Regards européens sur les cultures étrangères avant et après les deux guerres mondiales
LES DEUX GUERRES MONDIALES ET LE DÉCLIN DE LA PUISSANCE EUROPÉENNE À l'heure où battent leur plein les évocations liées au centenaire du déclenchement de la première Guerre mondiale, il est intéressant de constater à quel point le monde a été changé par les deux grands conflits du vingtième siècle. L'Europe y a perdu une large part de son influence sur la destinée de la planète, et l'inéluctable démantèlement de ses empires coloniaux s'en est trouvé fort accéléré. Le processus était amorcé depuis longtemps avec l'émancipation des colonies américaines, au nord comme au sud, mais ces mouvements étaient le fait du dynamisme de colons pressés de secouer le joug de la puissance mère et non celui des peuples autochtones. Il en ira autrement après les deux guerres mondiales : la deuxième moitié du siècle, de 1945 à la chute de l'URSS, verra un nombre croissant de peuples et de nations obtenir leur indépendance. Très loin de nos frontières, on considère que cet affaiblissement radical de l'hégémonie européenne est le fait le plus marquant de l'Histoire entre 1900 et 1950. Dans les pays asiatiques, par exemple, les péripéties intra-européennes des deux conflits, les alliances, les batailles ou les atrocités commises par les divers camps sont généralement mal connues, fourmillant de noms et de circonstances trop exotiques à grande distance ; par contre, la principale conséquence à long terme, l'affaiblissement du continent, est devenue un cas d'école, un poncif repris comme une évidence dans les éditoriaux des journaux et les travaux universitaires. Il y a trois ou quatre ans, par exemple, à l'occasion de tensions militaires entre l'Inde et la Chine sur leur frontière himalayenne, un grand quotidien de Delhi avait publié une longue analyse basée sur l'argument : «On sait que le XXIe siècle sera le siècle de l'Asie, mais il le sera à une seule condition : préserver la paix sur le continent et retenir la leçon de l'Europe qui a vu sa suprématie s'effondrer à la suite de guerres intestines.» Mutatis mutandis, la même analyse a souvent été appliquée aux cités-états grecques de l'Antiquité qui ont mal mesuré les conséquences de leur expansion coloniale et de l'extension de leur commerce, de leur technologie et de leurs conflits à l'entièreté du monde connu. Ruinées par un phénomène équivalent à nos délocalisations et par d'incessantes poussées belliqueuses à l'intérieur de la Grèce, elles sont tombées d'abord sous la coupe des Macédoniens qui leur étaient apparentés et vivaient à leur frontière immédiate, et elles ont fini par perdre toute influence politique avec les guerres puniques et l'expansion romaine, événements qu'elles ont abordés dans la désunion, préoccupées de vieux antagonismes locaux et de calculs apportant un avantage temporaire à l'une ou à l'autre, au détriment final de l'indépendance et de la fortune de toutes. Ce n'est que sous le parapluie pas désintéressé de Rome, un pouvoir grandi à la périphérie de son ancien domaine colonial, que la Grèce a pu vivre quelques siècles, unifiée et provinciale, à l'abri des assauts du monde, un peu comme nous vivons actuellement sous le parapluie pas désintéressé des Américains. Il va de soi que les deux occurences, bien que présentant des parallélismes, ne sont pas exactement superposables : la création de l'Union Européenne est là pour le démontrer. Mais les tensions qui traversent actuellement l'UE montrent que certains mécanismes hérités du passé ont la peau particulièrement dure, et que les arguments tirés de belles analyses et comparaisons historiques ne tiennent pas longtemps en cas de crise devant les émotions populaires ou la mise en avant d'intérêts régionaux. REMISE EN QUESTION DES CERTITUDES DU XIXE SIÈCLE Les deux grandes guerres ne feront pas que balayer la suprématie économique et militaire de l'Europe, elle mettront également en évidence les limites de la science lorsqu'elle est appliquée à des notions complexes et partiellement irrationnelles comme la justice, les relations internationales ou l'organisation sociale. En mettant les moyens technologiques et les capacités d'organisation de l'industrie au service de la soumission ou de la destruction du voisin, avec toute l'absence de sentiments et de limitations que supposent des visées simplement pratiques, soucieuses d'efficacité et de rendement, les deux conflits mondiaux ont mis en évidence le fait qu'un développement basé strictement sur le progrès technique et sur la logique industrielle, négligeant toute réflexion morale parallèle, n'éradiquerait pas seulement les maladies et la superstition mais risquaient d'emporter également l'homme. Les deux conflits l'ont d'abord montré de manière figurée avec, entre autres monstruosités nouvelles, les