuré XX ses chroniques paraîtront toujours en première page... La BNF a accompli un effort considérable de numérisation des grands quotidiens parisiens. À l’aide de la bibliographie minutieuse établie par Pierre Maes en 1926, le site bruges-la-morte.net propose de découvrir les articles de Rodenbach parus dans Le Figaro (tirage de 80.000 exemplaires à l’époque) et dans Le Gaulois (20 à 30.000 exemplaires). De son côté, le grand journal suisse francophone Le Temps a numérisé tous les exemplaires du Journal de Genève. Les articles de Rodenbach pour le journal suisse sont désormais aussi lisibles sur http://bruges-la-morte.net/ Au total, Georges Rodenbach, chroniqueur parisien de la Belle Époque et Georges Rodenbach, correspondant parisien du Journal de Genève reprennent plus de 80 articles, dont 50 du Figaro. Le tout assorti de brèves annotations qui replacent le sujet ou les personnages cités dans leur contexte littéraire et artistique. Écrits dans une langue fluide et élégante, ces articles offrent l’occasion de découvrir un Rodenbach tout à l’opposé du poète éthéré d’une Bruges qu’il avait décrétée « morte », pour l’amour du symbole. Le chroniqueur parisien y affiche son côté mondain et dandy, son sens critique affuté, son ironie légère mais, plus inattendu, son goût pour tout ce qui participe de la modernité, comme les grands prix cyclistes, les courses de chevaux, les découvertes de Pasteur, les premières applications des rayons X, le projet d’un fonds d’édition, le plagiat, la pornographie, etc. Ou encore la défense du patrimoine, le théâtre populaire naissant, le féminisme (avec parfois une dose de misogynie comme le montre « Les Peintresses »). Plusieurs chroniques sont des poèmes en prose déguisés, comme « Les aveugles » ou « Le Japonisme ». Ainsi, à propos du peintre Hokusai : « La réalité n'est qu'un point de départ : tout se déforme en visions de fièvres, en spectacles sous-marins ; voici des lutteurs sans têtes, des robes qui déferlent, de la fumée de pipe qui se continue en chenilles de velours, des mers dont les vagues ont des griffes, des oiseaux qui entrent dans la lune, des eaux argentées où des poissons mangent des fleurs. Tout devient confus, mystérieux comme un aquarium. » Camille Mauclair disait de lui : « Son journalisme même faisait honte aux professionnels : il écrivait des pages et non des articles ». Rodenbach évoque bien entendu ses amis, dont certains comme Arsène Houssaye ou Robert de Montesquiou sont bien oubliés de nos jours. Chose curieuse, s’il met en exergue ses compatriotes Félicien Rops, qu’il admirait en dépit de son côté sulfureux, et Alfred Stevens, il semble feindre d’ignorer ses amis restés au pays. On songe à Verhaeren et surtout à Khnopff, l’auteur du « frontispice » de Bruges-la-Morte, dont il ne pipe mot ! Mais il a le mérite de défendre avec acharnement des artistes décriés à Paris dans les années 1890 comme Wagner, Baudelaire, Mallarmé ou encore Rodin dont le Balzac a le don d’agacer les bien-pensants. Un article posthume, « Le Curateurs aux morts », démontre une dernière fois la modernité, voire l’esprit visionnaire de Rodenbach. Il y dénonce la tendance croissante du paparazzi à fouiller la vie privée d’un mort illustre : « C'est un pillage de tiroirs, un épinglage de petits papiers. On reconstitue le plan des anciennes alcôves. On pratique des judas sur les cercueils. » Nous sommes en 1898 ! Aujourd’hui, la mise à disposition des articles de Rodenbach permet de connaître plus en détail un chroniqueur de haut vol injustement oublié. Mais il est vrai que l’écrivain était déjà ressuscité au Père-Lachaise : le flâneur le voit surgir du tombeau une rose à la main... Joël Goffin Les articles publiés dans L’Élite et Évocations ont été récemment réédités : Les essais critiques d’un journaliste : choix de textes précédés…
Quelle place pour le visuel dans les archives littéraires?
