Le jury du prix des Bibliothèques de la Ville de Bruxelles a récemment couronné Congo Inc., un roman impétueux de l’écrivain belgo-congolais In Koli Jean Bofane. Un choix judicieux pour un livre qui avait déjà reçu le prix Métis et allait également se voir récompensé du prix des Cinq Continents (jury présidé par J.-M. G. Le Clézio) et du prix Transfuge. Une pluie d’honneurs, une reconnaissance bien méritée pour un talent singulier.
Le jury du prix des Bibliothèques de la Ville de Bruxelles a récemment couronné Congo Inc., un roman impétueux de l’écrivain belgo-congolais In Koli Jean Bofane. Un choix judicieux pour un livre qui avait déjà reçu le prix Métis et allait également se voir récompensé du prix des Cinq Continents…
Léon Leloir. Un Père Blanc au destin contrarié par l’ombre de Degrelle
Qui, après avoir lu le livre de Fernand Lisse sur le Père Léon Leloir, pourra encore soutenir que les ecclésiastiques sont des hommes sans biographie ? Bien sûr, les vœux qu’ils prononcent les engagent sur la voie d’un total sacrifice de soi, dans la mesure où, épousant le Christ, ils se donnent, corps, biens et âme, à Dieu et à l’Église. Mais, pour eux, le renoncement et l’abnégation ne représentent pas la « perte de soi » ; ils permettent au contraire la construction d’une destinée spirituelle qui demeure inscrite dans une temporalité séculière, donc inscrite dans ce temps des hommes qu’on appelle l’Histoire. En cela, leur existence individuelle n’est pas moins intéressante à retracer que celle d’un écrivain, d’un militaire, d’un ingénieur, d’un artisan ou de n’importe quel inconnu qui ne mérite jamais de le rester. Il faut néanmoins reconnaître au « cas Leloir » une plus-value d’intérêt, liée à divers aspects de sa vie aussi intense que brève. D’abord l’étrange hasard parental qui en fait le cousin d’un certain Léon Degrelle, par la branche maternelle de son arbre généalogique. Puis la précocité de sa vocation, qui le pousse à requérir du Père Provincial des Pères blancs, Benoît Hellemans, d’être ordonné et envoyé le plus vite possible en mission à Maison-Carrée, en Algérie – l’adolescent de dix-sept ans à peine veut ainsi, comme il le clame dans sa lettre, remporter « une éclatante victoire sur [s]a lâcheté ». Enfin, par la multiplicité et le déploiement de ses activités au service de l’Église pendant près de vingt ans.On le voit à Carthage, assister le Père Delattre dans ses fouilles archéologiques, et à Tigazza, relisant Salluste. À Rome, échangeant avec des séminaristes polonais et rencontrant l’abbé Kiwanuka, « premier homme de couleur élevé à l’épiscopat en Afrique centrale » comme l’explique Lisse. Après avoir obtenu 48/50 à sa thèse intitulée La méditation mariale dans la théologie contemporaine , le voici nommé professeur au scolasticat de Louvain, où il met à profit son rare temps libre pour étudier Saint-Paul ou le prophétisme hébreu. À l’Université coloniale d’Anvers, il enseigne la missiologie et à Namur, il dirige Grands lacs , la plus importante revue missionnaire de langue française.La Seconde Guerre mondiale, dont il va être témoin et acteur des premiers jours de l’agression à la reddition du IIIe Reich, demeure cependant la période la plus mouvementée de son existence. Réfugié dans le Sud de la France, il prêche dans quatre paroisses rurales des Hautes-Pyrénées, où il commence l’écriture d’un roman. Contraint par Vichy de regagner la Belgique, il reprend la direction de sa revue et crée une collection littéraire. Leloir n’en néglige pas pour autant ses activités pédagogiques, puisqu’il développe un cours par correspondance pour de jeunes gens en carence de diplôme, en vue de leur préparation au Jury Central. Entre 1942 et 1944, sa route croise celle des maquisards, qu’il soutient activement. Insoucieux de toute prudence, Leloir est repéré, arrêté, et se retrouve incarcéré à la prison de Dinant avant d’échouer à Buchenwald, qu’il ne quittera qu’à la libération du camp le 18 avril 1945. Entre juin et juillet, c’est à Rome (où l’a invité l’ambassadeur près le Saint-Siège Jacques Maritain) qu’il témoignera de sa douloureuse expérience concentrationnaire. Puis il reprend ses prêches, ses activités éditoriales, initie une série de causeries à la radio… Gageons qu’il serait devenu l’une des figures intellectuelles catholiques les plus éminentes de l’après-guerre en Belgique s’il n’avait été tué, à trente-huit