Editorial

UN est unique. Deux font la paire. Une unité de plus, et voilà une série. Ce troisième numéro de CLARA Architecture/Recherche consacre un dossier thématique à une question qui traverse l’histoire de l’architecture : celle de ses croisements avec d’autres disciplines, en l’occurrence ici, les sciences
humaines.

Cette rencontre, les membres du laboratoire Sasha, responsables du dossier, ont voulu la réfléchir symétriquement : que font les sciences humaines à l’architecture, et que leur fait en retour l’architecture ? Comment se construisent des « hybrides » architecturaux imprégnés, incrustés… des savoirs ou des savoir-faire issus des sciences humaines ? Comment faire sociologie, psychologie, philosophie… avec l’espace construit, avec les matériaux de construction ? Comment les représentations ou les imprimantes 3D, l’atelier ou le chantier questionnent-ils les évidences établies de ces disciplines ?…

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FIRST:architecture sciences humaines - "Editorial"
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Aux sources du Groupe µ

Il fut une époque où l’on osa rêver qu’œuvrer ensemble, en toute liberté, générait une inventivité, une force et une profondeur que le travail solitaire ou divisé n’apportait pas.…

INTRODUCTION. De l’âme des objets à la phalloplastie

Dans les derniers vers du célèbre poème « Milly »,  Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer? Lamartine, exilé, songe aux saules, aux vieilles tours, aux murs noircis, aux fontaines, aux chaumières d’un pauvre village, autant d’objets qui peuplent le souvenir nostalgique de la terre natale. Mais les objets d’une collection, patiemment rassemblée par ce que les psychologues nomment parfois, peut-être avec trop de désinvolture, un « accumulateur » arrêté au stade anal de son évolution, peuvent-ils, eux, avoir une âme ? Gérard Wajcman voit « chez le collectionneur l’exercice d’une vertu, vantée à la Renaissance, la magnificence, cette disposition d’une personne qui dépense avec éclat, sans compter, pour elle et pour les autres. Hautement civile, cette vertu a aujourd’hui, dans notre monde, forcément un parfum de scandale, voire de subversion. » XX Le collectionneur n’est pas un consommateur comme les autres. Parmi ses motivations, la fiction a peut-être sa place, paradoxale dans ce monde concret et matériel des objets. Comment percer le secret de certains objets sans le recours à l’imaginaire ? Les vendeurs s’y connaissent en affabulation pour vanter et vendre leurs pièces à l’acheteur-rêveur dont le désir de l’Autre le pousse à ramener chez lui une pièce « étrangère ». Et pourquoi ne pas placer, disposer, mettre en scène ces objets, dans un musée, une vitrine ou un salon, de façon qu’ils racontent une histoire ? XX   Car c’est bien de fiction narrative qu’il s’agit, et tout n’est-il pas littérature ? En 1989, l’imam Khomeiny prononçait une fatwa à l’encontre de Salman Rushdie qui avait commis le sacrilège d’écrire Les Versets sataniques. Pour un auteur comme Christian Salmon, les censeurs sonnaient le glas de la fiction. Censurer l’imaginaire, « transformer en délit la pratique artistique » XX , c’était en même temps prouver le pouvoir de la création symbolique, de la fiction qui « ébauche d’autres mondes, d’autres formes de vie, d’autres types de relation entre les hommes » XX . Si la fiction menace le monde, c’est qu’elle fournit « de nouveaux angles pour pénétrer la réalité », « une autre hiérarchie des sens, d’autres modes de perception, une autre subjectivité » XX . Salmon évoque le cas du roman de Danilo Kiš, Un tombeau pour Boris Davidovitch (Gallimard, 1979) qui « taille […] de la vraie littérature » dans la masse des témoignages de survivants XX , qui, selon le site de la maison d’édition, « a pris pour matériau de sa fiction la réalité des liquidations, des procès, des camps et des tourmentes qui sévissent en Europe depuis le début du siècle. » Kiš n’avait-il pas le droit de citer des sources réelles en les faisant passer pour fictives ?  Rendre compte de la réalité en affabulant, mystifier pour révéler la vérité, c’est la nature même, voire la mission de la fiction. Marc Petit, dans Éloge de la fiction, le dit autrement : « L’art en figurant le mal le désactualise pour le rendre visible. Alors seulement le cœur peut s’indigner, l’esprit, comprendre, la main, s’armer pour agir contre lui. Grâce à la fiction. » Ou encore « l’horreur figurée écarte la présence de l’horrible » XX . Et de citer en exergue le Rabbi Nahman de Bratzlav : « À en croire les gens, les histoires sont faites pour endormir. Moi j’en raconte pour les réveiller ».  