Voici le 68e numéro en 35 ans de notre revue littéraire. Il présente des textes littéraires et journalistiques de quelque 40 auteures et auteurs de notre grande région – d’Amsterdam à Zurich, de Gand à Halle.
Il offre un regard sur l’œuvre de deux artistes de Düsseldorf ainsi que des recensions et articles – entre autres concernant René Hausman, Didier Comès, Jürgen Kross, Edith Silbermann…
Environ 30 entreprises nous accompagnent de leur généreux soutien. La boucle se ferme avec les lecteurs et lectrices dans les régions coutumières de KRAUTGARTEN.
En somme un hortus amoenus de la lecture et de l’art.
On peut résumer comme suit : « Il est notoire que KRAUTGARTEN publie une revue littéraire excellente et de haut niveau. »
(extrait d’un avis officiel datant du 3 juillet 2014).
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Le rayonnement de Mudra - Afrique. Entretien avec Germaine Acogny, «la fille noire de Béjart»
À l’inauguration de Mudra-Afrique à Dakar , Béjart déclarait à un journaliste : « Ce n’est pas moi le directeur, c’est Germaine Acogny. Elle va réaliser mes rêves, mais elle va le faire différemment. » XX Comment avez-vous réalisé ses rêves ? Germaine Acogny : Mudra-Afrique a duré cinq ans (l’école a dû fermer en 1982 faute de soutiens financiers, ndlr). Puis, j’ai rencontré Helmut Vogt et pendant dix ans nous avons essayé de réaliser nos rêves en France, mais cela a échoué. Je lui ai donc dit : « Quand tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens. » Puis je suis revenue dans mon pays, au Sénégal, en compagnie de Helmut et nous nous sommes installés dans un village de pêcheurs près de Dakar. Nous avons choisi ce lieu merveilleux pour y fonder une école. Comme disait Béjart, « un bon maçon se voit, comme un bon danseur » ; la formation est essentielle pour exercer un métier. Le président Senghor et Maurice Béjart m’ont aidée à faire asseoir la danse africaine et à lui donner la place qui lui revient de droit. L’École des sables, que j’ai fondée en 1998 avec Helmut Vogt, est un lieu d’échange et de formation professionnelle pour des danseurs africains et du monde entier dans les meilleures conditions, pour continuer de transformer les traditions dans la modernité. Ma rencontre avec Béjart a produit Mudra-Afrique, puis s’est incarnée dans l’École des sables… deux rêves qui se sont rejoints. Quels rapports entreteniez-vous avec Béjart ? Sentez-vous une filiation ? G. A.: Nous étions très proches. J’avais une totale liberté d’action, Béjart me faisait confiance, il m’appelait la « patronne ». Ma ressemblance avec lui est troublante, j’avais les mêmes pensées que lui et notre rencontre a produit Mudra-Afrique. Béjart disait que, s’il avait eu des enfants, ils auraient pu être noirs. Il avait un quart de sang sénégalais… Il me considérait comme sa fille noire, je l’appelais souvent papa. À travers le miroir de ses yeux, j’ai retrouvé mes racines. Je suis sa fille spirituelle. Quelle influence Mudra-Afrique a-t-elle eue sur le développement de la danse au Sénégal et en Afrique ? A-t-elle favorisé l’émergence d’une danse contemporaine africaine ? G. A.: La formation pluridisciplinaire de Mudra-Afrique a eu une grande l’influence sur les danseurs de toute l’Afrique qui ont suivi la formation. Par exemple, Irène Tassembedo, au Burkina Faso, a fondé une école et a développé une carrière internationale. Laurent Longafo, de la République démocratique du Congo RDC, a introduit ma technique de danse à l’Université. Le rayonnement va au-delà du Sénégal. Après Mudra-Afrique, j’ai été pendant cinq ans directrice artistique de la section Danse d’Afrique en Créations (fondation puis association qui a œuvré dans le domaine des arts contemporains, danse, photo, cinéma, théâtre…), où je me suis investie dans le développement de la danse contemporaine. Malheureusement, nos gouvernants ne mettent pas assez de moyens pour la formation de nos danseurs et dans les arts en général. Vous êtes directrice de l’École des sables, fondée en 1998 et inaugurée en 2004. Avez-vous gardé « l’esprit Mudra » dans l’enseignement qui y est dispensé aujourd’hui ? G. A.: Bien sûr, l’aspect pluridisciplinaire est très présent, un danseur doit avoir plusieurs cordes à son arc… Nous n’avons pas les moyens de dispenser des cours sur une année mais la formation se répartit sur trois mois intensifs et les danseurs les plus doués reviennent trois à quatre fois pour compléter leur formation (c’est une formation continue suivant