Il fut une époque où l’on osa rêver qu’œuvrer ensemble, en toute liberté, générait une inventivité, une force et une profondeur que le travail solitaire ou divisé n’apportait pas. Pour certains, l’utopie devint réalité. Ainsi pour le Groupe µ (« mu ») qui, en près de cinquante années d’existence et quatre livres fondamentaux, a mis la recherche et l’écriture collectives au service d’une rhétorique du savoir.
À l’occasion de la parution leur dernier ouvrage, Principia semiotica. Aux sources du sens (Impressions nouvelles), nous avons rencontré l’un de ses membres fondateurs, Jean-Marie Klinkenberg .
* Dans quel contexte est né le Groupe µ ?
Le Groupe µ a été créé dans les années soixante, à l’approche de mai 68. Dans ces années-là, de très grands bouleversements avaient lieu, entre autres, dans le domaine de la culture. Parmi les tendances importantes, ce qu’on appelait à ce moment-là les grands paradigmes, on comptait l’impact…
Le pari de créer en dialogue : De part et d’autre / Over en weer
On peut créer à deux langues et à quatre mains : c’est ce qu’ont fait Marc Dugardin et Marleen de Crée dans l’ouvrage De part et d’autre/Over en weer, paru en 2011 aux éditions P où, partant d’une lecture de Kertész et, à travers lui, de Celan, le poète francophone et la poétesse néerlandophone se sont mis en dialogue pour écrire un livre qui se constitue par ricochets, l’un répondant à l’autre, chacun écrivant dans sa langue. Le traducteur Stefaan van den Bremt sert de passeur pour les lecteurs à venir, et Goedele Peeters ajoute à cet espace d’échange le langage du visuel par des gravures empreintes de leur propre poésie. Rarement la création hétérolingue a été aussi loin et donné lieu à un ensemble aussi abouti. Le 15 octobre 2015, l’Association Charles Plisnier proposait, en collaboration avec Passa Porta, une soirée consacrée à ce moment de grâce d’échange intercommunautaire qui souligne ce qui est la fonction première de la culture : penser plus haut que l’horizon et unir les hommes, tant dans leurs douleurs que dans leurs rêves communs. Le livre s’ouvre sur cette double adresse au lecteur : Au lecteur Un premier poème, écho d’une lecture d’imre Kertész et, à travers lui, de la « Fugue de la mort » de Paul Celan. Puis, dans la quête de notre propre chant, une lutte avec l’ombre, l’écoute de l’autre, la confrontation parfois, la confiance qui se tisse peu à peu. Une sorte de contrepoint, entre tension et apaisement. Deux langues, deux voix poétiques, puis une troisième qui, d’un geste, vient jeter une passerelle vers le lecteur. À lui, à présent, de se saisir du thème, d’en donner à entendre une autre part. Lees maar een eerste gedicht, waarin de stem van imre Kertész naklinkt en, via hem, Paul Celans ‘todesfuge’. Daarbij, bij het zoeken naar ons eigen lied, een partijtje schaduwboksen, luisteren naar de ander en, in confrontatie soms, elkaars vertrouwen winnen. een soort contrapunct, tussn spanning en rust. twee talen, twee poëtische stemmen, daarna nog een derde die, beeldend, een brug slaat naar de lezer toe. aan hem nu om zich het thema toe te eigenen en nog een partij te laten meeklinken. * Le projet témoigne à la fois d’ambition et de modestie : il met en œuvre une polyphonie qui fait fi des bornes linguistiques, tout en interrogeant les limites du verbal. Il emmène vers l’est de l’Europe durant la seconde Guerre Mondiale, vers ce moment sombre de l’Histoire qu’est la Shoah, pour questionner la puissance évocatoire du poétique, tenter de voir ce que lui apportent le plurilinguisme et le dialogue des arts. En guise de réponse, le recueil souligne ce qui, tel un négatif photographique, se révèle lorsque plusieurs modes langagiers s’entrelacent pour approcher de l’indicible. Le texte poétique démontre à quel point la langue, lorsqu’elle prétend traduire une certaine réalité, met surtout en évidence le gouffre qui la sépare de cette réalité. Avec humilité, les mots ne peuvent témoigner que d’un échec descriptif. Le souvenir de Kertész et de Celan hante ce recueil. Celui-ci écrivit sa Fugue de mort (Todesfüge) dès la fin des années 1940. Au fil du temps, ce texte a pris un statut de symbole: celui de la survivance du chant poétique face à la terreur des camps de concentration. Ce poème témoigne du fait que quelque chose résiste, qu’aucune langue ne parviendra jamais à « (r)attraper ». Parallèlement, quelque chose reste aussi au-delà de ce qui fait que deux langues diffèreront toujours, en dépit des influences et des échanges. Vu sous cet angle, le duo de Marc Dugardin et Marleen de Crée (tout en minuscules et dépourvu de toute ponctuation) parle de ce qui demeure à jamais perdu, autant que de ce qui, paradoxalement, s’épanouit dans le dire poétique et dans l’échange. Si la poésie est, comme le pensait Verlaine, « de la musique avant toute chose », la polyphonie conscientise ici le lecteur-auditeur de ce qu’au plus profond de lui résidera toujours un espace ouvert