Voici le 68e numéro en 35 ans de notre revue littéraire. Il présente des textes littéraires et journalistiques de quelque 40 auteures et auteurs de notre grande région – d’Amsterdam à Zurich, de Gand à Halle.
Il offre un regard sur l’œuvre de deux artistes de Düsseldorf ainsi que des recensions et articles – entre autres concernant René Hausman, Didier Comès, Jürgen Kross, Edith Silbermann…
Environ 30 entreprises nous accompagnent de leur généreux soutien. La boucle se ferme avec les lecteurs et lectrices dans les régions coutumières de KRAUTGARTEN.
En somme un hortus amoenus de la lecture et de l’art.
On peut résumer comme suit : « Il est notoire que KRAUTGARTEN publie une revue littéraire excellente et de haut niveau. »
(extrait d’un avis officiel datant du 3 juillet 2014).
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Quelle place pour le visuel dans les archives littéraires?
[Anne Reverseau est chercheur FNRS de l'Université catholique de Louvain.] Ce petit texte entend proposer quelques réflexions sur la place du visuel dans les archives des écrivains. Il s’agit plus pour moi de soulever des questions que d’apporter des réponses définitives, étant à l’orée d’un large programme de recherche portant sur la manipulation d’images par les écrivains, de 1880 à nos jours. Ce programme met l’accent sur les gestes que font les écrivains avec tout type d’images. Il s’appuie sur l’idée d’une continuité entre agencement d’images sur les murs, dans les manuscrits et dans les livres. La place du visuel dans les archives d’écrivains, une question longtemps peu pensée, est donc pour cette recherche tout à fait centrale. * Quel visuel? Je préfère dans ce cadre parler de « visuel » et non d’« images » pour permettre à des formes comme le dessin en marge du manuscrit, la sculpture ou le film d’entrer dans la réflexion. Les problèmes théoriques que soulève la définition de l’image sont en effet redoutables: l’image peut-elle être un original ou uniquement une reproduction? Y a-t-il des images en trois dimensions…? Dans les archives d’écrivains, on trouve plusieurs types de visuels, explicitement artistiques ou non, et produits ou non par l’écrivain. On pense d’abord aux captations vidéo ou aux photographies de plateau des adaptations théâtrales ou cinématographiques d’œuvres littéraires. Ce matériel figure en général dans les archives littéraires et peut servir à comprendre, comme les dossiers de presse, la réception et la continuation de l’œuvre. On pense ensuite aux nombreuses œuvres plastiques, notamment lorsqu’elles sont de la main d’un écrivain qui était aussi peintre, sculpteur, photographe ou cinéaste. Les lieux de conservation sont alors souvent différenciés. Les photographies d’Hervé Guibert sont par exemple conservées par la galerie Agathe Gaillard à Paris, tandis que ses archives littéraires sont à l’IMEC à Caen, comme celles de Pierre Albert-Birot dont le versant plastique de l’œuvre est, lui, au Centre Pompidou. Le cas d’Édouard Levé, écrivain et photographe contemporain, dont les archives textuelles et visuelles sont conservées au même endroit, à l’IMEC, fait plutôt figure d’exception. C’est aussi la chance du Fonds Henry Bauchau qui se trouve à l’Université catholique de Louvain. On trouve également aux côtés des archives littéraires les œuvres plastiques qui ont été offertes à l’écrivain, matériel important pour réfléchir aux relations entre les arts et commenter la façon dont les écrivains ont souvent été des amateurs, des regardeurs et des critiques d’art. Il faut ajouter à cela tout un ensemble d’images non artistiques, vernaculaires, personnelles ou au contraire industrielles, qu’elles appartiennent à l’écrivain (photographies d’amateurs ou dessins sans prétention, par exemple) ou qu’elles aient simplement été collectées par lui. Photographies, cartes postales, coupures de presse, images publicitaires, « images de peu » pour reprendre l’expression de Christian Malaurie XX , constituent un ensemble dont souvent les archives littéraires ne savent que faire. Cette imagerie pauvre constitue pourtant bien souvent l’environnement visuel d’un écrivain. Je veux parler de l’environnement visuel de son époque, de son lieu de résidence, de sa classe sociale, mais aussi plus précisément de celui de son «cabinet de travail» selon l’expression