Nazis « déshumanisés » traitant des gens à l'échelle industrielle et de manière particulièrement inhumaine. Mais le constat s'est imposé aussi de façon totalement concrète, avec les batailles tuant par millions puis l'irruption de la bombe nucléaire et d'armes si puissantes qu'elles donnent aux pulsions destructrices inhérentes aux peuples et aux individus des effets follement disproportionnés. Même les plus optimistes durent alors reconnaitre que les connaissances scientifiques, appliquées de façon indiscriminée aux affaires humaines, n'apportaient pas seulement l'éclairage rationnel qu'on espérait d'elles. En amplifiant de façon effrénée les effets de pulsions immémoriales, elle pouvaient conduire, au contraire, à des conséquences paradoxales. Mises au service des pulsions guerrières, elles avaient amené la ruine générale. Les cultures non-européennes vue d'Europe avant 1914 : un exemple anglais On a un peu oublié a quel point la culture européenne était pétrie de certitudes avant 1914. Tant qu'avaient duré globalement les succès commerciaux et militaires, et qu'un pays européen après l'autre s'était taillé son empire dans les terres non industrialisées, on était certain chez nous que l'élucidation des lois du comportement de la matière, en physique comme en biologie, allait amener la solution à toutes les questions que s'était jamais posées l'humanité, à tous les problèmes matériels et moraux. Tous les systèmes de pensées étrangers, philosophiques ou religieux, élaborés en tenant compte de données scientifiques erronées ou archaïques, en ont été déclarés d'un coup obsolètes, même dans leurs parties moins scientifiques, qui traitaient de l'organisation de la société, de la notion de justice, de la relation avec la nature ou de la gestion des pulsions instinctives par l'individu. Rien de tel qu'un exemple littéraire pour se replonger plus intimement dans les intimes convictions de cette époque. Je propose de le prendre dans le domaine des relations culturelles anglo-indiennes, puisque la société Europalia vient de mettre brillamment l'Inde à l'honneur dans notre pays pendant plusieurs mois. Il s'agit d'un court extrait d'une nouvelle (« Les bâtisseurs de ponts », du recueil The day's work) publiée en 1898 par Kipling, écrivain emblématique de cet état d'esprit européen d'avant 1914. Le texte met en scène, sous forme de rêve ou d'hallucination, les dieux indiens discutant entre eux des conséquences de l'introduction du chemin de fer en Inde. Mère Gange y convoque l'essentiel du panthéon sur une île au milieu du fleuve pour se plaindre d'avoir été « vaincue » par la construction de digues et d'un pont ferroviaire. Humiliée, elle craint que les fidèles se détournent d'elle en la voyant enjambée et canalisée, puis abandonnent tous les autres dieux, à mesure que les forces imprévisibles, naturelles et sociales, qu'ils représentent auront été domptées par les travaux des ingénieurs. Krishna, présenté comme une sorte d'Eros grec, un jeune et charmant dieu de l'amour, arrivé le dernier au débat, clôture les longues discussions en persuadant ses collègues divins…
Le souffle du temps, Histoire peu ordinaire d’une famille belge aux origines allemandes, 1830-2000
Le récit s’ouvre sur un paysage d’été en Angleterre. Albert Brauner marche d’un bon pas vers Manchester. Il va y retrouver Germaine, sa femme, dont il a été séparé pendant les quatre années de la Grande Guerre. Au terme de ce court prologue, Albert s’effondre, frappé en plein front d’une balle. « À une centaine de mètres, un homme agenouillé dans les hautes herbes se lève, range son fusil dans son étui et s’en va sans jeter un regard vers l’homme abattu ».Le récit s’achèvera sans qu’ait été résolue l’énigme de cette exécution d’un homme qui sera enterré avec les honneurs réservés aux combattants de l’armée anglaise. Stéphanie ter Meeren, issue par sa lignée paternelle des Brauner, a voulu explorer cette généalogie hors du commun issue du « patriarche », Thomas Brauner. Né Français, en 1814 – la Belgique n’existait pas -, il deviendra en 1844 l’un des organisateurs de l’enseignement primaire dans le pays qui est créé en 1830. La Belgique, en 1843 venait de voter la loi organique organisant l’enseignement primaire et devait se doter d’un réseau d’écoles normales en Flandre et en Wallonie.Pour mener à bien son exploration familiale, Stéphanie ter Meeren imagine le personnage d’une étudiante qui organise à sa demande les archives d’un vieil homme, Étienne Brauner, le fils du soldat assassiné sur le chemin de Manchester, le petit-fils du patriarche Thomas Brauner.