Auteur de Les effigies
Georges Thinès naît à Liège, le 10 février 1923. Il mènera de front trois carrières différentes encore que complémentaires : celle d'homme de sciences; celle d'écrivain (dans laquelle il abordera du reste la quasi-totalité des genres); celle de violoniste et de musicien. D'entrée de jeu donc, Thinès apparaît comme un écrivain fasciné par la science et par la musique. Mais il serait un peu court d'en rester à ce constat, relativement évident.
Fils d'un ingénieur des mines, Thinès voyagera dès l'enfance au gré des déplacements professionnels de son père; les premiers paysages qui le fascineront seront ceux de la Campine, auxquels se juxtaposera le monde souterrain et mystérieux des galeries de mines, parcourues très tôt en compagnie de son père. Il fera ses études au Collège de Visé, lieu d'une rencontre capitale : celle de l'adolescent avec le monde romain, dont la contraction verbale et les mystérieuses effigies ne cesseront plus de le hanter.
À la fin de la seconde guerre mondiale, il s'engage dans la Royal Navy puis reprend, à l'Université de Louvain, des études de psychologie et de philosophie qui le conduiront à une brillante carrière scientifique couronnée dès 1971 par le prix Francqui.
Si l'exercice de la littérature lui fut naturel très tôt, ce n'est qu'en 1959 – il a trente-six ans – qu'il se décide à sauter le pas de la publication avec un recueil, Poésies, dont Georges Jacques dira qu'on y découvre une influence de la dialectique valéryenne et un intérêt pour les problèmes du graphisme et de la géométrie spatiale.
Dès lors, l'écrivain semble vouloir rattraper le temps perdu, les œuvres paraissant couler de source. Mais il est à noter que, en permanence, la poésie restera pour lui la source la plus secrète et la plus essentielle de sa démarche créatrice.
Son premier ouvrage en prose, Les Effigies, est publié par Gallimard en 1970. Thinès y mêle autobiographie et réflexion sur le temps, un des thèmes majeurs de toute l'œuvre à venir. C'est aussi l'hommage d'un écrivain à tous ceux qui, dans son adolescence, lui ont ouvert les portes du monde romain, civilisation-mère génératrice d'action et de magie. Les œuvres romanesques qui suivent forment un tout cohérent et rigoureux : Le Tramway des officiers (qui paraît en 1974, après avoir reçu le prix Rossel) est, en apparence, le plus classique des romans de Thinès : le pré-texte (au sens littéral) de l'Occupation, permet à l'écrivain de mener une réflexion sur la liberté, le réel, les apparences et l'ambiguïté existentielle, le bonheur, les hasards objectifs, et de démonter, sans avoir l'air d'y toucher, les ressorts du roman traditionnel qui, jamais, n'intéressera Thinès, sinon, en quelque sorte, comme objet de dissection intellectuelle.
Comme libéré des dernières dettes envers le roman réaliste, Thinès devient, avec L'Œil de fer (1977), un écrivain fasciné par la double énigme que suscitent la création littéraire et l'existence de l'homme elle-même. Dès lors, les grands thèmes chers à Thinès – qui est élu le 10 juin 1978 à l'Académie, au fauteuil de Marcel Thiry – sont en place : fascination pour un double illisible, celui du texte et celui de la destinée; quête nostalgique de l'enfance irrémédiablement perdue certes, mais que la fiction permet de retrouver et de ressourcer («Écrire, disait Blanchot, c'est se livrer à la fascination de l'absence de temps»); thème corollaire de l'écoulement tragique du temps qui fait toute la dramaturgie existentielle; désir parallèle de recréer les images du passé en les mêlant dans un baroquisme particulièrement poussé (ce qui, à tort à mon avis, a poussé certains à reprocher un intellectualisme à Thinès là où il y a poésie et concept); enfin, fascination constante pour la musique qui, traversant le temps et les Babel langagiers, apparaît comme le message humain le plus universel. On retrouvera tous ces thèmes et ces techniques d'écriture, aussi bien dans Les Objets vous trouveront (1979), Les Vacances de Rocroi (1982) que dans Le Désert d'alun (1986) ou le récent La Face cachée (1995). En outre, et comme il fallait s'y attendre, le personnage-clé de Faust, celui qui a tenté d'apprivoiser le temps et qui y a laissé son âme, revient, dans l'œuvre d'une manière récurrente (Théorèmes pour un Faust, 1983, Le Quatuor silencieux, 1987).
Dans le domaine de la nouvelle, Thinès pourrait reprendre à son compte l'image de Marcel Thiry, puisqu'il nous donne à voir le grand possible. On ne peut guère, en effet, parler d'étrangeté ici, mais plutôt d'un regard sur tous les possibles biologiques, temporels, spatiaux. Cet aspect de l'œuvre de Thinès semble compter parmi les plus accomplis, avec, par exemple, L'Homme troué (1981).
Depuis les années quatre-vingt-dix, s'il a abordé avec talent le domaine du théâtre (avec La Succursale et L'Horloge parlante en 1991), c'est cependant la poésie qui paraît requérir idéalement l'écrivain : sans doute cette forme supérieure d'écriture lui permet-elle de faire défiler, dans la solitude du Verbe multiple, les fantasmes et les replis de sa mythologie. Les titres eux-mêmes de ces œuvres récentes sont éloquents et traduisent bien les bouleversements métaphysiques et humains qu'elles illustrent : Les Cités interdites (1990), L'Imperfection (1993), Gémonies (1995) et Janus (1996).
Homme multiple dans sa cohérence créatrice, Thinès apparaît bien comme un des esprits les plus subtils et les plus déliés de notre temps. Ayant mis Athéna au service d'Orphée, il a réussi à marier création secrète et réflexion sur le monde, ses formes et ses mystères, de la pénombre des abysses aux lumières des cités interdites.
Georges Thinès nous a quittés le 25 octobre 2016.