Pour écrire, une femme veut devenir chaste. Armée de ce projet étrange, elle rencontre un prêtre. Lecteur passionné, ami jaloux et caustique, il l´entraîne au travail d´écriture. Inconscient du trouble qu´il provoque, il réveille en elle le souvenir d´un amour d´enfance : celui qu´elle a éprouvé pour Blas, le guide de montagne, averti avant tous de l´invisible présence de l´ours. Femme, 40 ans, milieu aisé, mariée, deux enfants, un amant qu’elle vient de quitter, souhaite devenir chaste pour se consacrer pleinement à l’écriture. Contrairement à celle qui figurait dans La nuit, l’après-midi , où l’héroïne répondait à une invitation sadomasochiste, cette petite annonce n’apparaît pas telle quelle dans L’ours, dernier roman de Caroline Lamarche, mais demeure à l’état de vœu que se formule la narratrice. Pourtant, son appel sera entendu : par un prêtre qui a lu son précédent roman et lui écrit à ce propos une lettre suffisamment pertinente pour lui donner envie de le rencontrer. Appel paradoxal à priori (nul n’a besoin de personne pour ne pas faire l’amour), mais qui se révèle nécessaire comme mise à l’épreuve. Fable d’un autre temps ? Ce prêtre est un universitaire brillant, fin lettré, mais qui n’occupe qu’une chaire de vérité dans une petite paroisse de campagne. Il habite un presbytère à l’ancienne, que de grands arbres mettent à l’abri des regards et des morsures du soleil et qu’il partage avec quelques étudiants. L’écrivain et le prêtre se rencontrent, sympathisent immédiatement, approfondissent leur amitié au fil de longues promenades, de conversations intenses, de séance de lecture où elle lui livre les textes sur lesquels elle travaille, rien de plus, malgré affinités. Si l’homme (qui ne sera jamais nommé autrement que le prêtre) ouvre à la femme la porte de sa chambre, c’est pour lui permettre de rejoindre la thébaïde du presbytère, où elle poursuivra l’écriture de son roman. Lui-même se repliera dans une petite pièce sous les combles. Chaste : il n’a jamais éjaculé, même durant son sommeil, va-t-il jusqu’à confier à la narratrice. Pourtant, un jour, elle commence à se dévêtir devant lui, jusqu’à ce qu’il arrête son geste, trop lourd à supporter. Pourtant, la tête appuyée sur les cuisses maigres du prêtre, elle sentira soudain « le sexe le plus réactif, le plus dur, le plus énorme [qu’elle ait] jamais connu ». Mais qu’elle ne connaîtra jamais autrement, même s’il l’obsède. Une décision épiscopale mettra un terme à cette passion inaccomplie. Pour répondre au manque de personnel ecclésiastique, le prêtre est muté à un autre poste. Malgré les prières de ses amis, il obéira à sa hiérarchie, comme il l’a toujours fait. L’année scolaire se termine. Les étudiants, dont la narratrice avait appris à partager la compagnie et les rêves fervents, mettent la dernière main à leurs travaux avant de rejoindre leurs familles ; la vieille maison de curé se vide peu à peu de ses meubles et de ses occupants. Au moment de le quitter, la narratrice montre au prêtre deux cartes postales qu’un des étudiants lui a envoyées, des reproductions de tableaux d’Egon Schiele. L’un s’intitule La jeune fille et la mort et représente une femme enlaçant avec fougue un moine décharné. L’autre montre un couple faisant l’amour, des corps nus et ardents. C’est cette dernière image que le prêtre emportera avec lui. La fable émeut, ne serait-ce que par le portrait, admirable de subtilité, qu’elle donne du prêtre et des relations qu’il noue avec son entourage. Elle pourrait aussi bien prêter à sourire par ses allures de « roman provincial » aux préoccupations d’apparence désuète. A trop s’y attarder, cependant, on passerait à côté du travail littéraire qui donne à L’ours sa pleine signification. Car l’histoire n’est qu’un élément du vaste réseau symbolique dont le livre déploie la