les thèmes abordés, par exemple :outillage chorégraphique, interprétation ou pédagogie). La formation est dispensée par des enseignants internationaux qui ne sont pas là pour imposer mais faire découvrir, échanger. Eux-mêmes apprennent beaucoup en venant ici, il s’agit d’un dialogue entre le maître et l’élève. Vous venez de signer une nouvelle création, À un endroit du début… Vous revenez où tout a commencé. Quelles sont vos sources d’inspiration ? G. A.: Je m’inspire de mes racines et de ce qui m’entoure. Quand Mudra-Afrique existait, Béjart voulait créer Le Sacre avec des danseurs africains et il m’a dit, « ce sera toi l’élue ». J’avais 35 ans. Mais l’école a fermé, ce projet n’a pas abouti. 35 ans après, Olivier Dubois m’a proposé d’être son Élue noire XX, je n’ai pas hésité une seconde ; j’ai donc dansé Le Sacre en solo ! Dans mes prières ou mes méditations, Maurice Béjart est toujours présent. Cité dans Mudra.103 rue Bara de D. Genevois. Pour sa reprise du Sacre du Printemps de Stravinsky, le chorégraphe français Olivier Dubois a choisi Germaine Acogny. Mon élue noire…
Le théâtre contemporain au crible de l’analyse politique (Scène)
Théâtre dans la mondialisation : communauté et utopie sur les scènes contemporaines par Nancy Delhalle aux Presses universitaires de Lyon, coll. « Théâtre et société », 2017, 214 p. Nancy Delhalle est professeure en études théâtrales à l’Université de Liège, où elle a créé le Centre d’études et de recherches sur le théâtre dans l’espace social. * L’essai part du travail de quatre metteurs en scène représentatifs de la scène théâtrale contemporaine dominante, que ce soit en termes de fréquentation des publics, de moyens alloués ou de visibilité. Les théâtres de Roméo Castellucci , Pippo Delbono , Jan Lauwers et Jan Fabre sont analysés en lien avec les contextes de production, de création et de réception dans lesquels ils baignent. Ce qui est en jeu dans cet ouvrage n’est pas la critique d’un point de vue artistique, qui a déjà fait l’objet d’autres ouvrages concernant ces « stars », mais bien ce que véhicule ce « théâtre de l’image » ou « théâtre post-dramatique » selon les termes de Hans-Thies Lehmann XX . Un théâtre qui refuse l’idée de la représentation pour lui substituer la notion de présence et d’images immédiates, qui s’éloigne de la tradition classique du drame et de la narration, qui mélange les médias sans qu’aucun d’entre eux ne soient plus « dominants », qui substitue la figure du metteur en scène à celui d’écrivain de plateau. * Même si les quatre artistes sont bien distincts, ils déclarent chacun proposer un art qui refuse l’idéologie et s’ancre dans une recherche de la vérité et de la beauté. Les quatre metteurs en scène/écrivains de plateau sont des figures fortes, charismatiques, passionnées et “en marge”, ayant une idée précise de ce qu’ils veulent susciter – notons également qu’il s’agit de quatre hommes. Leurs spectacles divisent : à l’image des réactions de spectateurices au festival d’Avignon 2005, dont l’artiste associé était Jan Fabre, il semble qu’en majorité, on adore ou on déteste XX . Autre point commun : même s’ils font référence à des particularismes nationaux ou régionaux (l’importance de la Flandre pour Lauwers et Fabre, de l’Italie pour Delbono et Castellucci), ces théâtres sont souvent créés pour et dans des contextes internationaux. Le langage n’étant plus forcément au centre, ils sont aisément traduisibles, voire sur-titrables, et existent parfois dans plusieurs versions (anglaise, française et néerlandaise par exemple). Nancy Delhalle part des conditions de production propres à un contexte particulier – la mondialisation et le manque d’investissement national dans la création théâtrale –, pour ensuite analyser les œuvres artistiques proprement dites. Partant de leur construction, elle repère les messages qui les sous-tendent. Car même si les metteurs en scène disent refuser toute idéologie, leur théâtre véhicule bien une idée, un sens. L’analyse fait donc sans cesse des allers-retours entre production-création-réception, mettant en évidence très finement comment les images transmises créent des utopies et des communautés, mais véhiculent aussi une vision de l’individu et de la vérité. * C’est pour cette raison que son essai m’a paru particulièrement intéressant. Bien que parfois aride, car suivant des codes d’écriture académiques – justifications constantes par rapport à des ouvrages précédents, notes de bas de page à