[Anne Reverseau est chercheur FNRS de l'Université catholique de Louvain.] Ce petit texte entend proposer quelques réflexions sur la place du visuel dans les archives des écrivains. Il s’agit plus pour moi de soulever des questions que d’apporter des réponses définitives, étant à l’orée d’un large programme de recherche portant sur la manipulation d’images par les écrivains, de 1880 à nos jours. Ce programme met l’accent sur les gestes que font les écrivains avec tout type d’images. Il s’appuie sur l’idée d’une continuité entre agencement d’images sur les murs, dans les manuscrits et dans les livres. La place du visuel dans les archives d’écrivains, une question longtemps peu pensée, est donc pour cette recherche tout à fait centrale. * Quel visuel? Je préfère dans ce cadre parler de « visuel » et non d’« images » pour permettre à des formes comme le dessin en marge du manuscrit, la sculpture ou le film d’entrer dans la réflexion. Les problèmes théoriques que soulève la définition de l’image sont en effet redoutables: l’image peut-elle être un original ou uniquement une reproduction? Y a-t-il des images en trois dimensions…? Dans les archives d’écrivains, on trouve plusieurs types de visuels, explicitement artistiques ou non, et produits ou non par l’écrivain. On pense d’abord aux captations vidéo ou aux photographies de plateau des adaptations théâtrales ou cinématographiques d’œuvres littéraires. Ce matériel figure en général dans les archives littéraires et peut servir à comprendre, comme les dossiers de presse, la réception et la continuation de l’œuvre. On pense ensuite aux nombreuses œuvres plastiques, notamment lorsqu’elles sont de la main d’un écrivain qui était aussi peintre, sculpteur, photographe ou cinéaste. Les lieux de conservation sont alors souvent différenciés. Les photographies d’Hervé Guibert sont par exemple conservées par la galerie Agathe Gaillard à Paris, tandis que ses archives littéraires sont à l’IMEC à Caen, comme celles de Pierre Albert-Birot dont le versant plastique de l’œuvre est, lui, au Centre Pompidou. Le cas d’Édouard Levé, écrivain et photographe contemporain, dont les archives textuelles et visuelles sont conservées au même endroit, à l’IMEC, fait plutôt figure d’exception. C’est aussi la chance du Fonds Henry Bauchau qui se trouve à l’Université catholique de Louvain. On trouve également aux côtés des archives littéraires les œuvres plastiques qui ont été offertes à l’écrivain, matériel important pour réfléchir aux relations entre les arts et commenter la façon dont les écrivains ont souvent été des amateurs, des regardeurs et des critiques d’art. Il faut ajouter à cela tout un ensemble d’images non artistiques, vernaculaires, personnelles ou au contraire industrielles, qu’elles appartiennent à l’écrivain (photographies d’amateurs ou dessins sans prétention, par exemple) ou qu’elles aient simplement été collectées par lui. Photographies, cartes postales, coupures de presse, images publicitaires, « images de peu » pour reprendre l’expression de Christian Malaurie XX , constituent un ensemble dont souvent les archives littéraires ne savent que faire. Cette imagerie pauvre constitue pourtant bien souvent l’environnement visuel d’un écrivain. Je veux parler de l’environnement visuel de son époque, de son lieu de résidence, de sa classe sociale, mais aussi plus précisément de celui de son «cabinet de travail» selon l’expression que Pierre Mac Orlan emploie dans un article sur l’importance du graphisme qui nous entoure XX . Comment, alors, conserver et valoriser les images souvent triviales qui figurent au mur ou sur le bureau d’un écrivain, son « décor domestique pittoresque » comme disaient les journaux et les magazines de l’entre-deux-guerres qui en étaient friands? * Archiver le visuel? La question des archives visuelles