cartographie. Rêves, souvenirs, images, analogies, correspondances : tout concourt à déporter sans cesse le texte vers un au-delà de lui-même, « part maudite », nœud secret de violence, au plus près du combat que se livrent élan vital et pulsion de mort. C’est là sans doute que se cristallise la divergence fondamentale entre le prêtre et la narratrice, en même temps que se noue leur passion. Désir, ouverture sensuelle sont omniprésents dans son monde à elle, à commencer par les fleurs qu’elle lui donne lors de leur premier rendez-vous, lupins qui se dressent comme des serpents, pivoines au cœur « lisse, fendu en son milieu », en tentation de sexe offert. Dans l’univers du curé, au contraire, le corps n’a pas la moindre place. Et le désir de chasteté, pour la romancière, est encore une façon de se rapprocher de la vie, par l’écriture. Mais pour le prêtre ? Une autre trame narrative se déroule en contrepoint à la première, et éclaire le sens à donner à cette question. Elle est constituée de souvenirs d’enfance que la narratrice rapporte par fragments. Jusqu’à l’âge de quinze ans, elle a passé toutes ses vacances en Espagne, vivant dans un chalet que sa famille partageait avec Blas, un guide de montagne qui les accompagnait dans leurs promenades, et sa petite fille Mariuca, chargée des tâches ménagères. La jeune vacancière était éperdument amoureuse de Blas et s’était fait de Mariuca une amie. Un jour, le guide leur avait signalé la présence d’un ours, mais elle-même n’avait rien vu, qu’un buisson violemment agité. Scène dérisoire, mais fondatrice pour l’enfant : comme la vision d’un buisson ardent et l’intuition fulgurante du lien qui unit le désir le plus extrême et la mort. A ses côtés, Mariuca semble partager sa conscience secrète. Ce n’est qu’au terme du roman que l’on comprend que l’expérience fondatrice, et destructrice à la fois, de cette dernière était tout autre, quand on apprend son suicide à quinze ans et qu’on devine (car la romancière a le talent de suggérer, plutôt que de nommer) que le beau guide dont l’une était amoureuse était pour l’autre un père abuseur. Laissons le dernier mot à la narratrice, quand le prêtre est parti et qu’elle retourne à son écriture : « Je redeviens petite, je redeviens une enfant, et c’est à lui, que tous appellent « Père », que je donne le plus secret de moi-même, ce que nul ne peut prendre. »…
Le 28 juin 1892, Stéphane Mallarmé s’empare de sa plume la plus leste pour ciseler un compliment à Georges Rodenbach : Votre histoire humaine si savante par instants s’évapore ; et la cité en tant que le fantôme élargi continue, ou reprend conscience aux personnages, cela avec une certitude subtile qui instaure un très pur effet. Si délicieusement absconses que demeurent ces lignes, l’on y aura sans peine identifié les allusions à Bruges-la-Morte . C’est que le poète aura su ramasser les traits les plus saillants de cet incontournable de nos Lettres : l’évanescence de l’atmosphère qui règne à chaque chapitre, la contagieuse spectralité de son décor médiéval immuable, enfin les résonances qu’il ne manque pas d’éveiller dans la sensibilité des lecteurs qui le redécouvrent ou, ô extase, de ceux qui l’ouvrent pour la première fois. Proposer comme le fait aujourd’hui la collection patrimoniale Espace Nord une édition définitive de ce livre culte, « méconnu parce que trop connu » selon l’expression de Paul Gorceix, est une entreprise d’utilité publique. Car, si son auteur était presque devenu parisien d’adoption à force de fréquenter les Mirbeau, Goncourt et autres Villiers de l’Isle-Adam, Bruges-la-Morte n’est pas seulement le plus français de romans belges fin de siècle ; c’est surtout un chef-d’œuvre de la littérature mondiale, où style et fantasme se fécondent mutuellement. En fait, investir l’univers brumeux et appesanti de ce roman constitue moins une expérience