que Pierre Mac Orlan emploie dans un article sur l’importance du graphisme qui nous entoure XX . Comment, alors, conserver et valoriser les images souvent triviales qui figurent au mur ou sur le bureau d’un écrivain, son « décor domestique pittoresque » comme disaient les journaux et les magazines de l’entre-deux-guerres qui en étaient friands? * Archiver le visuel? La question des archives visuelles des écrivains possède un double enjeu de conservation et d’exploitation. Il est particulièrement difficile d’archiver l’imagerie pauvre qui accompagne les écrivains dans le travail de création. Si l’on pense aux images qui peuplent, depuis le 19e siècle au moins, les bibliothèques personnelles, singulièrement celles des écrivains, on imagine aisément les obstacles qui se dressent à leur conservation. Lorsque une bibliothèque intègre un fonds d’archives, on constitue un catalogue et chaque livre est collecté individuellement, dans un autre ordre que celui qui régnait en général sur les étagères. Parfois les archivistes vont photographier la bibliothèque telle qu’elle était utilisée, et éventuellement garnie d’images, sans conserver toutefois le matériel visuel de façon systématique. C’est par exemple la rencontre avec la bibliothèque, encore entière et illustrée, de Sebald sur qui Muriel Pic avait travaillé, qui est à l’origine de son projet d’exposition et de livre, Les Désordres de la bibliothèque, qui consistait à déplier les bibliothèques pour en faire apparaître le visuel. « Moment unique car les bibliothèques d’auteurs, quand elles sont conservées, sont “désossées” pour entrer dans le catalogue. J’ai photographié et je me suis rendu compte, comme je l’explique dans un article XX , que la bibliothèque avec les documents glissés dans les livres est un modèle pour sa manière d’introduire l’image dans le texte » XX . Pour plusieurs bibliothèques d’écrivains ou de penseurs, elle a ainsi sorti les images dont les livres étaient truffés pour les disposer sur les rayons, les photographier puis monter les images en une seule grande séquence. Cet exemple contemporain montre combien les archives visuelles des écrivains sont affaire de reconstitution plus encore que de conservation. L’environnement visuel se trouve en effet dans d’autres contextes aussi complètement mis en scène, par exemple dans les maisons d’écrivains et leurs reconstitutions spectaculaires d’un cabinet de travail ou d’une bibliothèque. C’est le cas de la bibliothèque et du bureau de Valery Larbaud à Vichy, dont le matériel visuel est important, ou des maisons de Pierre Loti ou de Victor Hugo, pour lesquelles la volonté de muséalisation remonte au vivant des auteurs. Ces cas contrastent fortement avec d’autres maisons d’écrivains singulièrement vidées de tout « décor domestique pittoresque » authentique, comme la maison de Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil, ou la Casa Pessoa de Lisbonne. © Anne Reverseau, revue Francophonie vivante n° 2019-1, Bruxelles Notes 1. Chr. Malaurie, L’ordinaire des images. Puissances et pouvoirs de l’image de peu, Paris, L’Harmattan, « Nouvelles études anthropologiques », 2016. 2. « Le cabinet de travail d’un créateur, quel que soit son mode de création, modifie son pittoresque » (P. Mac Orlan, « Graphismes », dans Arts et métiers graphiques, no 11, 15 mai 1929). 3. M. Pic, « L’atlas fantastique: W.G. Sebald lit Walter Benjamin et Claude Simon », dans Quarto. Archives Littéraires Suisses, no 30-31: Urs. Ruch et Ulr. Weber (dir.), Autorenbibliotheken / Bibliothèques d’auteurs, 2010, pp. 72-76. 4. Entretien par courriel avec Muriel Pic (juin 2017). Chr. Malaurie, L’ordinaire des images. Puissances et pouvoirs de l’image de peu, Paris, L’Harmattan, «Nouvelles études anthropologiques», 2016. «Le cabinet de travail d’un créateur, quel que soit son mode de création, modifie son pittoresque», P. Mac Orlan, «Graphismes», dans Arts et métiers graphiques, no 11, 15 mai 1929. M. Pic, «L’atlas fantastique: W.G. Sebald lit Walter Benjamin et Claude Simon», dans Quarto. Archives Littéraires Suisses, no 30-31: Urs. Ruch et Ulr. Weber (dir.), Autorenbibliotheken / Bibliothèques d’auteurs, 2010, pp. 72-76. Entretien par courriel avec Muriel Pic (juin 2017).…
Remettre en question nos privilèges. Entretien avec Sidi Larbi Cherkaoui