À travers lettres, archives manuscrites, carnets et documents officiels, la narratrice reconstitue les destins singuliers de personnages inscrits dans l’Histoire, la grande. Ainsi le lecteur participe-t-il à l’exode qui jeta sur les routes belges et françaises des milliers de civils effrayés. Les Brauner se réfugient dans leur domaine de Vossebeek , un château acquis par Auguste, la grand-père d’Etienne, où les rois Léopold II et Albert Ier aimaient à participer à des parties de chasse. Des amis y séjournent souvent, comme les époux Derbeid dont Gustave s’est rendu célèbre par ses travaux sur la tuberculose et qui, comme de nombreux médecins, a rejoint le front. On lit l’émotion qui étreint au quotidien les mères et les femmes des jeunes gens qui se sont portés volontaires. On vit ce que représente l’occupation par l’armée allemande de la plus grande partie du territoire belge. Les détails sont éloquents à cet égard : comment se déplacer vers Bruxelles, quelles informations reçoit-on et comment, que racontent les soldats en permission lorsqu’ils reviennent au château transformé en hôpital : l’incendie de Louvain, les apprentissages sommaires de pilotage d’avions, les blessés, les mutilés…Petit à petit, le dialogue se noue entre l’étudiante et le vieillard tandis que le lecteur se nourrit d’anecdotes tombées dans l’oubli, dont les plus intéressantes sont celles liées au patriarche. Ainsi ces expositions scolaires que le public londonien couvrait de louanges au Crystal Palace ou la création de la revue L’Abeille , la première revue de pédagogie en Belgique…Le récit de Stéphanie ter Meeren, couvrant un siècle et demi d’Histoire, ne peut être ici synthétisé. Il se disperse parfois mais ne cesse jamais de piquer la curiosité et l’étonnement du lecteur. Ce dernier ne saura pas les vraies raisons de l’exécution d’Albert Brauner, assassiné d’une balle dans la tête alors que la guerre à laquelle il avait participé en héros, s’achevait enfin. Peut-être y a-t-il dans ce personnage-là la matière à un vrai roman ? Un roman d’espionnage qui déploierait…
Quand la vie prend le dessus. Les interactions entre l’utopie bâtie et l’habiter
Maintenant, dans le projet, les murs étaient de la même couleur pour tous. De la peinture blanche, et c’est tout. Mais ma mère, vu qu’elle n’avait pas d’argent pour le matériel scolaire ni pour beaucoup de papier, est allée à la quincaillerie centrale, elle a pris une boîte de peinture noire, et elle a peint un des murs, puis a obtenu de la craie et de la gomme, et c’est devenu notre mur des devoirs. Nous y résolvions les problèmes, nous y exercions notre calligraphie, nous avons tout fait sur ce mur. Puis nous avons reçu un avis du bureau de l’administration qui annonçait une inspection. J’avais tellement peur qu’ils nous excluent du projet, et quand la dame a vu ce mur noir, elle a dit : « Madame Blair, c’est quoi ça ? », et ma mère lui a répondu : « Je n’ai pas d’argent pour le papier et je veux que mes enfants réussissent à l’école, et ils doivent s’entraîner. » La dame était simplement terrassée, elle ne pouvait pas croire que c’était ça la raison, et elle a dit : « Vous savez quoi, vous êtes en train d’essayer d’élever vos enfants, laissez donc ce mur noir, et si vous voulez peindre un autre mur aussi, c’est très bien pour nous. » Jacquelyn Williams, ancienne résidente de Pruitt-Igoe, St. Louis (The Pruitt-Igoe Myth, 2011) XX Les simples changements apportés à l’un des murs des 2.870 logements qui composaient le complexe tristement célèbre de Pruitt-Igoe à Saint-Louis dans le Missouri signifient plus que la reconnaissance sommaire de la façon dont les habitants utilisent et ajustent leur milieu de vie sur la base de leurs aspirations et de leurs besoins essentiels. Le témoignage de Jacquelyn Williams démontre l’importance d’adapter son habitat par le biais de transformations matérielles spontanées, bien au-delà des besoins quotidiens de base. Dans ce qui est considéré comme le plus infâme complexe de logements sociaux de tous les temps, comme l’apothéose de tout ce qui a mal tourné dans la conception moderniste XX XX , les modifications entreprises par les résidents se révèlent comme une étape fondamentale dans la fabrication de leur espace de vie. Pruitt-Igoe pourrait être considéré comme un cas extrême. Certes, d’autres réalisations comparables à cet exemple nord-américain n’ont pas subi son destin. Pourtant, il est utile de reconsidérer cet ensemble de logements pour comprendre les tensions générées par l’écart entre l’envergure utopique des idéaux modernistes et leur héritage, une fois bâtis et utilisés au quotidien. Même si ce questionnement n’est pas neuf XX , son exploration reste néanmoins capitale pour les contextes du Sud planétaire XX où le modernisme a fait l’objet d’une double réinterprétation au fil du temps. D’un côté, les modèles modernistes prétendument universels ont dû se reconfigurer à chaque « atterrissage » dans un contexte spécifique, mais de l’autre côté, une fois construits, ils ont aussi souvent (mais pas toujours) été