Le dossier « Modernisme(s) approprié(s)? » que Viviana d’Auria, Bruno De Meulder et Hannah le Roux ont dirigé pour ce numéro de Clara Architecture/Recherche se situe entre rupture et continuité.
Rupture avec une historiographie trop longtemps et souvent dominée par une perspective « occidentale » ; continuité avec le mouvement de « révision critique » de l’expérience du Mouvement moderne en architecture et en urbanisme.
Leur approche ouvre cependant à des questionnements dont l’ampleur dépasse ceux qui ont animé ce mouvement de révision.
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Dans un ouvrage paru il y a bientôt vingt ans, et peu connu dans le monde francophone – Seeing like a State ou Voir comme un État –, l’anthropologue James C. Scott…
Enseigner et apprendre le français au bout du monde: le Chili. (dans Sillons francophones)
Le Chili, une terre de migrants hispanophones mais aussi germanophones, italophones, francophones et croates. Un pays de presque 17 millions d’habitants concentrés majoritairement dans les trois plus grandes villes du pays, coincées entre la cordillère andine et l’Océan Pacifique: Santiago, Valparaíso et Concepción. Un pays avec un système éducatif à la base très centralisé mais, depuis les années 1970 (époque de la dictature de Pinochet), de plus en plus tombé aux mains du secteur privé. Un système éducatif devenu inégalitaire qui ne valorise que peu ou prou l’apprentissage des langues étrangères. Qu’en est-il alors de la langue française dans ce pays désormais démocratique, économiquement stable mais marqué par des inégalités sociales croissantes, et qui oblige les nouvelles générations à se tourner vers l’anglais, seule langue enseignée à l’école primaire et secondaire? Au premier abord, on serait tenté de croire que seule la génération de plus de 60 ans, et celle des anciens exilés de la dictature en France ou en Belgique, maîtrisent le français tout en gardant un penchant pour la culture francophone. Or, mon expérience de lectrice universitaire, envoyée à Concepción par Wallonie-Bruxelles International pour travailler comme professeur de français au sein de la faculté d’Humanités et d’Arts de l’UdeC , me permet d’affirmer que le français se porte mieux que ce qu’on ne pense. Sans prétendre que la réalité de cette ville, de seulement 214 000 habitants, est représentative de l’ensemble du pays, elle témoigne toutefois d’une vérité qu’il serait injuste de négliger et qui est porteuse d’espoir pour le futur de la langue française au Chili. * Pour mieux apprécier mon témoignage, permettez-moi d’abord de contextualiser ma situation et mon parcours. Italienne d’origine, interprète de par ma formation universitaire (aboutissement inéluctable d’une prédisposition depuis toute petite pour les langues), on pourrait penser que j’étais prédestinée à l’enseignement du français. Et pourtant, si seulement il y a quatre ans on m’avait dit que je me serais retrouvée à enseigner cette langue dans une faculté de traduction et d’interprétation au bout du monde, j’aurais été la première à croire qu’on se moquait de moi. Or, la vie s’amuse toujours à rebattre les cartes et ce que l’on pense impossible peut bel et bien devenir possible: dans mon cas, cela s’est traduit par l’obtention d’un diplôme DAEFLE à l’Alliance française à Bruxelles et la chance d’être recrutée par WBI pour représenter la Wallonie et la culture belge francophone à l’étranger, plus particulièrement au Chili. Cela fait désormais un an et demi que j’ai intégré le département de français de l’UdeC et que je dispense des cours de langue, d’histoire et de civilisation, et de littérature francophone. Mon public? Des étudiants chiliens passionnés par les langues et tentés par le métier de la traduction et de l’interprétation. Des étudiants qui arrivent en première année sans aucune notion de français et qui terminent leur parcours en atteignant un bon niveau C1. Des étudiants qui voient dans la possibilité d’apprendre des langues l’occasion non seulement de s’ouvrir au monde, mais surtout de le « penser » autrement et de façonner