littéraire que matérielle. La langue déployée par Rodenbach n’est ni baroquisante ni sauvagement charnelle, mais par la richesse poétique et l’art consommé des correspondances qui y sont en jeu, elle s’éprouve davantage comme une étoffe rare, un parfum capiteux, un cru millésimé, une musique empreinte de mystère – que comme un texte se maintenant à ras de page.Un critique qui « spoilerait » Bruges-la-Morte est juste bon à faire rafraîchir dans le premier canal flamand venu. Il importe de laisser intacts aux profanes l’abord de la destinée tourmentée d’Hugues Viane, ténébreux, veuf, inconsolé ; ses errances dans les rues d’une Venise du Nord où le temps s’est comme figé ; le délire qui le possède et les superpositions troubles qu’opère son esprit entre le visage de la Morte et celui de la Vivante ; le crescendo de sa tragédie qui ne débouche sur aucun dénouement, que du contraire…Mais les connaisseurs, qui en possèdent sans doute quelque exemplaire écorné datant de leurs Romanes, ne manqueront pas d’acquérir aussi cette édition augmentée d’une anthologie de textes évoquant Bruges et, surtout, d’une postface tirée au cordeau. Le spécialiste à solliciter était tout trouvé en la personne de Christian Berg. En trente-cinq pages, voici Bruges-la-Morte et son auteur situés dans leur contexte, les thèmes binaires (la vivante/la morte, l’homme/la ville, la copie/le modèle, etc.) éclairés en leurs réciprocités comme en leurs divergences, et le style enfin, ce style d’orfèvre, soupesé avec délicatesse et posé sous la loupe d’un critique qui préfère regarder les gemmes en joaillier, pas en minéralogiste.L’étude de Berg constitue un maître-étalon en matière d’approche d’un texte aussi singulier, qui reste néanmoins symptomatique de son époque. Plutôt que de s’attarder sur l’épineuse question du genre auquel appartient l’œuvre (et qu’il résout avec justesse en la situant « entre le roman psychologique, la nouvelle fantastique et le poème en prose »), l’exégète préfère se concentrer sur le pivot rhétorique qui en assure la cohésion, à savoir l’analogie. La brillante analyse qu’il livre de l’omniprésente dialectique entre ressemblance et nouveauté s’articule à celle de la chronologie itérative à laquelle obéit l’histoire ainsi qu’à la topographie littéraire où s’ancre le récit. Tout en affiliant Rodenbach aux crépusculaires que furent Barrès, D’Annunzio, Rilke, Zweig ou Mauclair, Berg rappelle en effet à quel point « les villes mortes ou mourantes menacées par l’eau noire, les palais abandonnés environnés de plans d’eau stagnante, les petites cités de province prostrées dans le silence ou l’oubli, les villes tombeau et les “Thulés des Brumes” constituent la géographie privilégiée de l’imaginaire fin de siècle ».Au final, Bruges-la-Morte se révèle un prisme visuel, sonore, olfactif, tactile, sensible – bref la réalisation romanesque des principes synesthésiques chers à Baudelaire – nous permettant de mener une expérience littéraire unique que l’on se plaît à recommencer sans fin… parce qu’on sait qu’elle est irreproductible.Parmi les canaux blêmes de l’ancien port figé dans des eaux sépulcrales, le roman se joue entre des reflets : celui d’une femme que Hugues Viane a passionnément aimée, celui d’une morte dont il croit retrouver l’image chez une vivante. Récit fétichiste, où toute la sémiologie de la ville participe aux cérémonies du deuil. Livre culte pour les spleens d’aujourd’hui.Hugues Viane a choisi d'habiter Bruges, qui s'accordait à la mélancolie de son deuil. Dès lors cette ville au charme délétère s'impose comme la véritable héroïne de ce roman, l'un des chefs-d'oeuvre du symbolisme.Parmi les canaux blêmes de l’ancien port figé dans des eaux sépulcrales, le roman se joue entre des reflets : celui d’une femme que Hugues Viane a passionnément aimée, celui d’une morte dont il croit…