Thierry BELLEFROID , Comès. D’Ombre et de Silence , Casterman, 2020, 145 p., 29 € / ePub : 19.99 € , ISBN : 978-2-203-18379-7Corbeaux, chouettes, chats, homme-cerf, paysages enneigés, personnages marginaux anguleux, rites d’initiation, génie du silence graphique mettant en scène la Bataille des Ardennes, les sombres conflits entre villageois, la mise à mort des êtres différents… Quarante ans après la parution de l’album Silence , le chef-d’œuvre de Comès , à l’occasion de la souveraine exposition Comès au musée BELvue à Bruxelles dont il est le co-commissaire avec Éric Dubois, Thierry Bellefroid consacre un essai magistral à ce créateur hors norme décédé en 2013. Que l’œuvre de Dieter Comès né en 1942 à Sourbrodt dans les cantons de l’Est se doive d’être lue à partir de l’existence de ce maître absolu de la bande dessinée belge, Thierry Bellefroid le déploie avec passion et finesse. Au fil des pages rythmées par les dessins de Comès, l’ouvrage nous immerge dans un univers hanté par le non-dit, les forces invisibles, le surnaturel, la magie des forêts, le climat fantastique. Du Dieu vivant (1974) au Dix de der (2006) , Comès créera onze albums évoluant d’un style virtuose, en phase avec les couleurs psychédéliques des seventies, proche de Philippe Druillet, à la décantation de formes menant de l’archipel de la couleur à l’alchimie du noir et blanc dont Comès est l’un des sorciers incontestés. Après les femmes-fleurs, les hommes-papillons, les voyages galactiques d’un space opera initiatique truffé de références cabalistiques, Comès qui fut aussi musicien de jazz, percussionniste, emprunte un premier tournant esthétique avec L’ombre du corbeau qui évoque, comme il le fera dans son dernier album Dix de der , la guerre 14-18 qui fit rage dans les Ardennes. Sous l’influence d’Hugo Pratt avec qui il nouera une fidèle amitié, son style s’épure. Après Tardi, il raconte les tranchées, la boucherie du front. Dans un climat fantastique, confronté à des incarnations de la mort, un soldat allemand erre dans les limbes. Comès y tente une nouvelle grammaire, s’accommodant une fois de plus de la contrainte de la couleur mais décidant d’innover ailleurs, dans la mise en scène, dans l’architecture de la page, dans la rythmique .Thierry Bellefroid analyse la nature du virage, expose l’importation de la grammaire du cinéma dans la bande dessinée (panoramique, zoom avant, zoom arrière…), la synthèse des arts que produit l’artiste. Comès allie les instruments du cinéma à la narration graphique, mais, par-dessus tout, il explore les vertus du silence, ce silence des planches avec cases muettes qui l’a fasciné chez Hugo Pratt, ce passage à l’Œuvre au noir et au blanc qui renvoie au silence de son enfance marquée par la guerre, au père germanophone enrôlé dans l’armée allemande, à son mutisme lors de son retour du front russe. Coup de maître en 1980 avec Silence , une fable poétique sur fond de paysages ardennais, autour de Silence, un jeune homme à part, muet, déclaré attardé, au regard reptilien, proche des animaux qu’il magnétise, en butte à la méchanceté d’Abel Mauvy qui l’exploite. Amour interdit avec la sorcière, violence des villageois à l’égard de ceux qui sont différents — Silence, les gitans, les nains… —, arcanes révélant les voies de passage entre la vie et la mort… Silence, l’exclu du langage, soulève une œuvre qui explore des formes d’échange non verbales, mystiques, animistes.L’empreinte du mystère, des dissociations de la personnalité, de notre part sauvage muselée par la société, des fantasmes, de l’onirisme domine La belette , le thriller psychologique Eva sur lequel planent les ombres de Hitchcock, de Klaus Nomi, L’arbre-cœur soulevé par des audaces graphiques qui réinventent le style… Comès ne nous parle pas de sorcellerie, d’envoûtements, de magie noire dans des campagnes reculées : magicien, il accomplit graphiquement des rites incantatoires, des sortilèges, s’attachant à des êtres en marge du système, plus proches du monde animal, végétal, minéral que de la société des humains qui les rejette.Magnifique voyage dans l’univers de Comès, Comès. D’Ombre et de Silence convoque aussi les témoignages de personnes qui l’ont connu, Hugues Hausman, François Schuiten, Benoît Peeters, Didier Platteau, Micheline Garsou, Christophe Chabouté… Le livre refermé, on rêve que, sept ans après la mort de Comès, le scénario de La maison où rêvent les arbres se concrétise : « Un jour, les arbres se révoltent contre l’homme et leurs rêves engendrent des ptérodactyles, des crocodiles, qui agressent l’homme parce qu’il a rejeté la communion qui le liait à la nature, l’homme a rejeté la mémoire du bois. Les livres commencent à rejeter l’encre ».À l’occasion de l’exposition Comès. D’Ombre et de Silence au musée BELvue (jusqu’au 3 janvier 2021, Fonds Comès de la Fondation Roi Baudouin), Casterman publie Ergün l’errant (réunissant ses deux premiers albums Le dieu vivant et Le maître des ténèbres ), Comès, les romans noir et blanc, 1976-1984, Comès, les romans noir et blanc, 1987-2006. Véronique Bergen Lire Silence ou La Belette, c'est entrer dans un monde où l'on sent qu'auteur et création se confondent. Un monde dont le silence lui-même est une composante essentielle. Comprendre la personnalité de Comès, comprendre d'où il vient, aide à comprendre son art. En suivant cette intuition, Thierry Bellefroid a rencontré les témoins de l'éclosion d'un homme et de son oeuvre : amis de longue date, auteurs, éditeurs, musiciens, membres de la fratrie et de la famille, compagnes. Ce livre met en lumière l'aspect intemporel du travail de Comès, son souci de mise en avant des marginaux et ses interrogations existentielles. Le monde rural, la nature et la sorcellerie ne sont toutefois pas occultés. Son meilleur ami Hugo Pratt et ses complices du magazine (À Suivre) - José Muñoz ou François Schuiten -, permettent de comprendre, entre autres,…