la réalité autour d’eux à l’aide de nouveaux outils. Nous le savons : l’enseignement d’une langue va de pair avec la transmission d’une nouvelle culture. Puisque la finalité d’apprendre une nouvelle langue est celle de pouvoir communiquer de manière active avec un natif d’une autre nationalité en allant, si nécessaire, au-delà de ses propres préjugés et de ses propres croyances, pour que cette communication soit féconde, il ne suffit pas de maîtriser le lexique, les structures morphosyntaxiques ou les expressions idiomatiques de la langue de l’autre. Il faut aussi avoir appris à interpréter les codes culturels attachés à cette imposante charpente linguistique, et c’est à l’enseignant que revient la responsabilité de donner aussi à ses cours une dimension culturelle. Cela est toujours possible, même quand on est confronté à des groupes d’apprenants dont on ignore le milieu social d’origine, le parcours scolaire suivi, les réelles attentes qui les animent et qu’on est dans l’obligation de devoir suivre un programme académique préétabli et bien dense. Cette situation, est exactement celle dans laquelle je me suis trouvée plongée en arrivant à l’UdeC. Quant à la motivation, les étudiants chiliens n’en sont pas dépourvus, par contre, si l’on prend en compte leur préparation et leur formation, la différence entre des jeunes du même âge, tous récemment sortis du secondaire, ne pourrait être plus criante. Ceux issus d’une école privée — mieux encore si c’est une école internationale —, ont la chance d’être équipés des outils nécessaires pour affronter des études universitaires. Ceux issus d’une école publique, par contre, ne savent même pas écrire correctement dans leur propre langue maternelle et ces étudiants vivent l’apprentissage d’une langue comme le français, avec une grammaire et une orthographe on ne peut plus exigeantes : un vrai défi. Quand le contexte est tel, donner une dimension interculturelle à son cours peut contribuer à effacer cette hétérogénéité et à surmonter plus facilement les différences de niveau. Pourquoi ? Parce qu’on peut comprendre des notions culturelles déjà avec un niveau de langue relativement faible. La culture est quelque chose qu’on peut saisir de manière instinctive grâce aux comparaisons établies avec nos expériences de vies personnelles, nos savoir-faire et nos acquis, et personne n’arrive à l’âge adulte privé de son bagage d’expériences. Pour un apprenant chilien, découvrir par exemple que la Belgique est un pays ayant une double identité linguistique (francophone et néerlandophone), avec une structure fédérale complexe qui est le fruit d’un long travail de compromis et de négociations, c’est incontestablement marquant et parlant. Le Chili est peut-être vu comme un pays uniforme, mais cela reviendrait à oublier les revendications identitaires et linguistiques des communautés aborigènes du sud du pays, les Mapuches. Quand, l’année passée, j’ai abordé, dans le cadre de mon cours d’histoire et civilisation, la question linguistique belge, tous les étudiants se sont sentis interpellés par la thématique et avaient quelque chose à dire sur le sujet. Ceux qui généralement ne prenaient jamais la parole, parce que gênés par leur niveau plus faible, ont réussi, ce jour-là, à laisser de côté leurs craintes et à participer à la discussion, parce qu’ils ont pu faire appel à leurs connaissances ou expériences personnelles. * Au début de cette année académique 2017-2018, qui dans l’hémisphère austral commence fin février, j’ai eu l’opportunité de réaliser avec mes étudiants de troisième et quatrième années un projet culturel un peu plus ambitieux. Dans le cadre de la semaine de la Francophonie, nous avons mis sur pied une exposition photo intitulée "La francophonie en filigrane à Concepción" . La consigne donnée aux étudiants a été la suivante: retrouver dans la ville de Concepción, ou dans ses alentours proches, une trace de présence francophone en tenant compte de tous les domaines de la vie courante (publicité, nourriture, architecture, mode, fournisseur de services, musique…). Une fois qu’ils avaient « détecté » cette « trace », ils devaient la prendre en photo et réaliser une affiche dans laquelle on allait retrouver non seulement l’image en question, mais aussi un texte explicatif…