à ce qui se fait percevoir dans son altérité. Telle est l’invitation formulée dans le poème de clôture : quoi en nous d’inexplicable où quelqu’un n’en finit pas d’écouter? wát aan ondoorgrondelijks in ons waar iemand eindeloos luistert? Pour rendre leur propos sensible, Marleen de Crée et Marc Dugardin se sont livrés à Passa Porta à la lecture de leurs textes, leur donnant souffle, rythme, intonation, ainsi que la singularité de leurs voix. Ils se sont aussi prêtés aux questions pour éclairer leur projet si peu ordinaire. On a ainsi appris que le projet est né de l’intérêt de la dessinatrice Goedele Peeters – complice éditoriale de Marleen de Crée depuis plusieurs années – pour l’art poétique de Marc Dugardin. Que la poétesse flamande interpelle l’écrivain namurois, et que celui-ci propose le thème de l’échange. Que chacun ne peut, durant l’élaboration du recueil qui dure un an et demi, entreprendre aucun autre travail, car il les requiert totalement. Que Goedele Peters n’entend pas illustrer le propos du livre, mais seulement rendre visible par des images de ponts et de miroitements, des jeux d’ombres et de lumières, sa perception personnelle de l’art poétique. Que le traducteur Stefaan van den Bremt travaille au fur et à mesure de l’élaboration, opérant des choix qui exigent une sensibilité poétique aiguisée à faire jouer du français vers le néerlandais et réciproquement, ce qui est particulièrement rare et remarquable. Chacun est revenu sur ce que ce projet si peu commun lui avait apporté. Il est frappant que les poètes aient signalé qu’ils n’auraient pas pu entreprendre un travail sur un sujet si ardu s’ils ne l’avaient pas réalisé dans le cadre de cet échange, qui s’est avéré stimulant de part en part, même s’il a comporté des difficultés. En particulier, chacun a approfondi sa propre expérience poétique de par sa mise à l’écoute de la poéticité de la langue de l’autre. Ce projet a été une interpellation à aller plus loin que soi, à se mettre en état de totale disponibilité, condition première de l’avènement poétique. « Le rapport que l’on a avec une œuvre dépend de ce que l’on dégage dans sa vie pour l’accueillir ; et de la manière dont on s’engage dans ce rapport: c’est le début de la vie poétique », écrit Yannick Haenel (À mon seul désir, 2005). Pari tenu que de se mettre ici en disposition d’écoute pour entendre ce qui, au-delà des mots et des langues, fait signe poétiquement. Pari à relever ensuite par nous, lecteurs : bonté qui ricoche vers la rive de l’autre goedheid kiskassend naar de oever van de ander. © Matthieu Sergier,…
Un prix unique du livre en Belgique francophone
Le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FW-B) a voté le 18 octobre 2017 le décret relatif à la protection culturelle du livre proposé par la Ministre de la Culture, Madame Greoli. Ce décret ouvre une nouvelle page de l’histoire du livre en Belgique francophone. Il vise à supprimer progressivement tout mécanisme apparenté à l’ex-tabelle et à réguler le prix du livre dès le 1er janvier 2018 en limitant à 5% durant deux ans (un an pour les bandes dessinées) les possibilités de variation par rapport au prix fixé par l’éditeur. Alda Greoli : «C’est un moment fondateur que l’adoption du décret relatif à la protection culturelle du livre, une manifestation concrète de ce qu’est l’exception culturelle. Un tel projet était attendu depuis trente-cinq ans. Le livre, c’est la manifestation la plus concrète de la culture. Le livre est aussi souvent la première rencontre de l’enfant avec la matérialisation de sa culture. Le prix unique du livre jouera en faveur du maintien d’un nombre élevé et varié de points de vente et d’une offre qualitative et diversifiée.» Le livre est la seconde activité culturelle des Européens et des Belges. C’est un marché qui représente un chiffre d’affaires annuel de près de 245 millions d’euros et un secteur de création majeur, avec notamment la littérature, la bande dessinée et le livre jeunesse. C’est aussi le vecteur de la connaissance scientifique et technique, le support pédagogique principal et un élément clé du débat démocratique. Alda Greoli : «De nombreux pays européens dont nos voisins directs, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, ont légiféré sur le "prix du livre". Tous les exemples étrangers démontrent qu’une protection culturelle du livre permet une distribution et une création de meilleure qualité. À l’inverse, les pays qui ne pratiquent pas de régulation ou qui l’ont abandonnée, se trouvent confrontés à des phénomènes de concentration de distribution et de création préjudiciables à la diversité culturelle.» Le décret est le fruit d’une concertation réussie avec l’ensemble du secteur du livre depuis plus de deux ans. Il entend répondre au mieux aux demandes légitimes de celui-ci : ➢ une plus juste concurrence entre les librairies indépendantes, les grandes surfaces et les sociétés de ventes en ligne en limitant les