Les romans, les textes de fiction, les mythes, qui « se souvien[nen]t plus qu’il[s] n’invente[nt] le réel » peuvent « façonn[er] les comportements individuels et collectifs » et le romancier, coupable de « faux et usage de faux », dont « le rapport aux documents n’est guère différent de celui de l’historien », peut bien entendu inventer des documents ; de toutes façons, « le roman est réalité », c’est ce qu’affirme Luc Lang XX (prix Goncourt des lycéens en 1998 pour Mille six cents ventres). Jakob Arjouni (écrivain né à Francfort en 1964) l’avoue, lui, il n’a « aucune pensée pour le lecteur, aucune vocation de missionnaire » et s’il écrit des romans, s’il « invente le réel », c’est pour « mieux comprendre la réalité » XX .  En principe, depuis Aristote, c’est la fictionnalité qui détermine la littérarité d’une œuvre. Le lecteur ne devrait pas s’y tromper, comme le rappelle Gérard Genette sans s’y arrêter XX , « une œuvre (verbale) de fiction est presque inévitablement reçue comme littéraire, indépendamment de tout jugement de valeur, peut-être parce que l’attitude de lecture qu’elle postule, la fameuse “suspension volontaire de l’incrédulitéˮ, est une attitude esthétique, au sens kantien, de “désintéressementˮ relatif à l’égard du monde réel » XX . Où se manifeste la créativité du romancier, si ce n’est au niveau de l’invention ? Dès lors, trop de réel modifierait le texte qui cesserait d’être une œuvre littéraire. Non fiction vs fiction. Pourtant chaque emprunt à la réalité peut se transformer en fiction XX . Et la fiction n’est souvent qu’une réalité exagérée faisant appel à la coopération imaginative du lecteur qui renoncerait volontairement à l’usage de son « droit de contestation » XX . Tout l’art du romancier serait d’éparpiller des « indices de fictionnalité » XX pour créer « un patchwork, un amalgame plus ou moins homogénéisé d’éléments hétéroclites empruntés pour une part à la réalité » XX . Au final, le romancier fait semblant de raconter une histoire vraie et le lecteur décide de le croire ou non.  Salmon le récrira dans un article publié par Médiapart le 19 janvier 2015, «Charlie Hebdo dans le miroir de l’affaire Rushdie»: « Cervantès a le premier montré que la folie et le désordre entrent dans le monde lorsque s’efface la subtile nuance qui sépare le réel de la fiction. » Don Quichotte devient fou parce qu’il ne perçoit pas, ou plus, cette frontière. Mais si cette ambiguïté, volontaire, était justement, pour l’écrivain, la meilleure façon de produire un chef-d’œuvre ? Si cette hésitation du lecteur à identifier réel et fiction dans une œuvre était justement la clé du succès ? Herta Müller, romancière allemande d’origine roumaine, est la douzième femme lauréate du prix Nobel de littérature en 2009. Selon le journaliste Pierre Deshusses, c’est « l’aptitude de l’auteur à donner “une image de la vie quotidienne dans une dictature pétrifiéeˮ, à peindre “le paysage des dépossédésˮ », c’est une « esthétique de la résistance » dénonçant l’oppression dans « une langue acérée, comprimée et ciselée, souvent difficile, qui emprunte à la fois à la poésie et au langage populaire » qui a emporté l’adhésion des membres du comité Nobel XX. Deshusses rapporte ces « aveux » de l’auteure : « J’ai dû apprendre à vivre en écrivant et non l’inverse. Je voulais vivre à la hauteur de mes rêves, c’est tout. » Son roman, La Bascule du souffle (traduit de l’allemand par Claire de Oliveira), paru chez Gallimard en 2010, illustre ce « flou » entre réel et fiction. Retraçant la vie d’un prisonnier roumain homosexuel dans un camp de concentration russe, il use d’une langue poétique qui déréalise le propos. Le lecteur peut s’imaginer que les vapeurs toxiques de la cokerie, la faim, la solitude, la torture ou le malheur en général s’attaquent peu à peu au cerveau du jeune homme et le rendent fou au point que, revenu parmi les siens, il reste possédé par « l’ange de la faim » qui l’a entraîné à « l’art du sourire subtil qui bat en retraite »… Le héros et narrateur affirme, dans les dernières lignes de son récit : « J’ai déjà dansé avec la théière. Le sucrier. La boîte à biscuits. Le téléphone. Le réveil. Le cendrier. Les clés. Mon plus petit cavalier a été un bouton, tombé d’un manteau. Non, faux. Un jour, sous ma table en formica blanc, j’ai vu un raisin sec pouss…