Façades aveugles, maisons archi-intimes (in Sur le pont)
De plus en plus d’habitations présentent une façade avant quasi aveugle, alors qu’à l’arrière du bâtiment, de…
Sciences et littérature: de la confrontation au rapprochement – et inversement
Il y a la littérature et il y a les sciences : voilà bien ce que, dès avant l’université, l’enseignement consacre. Entre ces deux options, il faut choisir. Tel élève est réputé doué pour les études littéraires, et tel autre pour les études scientifiques, et l’on célèbre celui ou celle qui excelle tout à la fois dans les unes et dans les autres. Ces deux domaines bien différenciés du savoir ne l’ont pourtant pas toujours été. Il fut un temps où les connaissances humaines étaient beaucoup plus homogènes, nettement moins fragmentées. Ainsi Aristote, savant philosophe à l’esprit encyclopédique qu’aucun domaine de la connaissance humaine ne laissait indifférent, a-t-il creusé bien des questions dans de multiples domaines – phénomènes naturels, éthique, métaphysique, politique. Plus près de nous, il y a cinq siècles, la Renaissance, qui a pourtant vu les connaissances commencer à se spécialiser, en offre encore quelques beaux exemples comme Léonard de Vinci. À ces époques, il aurait été absurde de tenter une confrontation entre disciplines, tout simplement parce que ces disciplines n’existaient pas : la constitution des champs disciplinaires auxquels nos préjugés attribuent parfois un parfum d’éternité, cette constitution date pour l’essentiel du XIXe siècle comme Bourdieu l’a bien montré, et elle va de pair avec l’approfondissement de la division du travail, même si elle a été amorcée plus tôt. On dit souvent – à juste titre, à nos yeux – que Galilée a fondé la physique. Non pas que personne avant lui ne se serait intéressé à la nature et n’aurait tiré de conclusions plus ou moins globalisantes des observations effectuées, mais bien au sens où il invente la pratique de l’expérimentation (pas seulement l’observation), et où il fait appel aux mathématiques pour traiter et interpréter ses résultats : un couplage dont l’épistémologie moderne a fait la pierre de touche d’une discipline nouvelle, la physique. Il est hautement significatif que son œuvre majeure, le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, publié en 1632, soit une œuvre qu’on qualifierait aujourd’hui de littéraire, puisqu’elle se présente sous la forme d’une fiction qui met en scène trois personnages imaginaires débattant avec acharnement. Quelques décennies plus tard, la forme des Principia de Newton (plus précisément, Philosophiæ naturalis principia mathematica) n’a plus rien à voir avec la légèreté et la vivacité du Dialogue galiléen : la discipline est constituée, son exposition codifiée, et les règles de fonctionnement de l’institution scientifique s’imposent à ceux qui entendent en faire partie. Ce découpage en catégories, qui n’a fait que se renforcer depuis lors, n’interdit cependant pas que des créateurs entreprenants placent un pied de chaque côté de la frontière – montrant ainsi que se consacrer à la recherche scientifique n’est pas renoncer à la littérature ou, si l’on préfère le prendre par l’autre bout, que se consacrer à l’œuvre littéraire n’exclut pas de chercher à comprendre rationnellement les mécanismes qui régissent notre univers : grand écart encore relativement fréquent au siècle des Lumières – que l’on pense notamment à Voltaire et à Diderot –, mais beaucoup moins pratiqué par la suite. Et pourtant, ces différents champs de l’activité créatrice s’interpénètrent, se nourrissant l’un l’autre, l’un de l’autre, et l’un par l’autre. Ces domaines du savoir et de la pensée humaines paraissent donc aujourd’hui bien éclatés, et la philosophie qui y jouait le rôle de ciment en interrogeant le monde et la vie semble bien s’être autonomisée et s’être distinguée elle-même en différentes branches