ans à peine, des suites d’un banal accident de la route, dans le Loiret le 29 septembre 1945.L’évocation du Père Leloir que signe Fernand Lisse est passionnante à maints égards. Elle permet de découvrir un homme de foi, de pensée et d’action, infatigable cheville ouvrière de la propagande missionnaire en métropole à travers sa revue à grand tirage, qu’il gère en communicateur mais aussi… en écrivain. Lisse souligne en effet l’entrisme du Père Leloir dans les milieux littéraires stratégiques de son temps (l’Association des Écrivains Belges par exemple) ainsi que son flair, quand il a l’initiative de créer, en complément à Grands Lacs , la collection Lavigerie, proposant un éventail varié de genres et de sujets et répondant au principe énoncé par Leloir « Pour penser missionnaire, il faut lire missionnaire ».Comme bien des études qui ont pour toile de fond le monde ecclésial, traversé de multiples courants de pensée, structuré en réseaux complexes et étendus, le travail de Fernand Lisse nous confronte à une autre réalité de la société belge, étrangère au grand public, car peu de noms cités dans ce volume sont passés à la postérité. On n’entre pourtant pas dans la vie du Père Leloir comme dans le couloir obscur d’un collège jésuite, où flotterait une vague odeur de cierge froid et où les murs ne seraient ornés que de portraits d’inconnus ; mais bien comme dans le dossier d’une enquête, complet de ses pièces les plus variées : correspondances, témoignages, photos, documents officiels, articles de presse, etc.Une telle investigation en profondeur n’apporte pas qu’un éclairage inattendu sur le « Führer wallon », en traitant de son cousin. C’est un véritable trésor archivistique qui s’ouvre là, sur un pan méconnu – ou complaisamment ignoré – de l’histoire de la Belgique catholique. Libre au lecteur ensuite d’y porter un jugement selon ses propres convictions ou opinions. L’essentiel est que l’information dont il dispose soit fiable. Mission…
Un village à la campagne, au cœur d’un paysage de collines et de vignobles, avec un air de Toscane. C’est là…
Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs
Laurent DE SUTTER , Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs , Léo Scheer, 2020, 96 p., 15 €, ISBN : 9782756113227« Hé mec, vous tenez là un grand livre, un livre dément. Une bombe ». Voilà ce que William S. Burroughs s’exclamerait s’il éprouvait l’envie de quitter le monde des morts pour faire un tour dans le marécage du 21e siècle. À coup sûr, la qualité des substances psychotropes le décevrait mais l’essai de Laurent de Sutter Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs qu’un dealer de Bruxelles lui fournirait en bonus l’exalterait. Si Burroughs est connu et reconnu comme écrivain majeur de la Beat Generation ( Le festin nu, Les garçons sauvages , La machine molle, Junky, Queer, Nova Express… ), la vision du monde qu’il élabora dans ses essais et conférences n’a pas fait l’objet de nombreuses recherches. C’est au cœur des observations burroughsiennes sur le monde, sur la pensée, les techniques de contrôle que Laurent de Sutter nous plonge, nous dotant d’une arme conceptuelle fabuleuse pour penser et agir sur le présent. Burroughs comme de Sutter connaissent le potentiel subversif des typologies. La typologie que le second exhume dans l’œuvre du premier est celle des Johnsons et des Shits qui, s’ils évoquent à première vue des marques de cigarettes ou des noms de code, recouvrent deux types d’êtres humains. Empruntant le terme « Johnsons » aux Mémoires du célèbre truand Jack Black, William Burroughs définit ces derniers comme une tribu d’êtres dont la ligne éthique est celle du « laisser être et du laisser faire ». La mythologie des Johnsons ne se construit que grâce à leur repoussoir qu’il nomme les Shits, les Merdeux « qui pourrissent la vie des autres » écrit Laurent de Sutter.Descendant dans les textes de Burroughs, les articulant finement au sein du système philosophique desuttérien, l’essai questionne la manière dont, depuis que le monde est monde, les Shits colonisent viralement le cerveau afin de s’assurer le monopole du pouvoir. L’angle est à la fois généalogique et prospectif, métaphysique et politique, conceptuel et performatif : l’axiome de base posant que les Shits se définissent par une capacité de nuisance illimitée qu’ils ont illustrée au travers de leurs institutions, de