Privé : Phénomène : Portraits d’Amélie Nothomb
Paru aux éditions Gründ sous le titre Phénomène , un beau-livre présente le travail de Marianne Rosenstiehl sur Amélie Nothomb. Quatre-vingts portraits photographiques sont ainsi rassemblés, assortis d’interviews accordées par l’écrivaine à l’émission À voix nue de France Culture. Actes de colloques, livres d’entretiens, monographies, abécédaire, parodies… les livres sur Amélie Nothomb sont désormais presque aussi nombreux que ceux écrits par la pourtant prolifique romancière. Phénomène explore un pan important de la présence publique et médiatique, voire de l’œuvre, de l’écrivaine : les photos. Depuis 2003 et Antéchrista , la couverture de chacun de ses romans est en effet invariablement ornée d’un portrait en pleine page, tandis que ses interviews dans la presse sont toujours agrémentées d’images artistiquement mises en scène. Au fil des années, Amélie Nothomb a collaboré avec de grands noms de la photographie. On pense par exemple à Jean-Baptiste Mondino, Sarah Moon ou encore Pierre et Gilles. Et, donc, Marianne Rosenstiehl . La portraitiste française, qui affectionne le noir et blanc, a travaillé avec plusieurs icônes – Mylène Farmer, Isabelle Huppert et Juliette Binoche notamment. Avec Amélie Nothomb, la collaboration, qui a donné lieu à une exposition à Paris à l’automne 2021, a été de longue durée. Les photos reproduites dans Phénomène s’étalent sur dix-huit années, de 1995 à 2013. Certaines sont très connues (Marianne Rosenstiehl a notamment signé la photo, lèvres rouges façon geisha , choisie pour la couverture de l’édition de poche de Stupeur et tremblements ), d’autres plus confidentielles, ou même inédites.Malgré la longévité du compagnonnage entre l’écrivaine et l’artiste, et bien que toute photographie fasse inévitablement resurgir un instant passé et révolu, le volume édité chez Gründ donne finalement assez peu l’impression du passage du temps. Les photos n’y sont d’ailleurs pas classées par ordre chronologique. Ce qui frappe surtout, c’est le goût de la photographe et de son modèle pour des mises en scène éloignées de l’iconographie traditionnelle de l’écrivain. Qu’elle installe la romancière dans un décor parisien ou japonisant, qu’elle la coiffe d’un chapeau, d’une voilette ou la laisse nu-tête, qu’elle pose son objectif dans un cimetière ou saisisse son modèle juché sur une échelle, Marianne Rosenstiehl donne à voir non l’écrivaine Amélie Nothomb, mais des scènes, des embryons de fiction tantôt poétiques, tantôt incongrus, tantôt drôles, dont la protagoniste a pris les traits d’Amélie Nothomb. Les thématiques desdites scènes font écho, de manière plus ou moins directe, plus ou moins détournée, aux questions qui innervent l’œuvre littéraire de l’écrivaine. La seule série de photos qui fasse référence à l’écriture – un exemplaire des Catilinaires ouvert, Amélie Nothomb un crayon dans la main – est aussi celle où la romancière apparait comme morte, allongée sur un grand bureau à côté de sa création.Cette belle sélection de clichés, luxueusement reproduits, est précédée de la transcription d’un entretien en cinq épisodes accordé à l’émission À voix nue de France Culture en 2019. Séduisant par la qualité des interviews menées par Marie-Laure Delorme, ce choix éditorial étonne par son arbitraire apparent : à aucun moment Amélie Nothomb n’évoque les réalisations de Marianne Rosenstiehl ni même, plus généralement, son rapport à la photographie ou à ses portraits. Entre le texte et l’image, entre Nothomb telle qu’elle se dit et Nothomb telle qu’elle se montre, les échos sont discrets. On les devine ainsi dans l’évocation du rapport de l’écrivaine à son propre corps et à son apparence. Mais aussi, peut-être, dans son refus de distinguer la fiction de l’autobiographie (« mes livres de fiction sont mon autobiographie intérieure »). Dans les quelques mots qu’elle écrit à la fin de l’ouvrage, Marianne Rosenstiehl évoque le travail de la romancière sous sa direction comme une recherche « non pas pour interpréter des personnages mais pour leur donner corps et les faire coïncider avec les multiples facettes de son imaginaire ».Si le « phénomène » choisi comme titre évoque bien sûr l’excentricité généralement attribuée à Amélie Nothomb, il situe aussi les photographies reproduites dans le livre dans un espace entre apparence et réalité. Et l’on se souvient alors de ces mots que Nothomb prêtait à l’un des personnages de Péplum (1996) : Entre ce qui a eu lieu et ce qui n’a pas eu lieu, il n’y a pas plus de différence qu’entre plus zéro et moins zéro. Nausicaa Dewez En savoir plus Les cinq épisodes de l’émission À voix nue diffusés en août 2019 sont toujours disponibles en ligne sur le site de…