qui en reflètent le clivage, philosophie des sciences, philosophie morale, logique, esthétique, etc. La complexification des savoirs scientifiques et des techniques artistiques va de pair avec leur spécialisation, séparant entre autres ce qui est du domaine de la rationalité de ce qui relève de celui de la créativité. Des intersections subsistent pourtant, dont celle de l’intuition, qui n’est pas la moindre. Essentielle dans la littérature, elle contribue à sa manière, de loin en loin, conjoncturellement, à débloquer bien des impasses dans lesquelles la rationalité, creusant sans cesse, pouvait se retrouver embourbée ou bloquée : quelle extraordinaire audace intuitive ne fallut-il pas aux explorateurs de la relativité et aux laboureurs des champs quantiques pour s’extraire des impasses où le classicisme newtonien, poussé dans ses derniers retranchements, avait confiné la physique de la fin du XIXe siècle ! Des points de rencontre subsistent donc toujours qui, à défaut d’être obligés, permettent à la littérature et à la science de se retrouver, voire, à défaut de mélanger les genres, ce dont il ne peut être question (cela ferait pour le moins… mauvais genre !), de se comparer, de se jauger, et, pourquoi pas, de s’acoquiner. Cette confrontation des sciences et de la littérature, de la littérature et des sciences, est bien dans l’esprit de l’interdisciplinarité perdue au milieu du sigle de l’association qui édite notre revue ! Elle est aussi une manière de rappeler que le neuf peut surgir d’alliages imprévus avec ces mots cernant des concepts, avec ces images enchantant notre langage – à moins que les mots soient ceux qui tissent les fictions, et les images celles qui sous-tendent les modèles scientifiques : les interactions ne sont décidément pas à sens unique. Encore nous fallait-il, dans cette perspective, éviter un écueil, celui sur lequel bute une certaine littérature qui se contente de cultiver paradoxes et énoncés déconcertants, sans arriver à s’emparer de la substance des idées réellement nouvelles que les sciences contemporaines ont engendrées, de sorte que le croisement est raté. La mécanique quantique fait l’objet d’une exploitation privilégiée dans cette veine spécieuse, sur base d’un sophisme qu’un logicien plus que débutant déconstruirait sans aucune difficulté : « les physiciens nous disent que la mécanique quantique est incapable de nous apprendre quoi que ce soit sur la réalité du monde (notamment parce qu’elle ne nous permet même pas de dire où se trouve une particule à un instant donné) ; or, je suis tout autant incapable d’expliquer tel phénomène difficile à comprendre (au choix, le désir sexuel, la liberté de conscience, la capacité de résister à la maladie, l’efficacité de telle thérapie…, biffez la mention inutile) ; c’est donc que le phénomène en question est quantique » – emballez, c’est pesé ! Cet enchaînement vertigineux n’a même pas besoin d’exporter là où ils n’ont pas cours, à l’échelle macroscopique, celle du monde sensible, les paradoxes dont la physique quantique est incontestablement riche au niveau subatomique : le monde est appréhendé à travers une vision (est-ce celle d’un certain post-modernisme ?) dont la seule cohérence repose sur l’affirmation de l’incapacité à le comprendre – tout est ou peut être son contraire, tout ce qui est matériel peut être ou devenir immatériel, et inversement. Il n’en reste pas moins, ce piège évité, que certains artistes sont fascinés par l’avancée des sciences, qui inspire leur démarche. Parfois très consciemment, lorsque ces avancées accompagnent le processus de création, en amont de l’accouchement, allant même jusqu’à le motiver. D’autres fois ces rapprochements sont le fait d’analystes, qui les découvrent a posteriori, en aval, en repérant des parallèles entre une œuvre et les idées scientifiques qui baignent son époque. La fascination qu’exerce la science sur les artistes s’exprime elle-même de façon polymorphe : elle nourrit les ouvrages de science-fiction, par définition et donc sans surprise, mais aussi l’exploration épistémologique des…