leurs actions (l’Église, l’Inquisition, les Conquistadors, la colonisation, Hiroshima…), comment dès lors se débarrasser des Shits ? Leur étendard, leur fond de commerce c’est de claironner que la pensée est vertébrée par les catégories du DROIT et de la RAISON, qu’ils incarnent ceux qui ont raison. De là découle qu’ils imposent cet étalon viral aux Johnsons. Leur credo — il faut des règles sous peine de verser dans le chaos — implique que les déréglés, ceux qui ne se soumettent pas à la police de la pensée, doivent être reformatés ou éliminés. Avec brio, vitesse de frappe et déduction implacable, Laurent de Sutter analyse les deux auxiliaires d’une « reprogrammation cérébrale » des réfractaires que Burroughs a pointés, à savoir le Verbe et l’Image, tous deux dotés de puissances magiques, d’une efficience performative. Quelque part, les Shits sont les frères de Humpty-Dumpty de Lewis Carroll, lui qui déclarait à Alice : « Lorsque j’utilise un mot, il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifierait ».L’on sait que le thème burroughsien du contrôle sera activé par Deleuze lorsqu’il interrogera le nouvel âge dans lequel nous sommes entrés, non plus la société disciplinaire pensée par Foucault, mais la société de contrôle. Deleuze crédite Foucault d’avoir pressenti ce tournant vers un âge dont Burroughs a défini les contours, les mécanismes. Il n’y a de société de contrôle que par la grâce d’une intériorisation par les acteurs eux-mêmes des mots d’ordre, de la police de la pensée que l’on (les Shits) entend leur inoculer. Avec subtilité et force, serti dans une langue souveraine (on ne parlera jamais assez du style de Laurent de Sutter), l’essai montre le malentendu véhiculé par la théorie de la société de contrôle (qui court de Deleuze à Negri avant de devenir un leitmotiv un peu creux) : jamais Burroughs ne parlait de « société » dont il se souciait comme d’une guigne mais bien de techniques de contrôle. Or, qui dit techniques de contrôle dit possibilité de s’en libérer.La puissance conceptuelle absolue de l’essai de Laurent de Sutter délivre toute sa visibilité lorsque, plus Johnson que tous les Johnsons, il court-circuite les déplorations quant à l’installation d’un contrôle généralisé en rappelant la thèse burroughsienne des deux talons d’Achille du contrôle que sont sa limite externe et sa limite interne. Sans nier que son exercice bousille la vie de bien des gens, les condamne à l’inexistence, le secret du contrôle est d’être par essence, de juris et de facto , un contrôle raté. À s’auto-déployer dans l’illimité, le contrôle s’annule de ne plus rencontrer de résistance. À réussir (à coloniser, squatter intégralement les esprits), il échoue dès lors qu’il ne règne plus que sur des automates. Autrement dit, Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs nous procure les leviers théoriques et pratiques pour renverser les Shits, mettre fin à leur monopole et ce, en retournant leurs armes contre eux, en dégoupillant une bombe qui, quelque part, rappelle celle de Bartleby : en oeuvrant à « un conflit pour la fin des conflits », en opposant l’éthique de la qualité, de la sortie de l’ego des Johnsons à la politique merdique de la quantité, du pouvoir et de la RAISON des Shits. C’est pourquoi Burroughs substituait à l’idée de « révolution » celle d’« évolution », au sens de devenir. Pour en finir avec le pouvoir, il faut en finir avec ceux qui veulent le pouvoir ; pour en finir avec le pouvoir, il faut donc faire en sorte que les Shits (…) soient mis hors d’état de nuire. Les Johnsons opposent un contre-brouillage (à l’image des cut-up de Burroughs) au brouillage codé du Verbe et de l’Image concocté par les Shits afin de contrôler les esprits et les corps. Mais, poussés à bout par la toxicité des Shits qui polluent le monde par leurs nuisances, les Johnsons sont amenés à propager des émeutes qui déboulonneront les Shits. Prédestination oblige ? Burroughs ne pense pas qu’un Shit puisse devenir un Johnson et vice-versa.Laurent de Sutter signe un des opus les plus éblouissants de ces dernières années. Dans le système burroughsien, la volonté étant à la source de tout, Burroughs est immortel. Il n’a dès lors point besoin de remonter de l’outre-monde. C’est du haut de son immortalité que, tapant sur l’épaule de Laurent de Sutter, il balancerait : « Hé mec, vous avez lâché un grand livre, un livre…