Quand on est fils d’immigrés en Belgique (avec des parents musulmans et catholiques), comment s’en tire-t-on?, demande d'abord Christian Jade. Sidi Larbi Cherkaoui : Quand on est enfant d’immigrés, on ne peut pas se retourner sur les richesses de nos parents. Parce que ces richesses-là sont dans le pays d’origine. Même s’il est difficile pour un jeune Flamand de trouver du travail, il a un contexte familial beaucoup plus stable pour être rassuré et se faire aider. Pour ceux qui n’ont pas ces ressources-là dans leurs familles, c’est tout ou rien. Soit on a de la chance, soit on travaille dur, et ça paie. Et à un moment donné, on arrive quelque part. Soit on n’a pas de chance et on n’a nulle part où se réfugier. C. J. : Votre cas ne devait pas être facile puisque vous aviez un père musulman et une mère chrétienne flamande. En outre, vous n’aviez pas fait de grandes études. Votre chance vous a été offerte par un concours télévisé qui a attiré l’attention d’Alain Platel. S. L. C. : J’ai essayé d’être à l’écoute de ce qui me plaisait vraiment. Depuis que j’étais tout petit, je sentais que j’avais envie d’être un artiste. J’ai eu la chance d’être un bon élève (j’étais très attentif à l’école), j’avais des professeurs exceptionnels dans toutes les branches. Ils voyaient en moi un certain potentiel. J’ai eu deux chances. D’une part, j’avais une très bonne mémoire (par exemple, pour la danse, je me rappelais des mouvements, du contenu de certaines choses, des intentions de ceux qui me commandaient, etc.). D’autre part, j’avais un énorme intérêt précoce pour l’art et une capacité de me battre pour aller au-delà des attentes des autres. Beaucoup de gens ont essayé de m’influencer mais je n’en faisais qu’à ma tête. C’est une question d’instinct qui permet de suivre la bonne voie et le meilleur choix. C. J. : Je retiens que l’important dans votre adolescence c’est d’avoir eu de bons professeurs qui ont repéré vos talents, ainsi que l’importance de l’enseignement dans votre formation. Mais dans votre milieu avec un père musulman et une mère catholique, imposer la danse et votre homosexualité a dû être une lutte très difficile. S. L. C. : La société en général, aussi bien flamande que musulmane, est complexe. J’ai beaucoup d’amis arabes danseurs ; aussi bien en hip-hop qu’en danse contemporaine. Ils ont du succès et des parents immigrés. Il y en a plus qu’on ne le pense. Ce n’est pas facile quand on a des bâtons dans les roues au départ, mais ça nous oblige à être créatifs. C’est difficile d’avoir des gens contre vous ; par exemple des racistes. Je me suis vite rendu compte que tous mes défauts vis-à-vis d’une société conservatrice (mes problèmes liés à mon homosexualité et mon origine arabe, ou le fait que je sois blanc et belge) pouvaient venir des deux communautés. Mais tout cela peut devenir une force. Je ne me suis jamais senti défini par un seul aspect de ma personnalité. Je me sens flexible et transformable. Et tous ces éléments mis ensemble sont des atouts. Je fais un peu de judo avec toutes mes contradictions. Ainsi, elles deviennent des forces, pas des faiblesses. C. J. : Le racisme est-il fondamental pour vous ? S. L. C. : J’ai 41 ans et je le subis toujours. C. J. : Pouvez-vous préciser ce que vous voulez dire par là ? S. L. C. : J’ai de la peine à en parler parce que je n’aime pas me mettre dans le rôle de la victime. Ce genre de discrimination touche aussi les femmes musulmanes et européennes. Ont-elles le droit ou non de montrer leurs seins ? Ont-elles le droit d’avoir un voile islamique ? Ont-elles le droit d’avoir un contrôle sur leurs corps ? En tant qu’homme, on doit considérer le sort des femmes avec empathie puisque musulman ou pas, nous ne serons jamais des femmes. En tant qu’homme, jamais un policier ne vient vous embêter si vous êtes torse nu à la plage ou si vous portez un voile. On a beaucoup plus de droits que les femmes, et de contrôle de notre corps. Et pourtant, on se dit qu’on a tous les mêmes droits. Mais même en Europe, nous n’avons pas les mêmes droits. En tant qu’homme, je me sens donc privilégié. D’autant plus qu’en tant qu’artiste je peux jouer sur la nudité sans qu’on me le reproche. Alors qu’un homme ordinaire serait étiqueté de « pervers ». Je crois qu’il est important de remettre souvent en question nos privilèges. © Sidi Larbi…