foison, contextualisation, développement, conclusion reprenant point par point les arguments évoqués –, et très référencé – si vous n’avez aucune idée de ce qu’est le théâtre post-dramatique ou de qui sont les quatre metteurs en scène évoqués, l’essai devient compliqué à suivre –, je trouve que ce genre d’analyse est essentiel et manque souvent à la culture. Nous vivons une époque culturelle paradoxale. Les théâtres sont investis d’une mission sociale et politique, garante de la démocratie, de la « citoyenneté », du « tissu social », du « vivre-ensemble » XX . Mais parallèlement à cette fonction symbolique dont ils semblent a priori investis, ils dépendent de subventions publiques presque à cent pour cent. Ils ont donc le rôle étrange de dénoncer et de remettre en question l’institution de laquelle ils dépendent. De plus, comme je l’ai dit, cette mission sociale et politique est un a priori que peu de critiques remettent en question. Le théâtre subventionné contemporain est présenté comme un art de la communauté, qui soude, qui dénonce, point. Nancy Delhalle, en analysant des œuvres dominantes du champ théâtral, les replace objectivement dans leur contexte politique. Elle dévoile ainsi que malgré leur singularité, qui fait aussi leur succès, elles sont une réponse au contexte de la mondialisation et du capitalisme sauvage. En effet, d’après l’autrice, nous vivons un moment de l’histoire durant lequel le rapport au temps et à l’espace s’est modifié ; les impératifs de réalisation de soi et d’efficacité priment et l’individualisme explose, ce qui génère des sentiments de dépression, de crainte, de repli sur soi. Fabre, Castellucci, Delbono et Lauwers proposent alors des spectacles dans lesquels : « Le spectateur est en effet amené à s’exempter de la contrainte sociale qui enjoint d’être créateur, voire entrepreneur de soi-même dans le cadre d’une société devenue source de prescriptions et d’exigences inédites. Soudain libéré de l’impératif de réalisation de soi tel qu’il s’est développé dans l’idéologie néolibérale, le spectateur prend acte d’une identité fondée sur les affects et les émotions. C’est ainsi une expérience inédite de soi, de l’espace et du temps qui s’accomplit. » XX * Ces théâtres transcendent en fait ce qui nous oppresse dans le contexte contemporain, ce qui explique en partie son succès. Il offre une expérience unique et forme une « communauté de spectateurices », ce qui provoque des réactions d’adhésion très fortes, des sentiments exacerbés de reconnaissance, des larmes, du réconfort. Sans dénier cette puissance des propositions artistiques, Nancy Delhalle analyse également le fait que ces œuvres qui refusent toute idéologie proposent malgré tout des utopies apolitiques. Elles sont en effet réconfortantes en partie parce qu’elles présentent des univers anhistoriques et sans contextes sociaux précis, ce qui permet de s’abstraire du monde ou de dénoncer des faits contemporains sans pointer de responsables. Le mal, la vérité, la beauté, le bien, semblent des concepts universels, présents de tout temps, que l’on peut atteindre par l’art ou les histoires. * Cette vision du monde me semble actuellement très présente sur les scènes contemporaines « politiques et citoyennes ». Il est en effet très populaire de dénoncer sans analyser ; de toucher à la beauté sans s’attaquer à ce qui la construit ; de présenter une idée universelle du vrai sans remettre en question la notion même d’universalité ou de vérité. Les metteurs en scène cités, qui disent créer dans une pure démarche artistique, sans s’inscrire dans un courant politique ni dans une revendication quelconque, s’inscrivent en fait parfaitement dans l’ère contemporaine. Sans doute sans le vouloir, ils répondent au néolibéralisme et à la mondialisation sans les ébranler le moins du monde. © Lisa Cogniaux, 2018, revue Karoo Notes 1. Hans-Thies Lehmann publie en 1999 l’ouvrage le Théâtre postdramatique, qui donne les grandes lignes esthétiques et idéologiques d’un “nouveau théâtre”, de plus en plus présent sur les scènes contemporaines, qui s’éloigne de la narration et déconstruit les codes dramatiques. 2. Nancy Delhalle, à l’instar d’autres auteurices, pointe le festival d’Avignon 2004 comme un festival de “rupture” avec une tradition théâtrale française, un moment clé qui a changé les paradigmes de production et de réception dans lesquels s’inscrivaient…
« Que pouvons-nous encore penser du théâtre et de ses pouvoirs, dès lors que l’on accepte que l’essentiel…