Autrice de Fabriquer des mondes habitables
Septième titre de la très belle collection « Orbe », Fabriquer des mondes habitables descend à pas de loup et de colombe dans la forge de l’écriture de la philosophe et éthologue Vinciane Despret, de la mise en récit et en pensée de questions à l’interface de la philosophie et de l’éthologie. Adoptant le principe heuristique de la collection — celui d’un piochage dans un massif de mots choisis par Frédérique Dolphijn —, le dialogue emprunte des chemins qui ressaisissent l’articulation entre espace du livre, traduction/accueil des animaux et des morts, proposition de mondes. Le questionnement du comportement des animaux, des oiseaux passe par l’invention d’un rapport à ces derniers qui se place…
Amélie NOTHOMB , Psychopompe , Albin Michel, 2023, 156 p., 19 € / ePub : 12,99 € , ISBN : 978-2-226-48561-8Livre…
Les travers des hommes vus par deux oies ! Ce recueil rassemble 45 histoires courtes, des histoires animalières et philosophiques pour jeunes adolescents. Les récits ont pour cadre une ferme appartenant à une paysanne, où l’oie et son frère mènent une vie tranquille en compagnie de moutons, de dindons et d’un chien. Contrairement aux autres animaux qui prennent plutôt la vie comme elle vientLire la suite Comme Laurel et Hardy ou Sancho et Don Quichotte, Oie et son frère perpétuent la tradition du duo de choc et de charme. Ils raisonnent sur tout – la vie, la mort, les autres, le langage – et cela résonne en nous très joyeusement. Le chapitre inaugural de ce roman constitué de courtes saynètes commence par un dilemme. Quand on est une oie faut-il partir ou non à Vila do Bispo, au Portugal ? Pour quoi faire ? Ou plutôt rester à la ferme ? L’alternative illustrée par la perspective d’un « oignon dans le derrière » mérite d’y réfléchir. Le mouton, « petit tonneau poilu » « au goût de menthe » pourrait-il aider à trouver la réponse ? Car partir c’est être fidèle à sa famille, celle des oies migratrices ; rester, c’est être fidèle à ses amis, le dindon, le mouton, le chien. Finalement, ils vont partir, mais pas trop loin, dans le froid et l’inconfort. « Mourir c’est être couché à la dure », proclame l’un des chapitres mais à deux, on fait société et on se tient chaud ! Solidarité est un des mots-clés de ces histoires accompagnées de jeux sur la langue. L’oie blanche, la sœur, l’innocente, est angoissée, elle regarde le ciel, et se pose des questions sur « fini, plein, entier » ; elle s’interroge sur la forme des vols d’oies ; elle « claudique d’une pensée à l’autre » et on la voit se dandiner jusqu’à la souffrance. Il arrive aussi que son cœur « bamboume » par amour pour la fermière. Est-ce raisonnable ? Elle peut encore parler d’une voix « raboteuse » qui fait mal. Toute question d’identité lui est douloureuse, comme « pourquoi on mange de l’herbe ? ». L’auteur joue avec les expressions, registres de langage : « Si le clignement de ses yeux émettait un son, ça l’arrangerait. Sa sœur comprendrait tout de suite que sa question l’enquiquine. » Le silence lui-même engendre une comédie du langage : entre les deux oiseaux, aucune parole, et cela dure, dure, dure ! Les animaux s’inquiètent, le silence est insupportable, la tension enfle et s’achève en éclat de rire. Le lecteur doit décrypter des mystères. Par exemple, le rat est mort, tous se sentent un peu coupables. Ils anticipent la peine de la fermière. C’est elle qui lui a tendrement donné des bonbons roses en disant « viens mon petit rat, viens ! ». Doubles sens, sous-entendus, non-dits font tout le sel de la conversation entre animaux. Ils se rient des humains représentés par la fermière à petit chignon, croquée par Gerda Dendooven. Cette philosophie existentielle est désopilante et l’humour froid, volontaire ou non, des deux volatiles nous renvoie aux échanges de Vlad et Estragon dans En attendant Godot. Les adultes liront toutes les saynètes de Bart Moeyaert comme des préliminaires à d’autres lectures savantes. 45 historiettes et autant de raisons de réfléchir, rire, sourire, s’interroger, tour à tour ou tout ensemble grâce au pouvoir de l’écriture, un rire ou « un soupir de rien qui change le monde » (p.156). De supers moments de lecture pour…
Aplanir une orange n’est pas (seulement) un jeu d’enfant
«Une carte du monde qui ne comprendrait pas Utopie n'est même pas digne d'un regard, car elle laisse de côté le seul pays dans lequel l'Humanité finit toujours par débarquer.» Oscar Wilde, L'Âme de l'Homme sous le Socialisme Qu’il soit de rôle ou de plateau, un jeu se déploie dans un espace, sur un territoire spécifique possédant ses propres règles auxquelles les joueur·ses adhérent de leur plein gré. Un jeu est un univers en soi, doté de frontières et limité dans l'espace et le temps. Il en va de même des cartes dont la création s’accompagne de la mise en place de codes, d'ajouts et d'oublis, qui offrent à la vision une réalité altérée. Souvent, à l'observation d'une carte, on croit voir le monde qu'elle représente quand on n’en aperçoit qu’une simple représentation. On oublie que la carte est à la fois l'outil qui façonne et le miroir qui déforme. Souvenons-nous alors que la carte est un territoire imaginaire, propice aux