« Il est grand temps de manquer de respect à Simone de Beauvoir ; il est grand temps de profaner Le Deuxième Sexe. » C’est une femme qui parle ici. Elle montre qu’avant même d’avoir commencé son livre, S. de Beauvoir avait pratiquement pris parti contre le Féminin. A l’égard des différences entre l’homme et la femme, sa position est double. Il y a celles qu’elle conteste — en fait toutes celles qui ne sont pas incontestables — et qu’elle déclare purement historiques, c’est-à-dire artificielles et aliénantes. Et il y a les autres, celles que l’on ne peut récuser (les différences génitales, par exemple), dont elle ne veut retenir que le contexte culturel. En réalité — mis à part quelques sursauts de défense où elle en vient à se contredire —, sa dépendance par rapport à la pensée de Sartre, imprégnée de la gnose, l’amène à définir une sexualité à structure sadique, qui s’accompagne d’aversion envers la chair et développe un érotisme d’abjection et de séparation. Mais les relations entre les sexes sont-elles seulement fondées sur l’hostilité des consciences ; répondent-elles seulement à une dialectique d’agressivité ? Prenant parti aussi bien contre le féminisme « culturaliste » que contre les fanatiques de la féminité, qui prétendent réduire la femme à ses ovaires, Suzanne Lilar montre, dans la partie positive de son essai, qu’aucun être humain ne saurait s’accomplir sans recourir aux deux modes d’exister : le Masculin et le Féminin. Ce sont les théories soucieuses d’affranchir la femme de son destin biologique qui font d’elle réellement « le mâle manqué » d’Aristote et de saint Thomas ; faute de s’ouvrir sur une logique d’antagonisme, elles l’empêchent d’assumer l’existence en tant que paradoxe et synthèse des contraires. A l’époque où, sous l’impulsion de la psychosomatique, de la biochimie, de l’endocrinologie, le concept de nature se transforme totalement, seule la bisexualité (au niveau symbolique l’androgynat) permet de donner un sens à la différence des sexes et de la contenir dans sa limite.
Autrice de Le malentendu du deuxième sexe
Nietzsche et la phénoménologie. Entre textes, réceptions et interprétations
La pensée de Nietzsche est-elle la littérature irrationnelle d’un illuminé du 19e siècle ? Puisque cette grossièreté n’est pas tenable, même pour un rationaliste résistant, de quelle pensée s’agit-il ?Si, comme je le crois, l’activité philosophique aujourd’hui reste marquée par les avancées de la phénoménologie de Husserl (en dépit de son idéalisme subjectiviste), de l’ontologie de Heidegger (en dépit de ses dérives nationalistes, de la défense aberrante d’un «esprit» du nazisme à l’antisémitisme) et de la thérapeutique du langage de Wittgenstein (en dépit de son enlisement casuisitique par une trop grande part de la philosophie analytique), l’exigence de penser le monde dans un langage non « métaphysique »est en même temps son enjeu. La philosophie naît et renaît à travers le questionnement radical hors de toute opinion, de tout préjugé, de toute idéologie, à la racine hors de toute métaphysique accrochée à la vérité hors monde. Or ce questionnement, dans sa phase moderne, remonte à l’effort inouï de Nietzsche de penser par-delà bien et mal – par-delà l’opposition entre l’essence et l’apparence, la vérité et l’erreur… L’ Introduction au recueil des Actes du colloque tenu les 16 et 17 mars 2016 à Louvain situe parfaitement cette exigence et cet enjeu. La pensée nietzschéenne du « Schein », littéralement « apparence » ou même « apparaître », peut-elle être rapprochée de celle du « phénomène »? Pas au sens de Kant qui l’oppose à la « chose en soi », ce qui l’englue dans le dualisme. Mais pas non plus au sens de Husserl qui le fonde dans l’ « intuition donatrice originaire ». Cependant si, la « généalogie » nietzschéenne qui arrache les masques des « valeurs » reste sans rapport avec cette « science du phénomène » qui est le projet de Husserl, n’y a-t-il aucun recroisement entre le monde de la vie de l’un et le monde des apparences de l’autre ? Ou encore entre la constitution fictionnelle du phénomène et la perspective interprétative de l’apparence ? La question radicale surgit à partir de là : quel langage introduit à la pensée du monde, au jeu de son devenir, à la « mutation de la temporalisation » comme l’épingle Fink ?Il n’est pas possible ici d’entrer plus avant dans les interventions de ce recueil incisif. Il faut cependant remarquer que, outre les travaux de spécialistes actuels, il reproduit deux textes importants pour l’histoire des interprétations nietzschéennes, l’un d’Eugen Fink, l’autre de Rudolf Boehm, ce qui répond au but de la publication : confronter les interprétations phénoménologiques de Nietzsche à son texte.La stimulation de toutes ces lectures confirme combien la pensée de Nietzsche nous précède toujours, à distance des thèmes canoniques (surhomme, éternel…