possibilités de remises ; ➢ la reconnaissance de l’imbrication culturelle et économique des marchés du livre belge francophone et du livre français ; ➢ la maîtrise du prix du livre rendue à l’éditeur ; ➢ la suppression progressive de la « tabelle » appliquée sur un certain nombre de livres venant de France et, par conséquent, la diminution du prix payé par les consommateurs belges pour l’achat de ces livres ; ➢ les spécificités de la production des éditeurs francophones belges, comme celles de la bande dessinées ou des livres juridiques ; ➢ l’accessibilité de la lecture dans les écoles ; ➢ le respect des spécificités du marché du livre numérique, selon des modalités compatibles avec la législation européenne. Principaux éléments du décret / À partir du 1er janvier 2018 ➢ Durant les vingt-quatre premiers mois de vie d’un livre, son prix sera fixe et correspondra à celui déterminé par l’éditeur ou l’importateur. Le détaillant ne pourra appliquer qu’une remise maximale de 5%. ➢ Ce délai est ramené à douze mois pour les bandes dessinées. ➢ Au-delà de ces délais, le prix du livre sera libre. ➢ La vente en ligne est également concernée par le contenu du décret. ➢ Le livre numérique est présent dans le projet de décret avec des mesures propres à ce marché toujours en développement. ➢ Des dérogations sont prévues : une remise de 15% maximum peut être accordée par les détaillants, sur tous les livres, mais uniquement aux établissements scolaires, aux bibliothèques publiques et autres asbl ayant des missions d’éducation, d’alphabétisation ou de promotion de la lecture ; une remise maximale de 25% est autorisée uniquement pour l’achat de manuels scolaires (au sens strict) par les écoles. Le Gouvernement pourra décider de réduire dans un second temps cette remise eu égard à l’évolution du marché. ➢ Un organisme sera désigné par le Gouvernement pour récolter et rendre public gratuitement les informations indispensables au bon fonctionnement du marché du livre : date de mise en vente, prix, identification de l’éditeur, de l’auteur, ISBN… ➢ Une commission indépendante de règlement extrajudiciaire des litiges sera créée, auprès de l’administration, par le Gouvernement au terme d’un appel public à candidatures. ➢ Un comité d’accompagnement sera instauré pour accompagner la mise en œuvre du décret, répondre aux questions des associations professionnelles et proposer au Gouvernement des recommandations. ➢ Dans les trois ans après l’entrée en vigueur du présent décret et ensuite tous les trois ans, le Gouvernement évaluera les mesures d’encadrement du prix du livre. À partir du 1er janvier 2019 : mort annoncée de la tabelle Actuellement, dans les librairies francophones belges, un livre importé de France sur deux porte une petite étiquette masquant le prix imprimé sur la quatrième de couverture. Si vous la décollez, vous découvrirez que le prix initial fixé par l’éditeur a été augmenté de 10 à 17% en passant la frontière ! Cette différence s’explique par une majoration du prix appelée «tabelle» ou « mark up » pratiquée principalement par les deux plus importants distributeurs de livres. Elle était autrefois utilisée pour couvrir les frais de douane et les risques de change entre les francs belges et les francs français. Dans une même communauté linguistique, dans un même marché, dans une même zone monétaire, les arguments pour justifier cette majoration du prix du livre sont devenus anachroniques et difficilement défendables aux yeux du consommateur qui n’hésite pas, du coup, à acheter ses livres sur des sites de vente en ligne gérés par des librairies françaises ou des opérateurs internationaux qui, eux, ne pratiquent pas la tabelle. Grâce au décret, la majoration des prix pratiquée par les distributeurs de livres importés de France sera progressivement supprimée. De manière à permettre l’adaptation des acteurs du marché et éviter une dévalorisation brutale des stocks des livres tabellisés (tant chez les détaillants que chez les distributeurs), une période transitoire est instaurée : du 1er janvier 2019 au 31 décembre 2019, une tabelle maximale 8 % pourra être appliquée et du 1er janvier 2020 au 31 décembre 2020, ce taux sera réduit à 4 %. Les livres imprimés à partir du 1er janvier 2021 ne pourront plus être tabellisés du tout. Dernière étape L’État fédéral ayant gardé les compétences résiduaires pour les matières biculturelles et les institutions établies dans la région bilingue de Bruxelles-capitale (qui, en raison de leurs activités, ne peuvent pas être considérées comme appartenant exclusivement à l’une ou l’autre Communauté), le décret régulant le prix du livre en Communauté française et celui régulant la même matière en Communauté flamande ne couvrent pas tous les points de ventes de livres dans la Région bruxelloise. Un accord de coopération entre ces différentes entités est donc indispensable pour éviter toute distorsion de concurrence entre des détaillants situés…