significativement transformés par l’usage. Dans ce dossier, les auteurs portent donc leur attention sur le décalage entre, d’une part, l’intention, la réalisation et l’appréciation des utopies bâties par les critiques et l’opinion publique, et, d’autre part, leur usage, qui implique le plus souvent des interventions sur le bâti aussi significatives que signifiantes. Les articles rassemblés ici se focalisent sur la transformation radicale des constructions réalisées – c’est-à-dire sur leur appropriation – sans pourtant négliger de considérer des cas de figure où les architectes modernistes ont pu s’emparer des pratiques sociospatiales locales pour revisiter les modèles que l’on pensait planétaires. Le Sud planétaire est, en effet, un contexte qui appelle des questions fondamentales. Au-delà du débat sur la préservation matérielle des œuvres modernistes, le Sud planétaire invite à repenser les alternatives à venir en matière de pratiques urbaines. Ila Bêka et Louise Lemoine ont bien montré la vulnérabilité de l’architecture européenne à travers des cas illustres, comme celui du Barbican Estate de Londres (Barbicania, 2014 XX ), mais ce sont les pratiques inattendues et spécifiques des espaces de Zouerate, Séoul ou Buenos Aires qui nous interpellent. La rencontre entre, d’une part, les résidus d’un contenu utopique étroitement associé au projet moderniste, et, de l’autre, l’appropriation de ces lieux au fil du temps, dessine des constellations susceptibles d’ouvrir à nouvelle compréhension du phénomène urbain. APPROPRIATE(D) MODERNISMS ou L’APPROPRIATION DES MODERNISMES POUR UN MODERNISME APPROPRIÉ Les vicissitudes de Pruitt-Igoe font écho à celles d’autres lieux construits pour abriter les plus vulnérables dans un monde en voie d’urbanisation, ainsi que pour accompagner l’expansion des villes : des équipements modernes, tels que des hôpitaux, des universités et des musées. Ces interventions, souvent de grande échelle et à forte intensité de capital, ont joué un rôle important dans la mise en valeur de la démocratisation, du processus de décolonisation et dans l’exportation internationale de l’État providence, comme l’a montré une abondante littérature scientifique (Avermaete et Casciato, 2014 ; Avermaete et al., 2010 ; Crinson, 2003 ; le Roux, 2003 ; Lim et Chang, 2011 ; Rabinow, 1989 ; Wright, 1991). Certaines études se sont concentrées sur la circulation internationale des modèles architecturaux et urbains en toute indifférence au contact de conditions autres, ainsi que sur la réception différenciée de ces conceptions modernistes dans divers contextes géographiques et culturels XX . L’« agentivité XX » des architectes, des urbanistes, des autorités locales et des résidents en ce qui concerne la modification et la contestation des projets a été également mise en avant afin de complexifier les récits occidentaux qui décrivaient le modernisme comme un processus facilement transposable et élaboré à partir d’un seul point d’origine. (Avermaete et al., 2015 ; Craggs et Wintle, 2015 ; Healey et Upton, 2011 ; Mercer, 2005 ; Nasr et Volait, 2003.) La diffusion, au cours du XXe siècle, du modernisme comme un style en soi et de la modernité comme un ensemble d’aspirations disponible à l’adoption est donc désormais aussi contestée par l’historiographie que par les usagers. En effet, les critiques se sont non seulement attaquées au transfert de modèles effectué sous et après la domination coloniale, mais aussi et surtout au pacte scellé entre, d’une part, l’architecture et l’urbanisme modernes, et de l’autre part, l’impératif du développement. (d’Auria, 2012 ; Lu, 2011 ; Muzaffar, 2007.) Avec le recul, il est devenu clair que, dans de nombreux pays du monde, l’association explicite entre la construction des villes et les formes et normes modernistes ne garantissait ni l’amélioration des conditions économique et sociale des résidents ni le bien-être des territoires au sens le plus large. Lorsque l’urbanisation et l’industrialisation se sont engagées sur des chemins séparés, les villes d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique n’ont plus été en mesure d’accueillir les nouveaux arrivants et de leur fournir un abri, de l’emploi et un environnement socialement juste. Au-delà des critiques spécifiques soulevées par les économistes à l’encontre du « développementisme XX », les théoriciens du post-colonialisme ont également pointé les contradictions inhérentes au processus de modernisation XX . Visant, tous-azimuts, toutes les sphères de la culture, du langage à la planification de villes nouvelles, ils ont dénoncé le caractère insidieux du modernisme et du «développementisme» dans l’élaboration de cultures et d’économies postcoloniales qui ont fini par reproduire les différences et les dépendances caractéristiques du colonialisme. En parallèle, des…