des écrivains possède un double enjeu de conservation et d’exploitation. Il est particulièrement difficile d’archiver l’imagerie pauvre qui accompagne les écrivains dans le travail de création. Si l’on pense aux images qui peuplent, depuis le 19e siècle au moins, les bibliothèques personnelles, singulièrement celles des écrivains, on imagine aisément les obstacles qui se dressent à leur conservation. Lorsque une bibliothèque intègre un fonds d’archives, on constitue un catalogue et chaque livre est collecté individuellement, dans un autre ordre que celui qui régnait en général sur les étagères. Parfois les archivistes vont photographier la bibliothèque telle qu’elle était utilisée, et éventuellement garnie d’images, sans conserver toutefois le matériel visuel de façon systématique. C’est par exemple la rencontre avec la bibliothèque, encore entière et illustrée, de Sebald sur qui Muriel Pic avait travaillé, qui est à l’origine de son projet d’exposition et de livre, Les Désordres de la bibliothèque, qui consistait à déplier les bibliothèques pour en faire apparaître le visuel. « Moment unique car les bibliothèques d’auteurs, quand elles sont conservées, sont “désossées” pour entrer dans le catalogue. J’ai photographié et je me suis rendu compte, comme je l’explique dans un article XX , que la bibliothèque avec les documents glissés dans les livres est un modèle pour sa manière d’introduire l’image dans le texte » XX . Pour plusieurs bibliothèques d’écrivains ou de penseurs, elle a ainsi sorti les images dont les livres étaient truffés pour les disposer sur les rayons, les photographier puis monter les images en une seule grande séquence. Cet exemple contemporain montre combien les archives visuelles des écrivains sont affaire de reconstitution plus encore que de conservation. L’environnement visuel se trouve en effet dans d’autres contextes aussi complètement mis en scène, par exemple dans les maisons d’écrivains et leurs reconstitutions spectaculaires d’un cabinet de travail ou d’une bibliothèque. C’est le cas de la bibliothèque et du bureau de Valery Larbaud à Vichy, dont le matériel visuel est important, ou des maisons de Pierre Loti ou de Victor Hugo, pour lesquelles la volonté de muséalisation remonte au vivant des auteurs. Ces cas contrastent fortement avec d’autres maisons d’écrivains singulièrement vidées de tout « décor domestique pittoresque » authentique, comme la maison de Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil, ou la Casa Pessoa de Lisbonne. © Anne Reverseau, revue Francophonie vivante n° 2019-1, Bruxelles Notes 1. Chr. Malaurie, L’ordinaire des images. Puissances et pouvoirs de l’image de peu, Paris, L’Harmattan, « Nouvelles études anthropologiques », 2016. 2. « Le cabinet de travail d’un créateur, quel que soit son mode de création, modifie son pittoresque » (P. Mac Orlan, « Graphismes », dans Arts et métiers graphiques, no 11, 15 mai 1929). 3. M. Pic, « L’atlas fantastique: W.G. Sebald lit Walter Benjamin et Claude Simon », dans Quarto. Archives Littéraires Suisses, no 30-31: Urs. Ruch et Ulr. Weber (dir.), Autorenbibliotheken / Bibliothèques d’auteurs, 2010, pp. 72-76. 4. Entretien par courriel avec Muriel Pic (juin 2017). Chr. Malaurie, L’ordinaire des images. Puissances et pouvoirs de l’image de peu, Paris, L’Harmattan, «Nouvelles études anthropologiques», 2016. «Le cabinet de travail d’un créateur, quel que soit son mode de création, modifie son pittoresque», P. Mac Orlan, «Graphismes», dans Arts et métiers graphiques, no 11, 15 mai 1929. M. Pic, «L’atlas fantastique: W.G. Sebald lit Walter Benjamin et Claude Simon», dans Quarto. Archives Littéraires Suisses, no 30-31: Urs. Ruch et Ulr. Weber (dir.), Autorenbibliotheken / Bibliothèques d’auteurs, 2010, pp. 72-76. Entretien par courriel avec Muriel Pic (juin 2017).…