rêves et aux fantasmes, mais aussi aux constructions politiques et aux distorsions idéologiques. Y placer des continents, des pays, des iles et des récifs, des villes et des rivières, leur donner un nom, c’est ce qui nous permet de les penser, c’est aussi ce que qui les fait exister. ° Hic sunt leones La carte est une représentation nécessaire à la lecture du monde, or celui-ci ne peut pas être représenté dans son entièreté. On se prend alors à rêver, comme Jorge Luis Borges, à une carte qui montrerait tout à l'échelle 1:1, si parfaite qu'elle serait l'image absolument conforme de l'espace qu'elle représente, le recouvrant totalement, tel un voile transparent. Lewis Caroll raconte dans Sylvie and Bruno Concluded, publié en 1889, qu'une telle carte fut réalisée mais qu'on ne l'a jamais dépliée, car les fermiers craignaient qu'elle cachât le soleil aux plantes. Pour être utile, une carte doit hiérarchiser les informations. L'observateur·rice, ne pouvant d'un seul regard appréhender le monde qui l'entoure, s'en remet à la carte pour lui enseigner ce qui est ou n'est pas. De par sa fonction, la carte se doit d’être imparfaite. Ainsi, les informations qu’on a choisi d’y faire figurer deviennent plus réelles, plus tangibles que celles absentes. Même les cartes satellitaires d'aujourd'hui, photographies précises des territoires, sont susceptibles de faire perdurer ce décalage entre représentation et modèle. Le site Google Earth a été accusé par des internautes de ne pas mettre à jour une zone du désert nord-américain, désormais lieu de tous les fantasmes d'ufologues et de complotistes. Le vide laissé sur une carte témoigne du choix de montrer ou non ce qui existe, de le transformer, de l’inventer. Déjà, dans la cosmographie occidentale et chrétienne du Moyen-Âge, le monde n'est pas seulement peuplé d'hommes et d'animaux, il est aussi peuplé de monstres et de merveilles, de mirabilia, littéralement «qui étonne à voir». Forts de cet héritage, Guillaume le Testu par exemple, cartographe français du XVIIe siècle, ou encore Albrecht Durer, utilisent les espaces vierges de leurs cartes pour y entreposer les mythes, les fantasmes et les peurs, mélangeant les récits de voyages et les croyances religieuses. Lion, pégase et centaure peuplent le ciel, gardiens du temple, panthéon étoilé. Aux confins du monde connu, on aperçoit les Cynocéphales, les Blemmyes, les Sciapodes, les Astomes XX rêves délirants de moines enlumineurs insomniaques. Et sous la mer, peurs intemporelles de marins superstitieux, louvoient les dragons, sirènes et krakens. Hic Sunt Leones, Ici sont les lions: cette inscription fréquente rappelant que toute la terre n'est pas encore aux hommes. La carte permet l'exploration de jungles lointaines une tasse de thé à la main, la traversée d'immensités arides pieds nus dans le canapé, ou l'escalade des hauts sommets sous la couette. Et l'on se prend à rêver à cet ailleurs que l'on ne peut pas voir, dont on nous a conté les histoires, cherchant à retrouver les anciens habitants de ces contrées de papiers. * « Nous n'avons pu décrire la terre que parce que nous y avons projeté le ciel » XX Les cartes occidentales ne sont pourtant pas nées pour servir de théâtre aux bêtes merveilleuses. L'apparition des cartes dites portulans coïncident avec l'augmentation du commerce maritime en mer Méditerranée des républiques marchandes, comme Gênes ou Venise. Ces cartes sont construites par triangulation, c'est-à-dire qu'un lieu est lié à un autre par une distance et une direction et elles sont recouvertes de lignes de vent, réseau organique de lignes rouges, noires, vertes. Si la mer Méditerranée avait toujours été sillonnée par les marins phéniciens, grecs ou carthaginois, leur science du pilotage se transmettait oralement, et leurs navires quittaient rarement de vue les côtes. Les intérêts économiques grandissants des marchands vénitiens, génois et espagnols imposent plus de contrôle et de sécurité. C’est pourquoi ils poussent au développement de cartes de cet espace maritime et de son interface terrestre. Deux découvertes vont faire évoluer la cartographie. La première est la traduction en latin de textes de Claude Ptolémée en 1406, synthèses du savoir géographique antique, oublié jusqu'alors. Ce texte, non exempt d'erreurs, transmet aux géographes européens la théorie du point, c’est-à-dire que la position d'un lieu est déterminée grâce à deux caractéristiques: une latitude et une longitude. Ces deux informations s'obtiennent, non plus en baissant les yeux pour compter le nombre de pas qui sépare un lieu d'un autre, comme c'était approximativement le cas pour la triangulation, mais au contraire, en les levant pour observer le soleil et les étoiles. La latitude est une ligne perpendiculaire à l'axe de rotation de la Terre et se définit ainsi: les lieux où le jour du solstice d'été a la même durée ont la même latitude. La longitude est, quant à elle, une ligne droite reliant les deux pôles: les lieux où le soleil se trouve au zénith au même instant ont la même longitude. Au réseau empirique et arachnéen des portulans se substitue alors un quadrillage rationnel et uniforme, fait de parallèles (latitudes) et méridiens (longitudes). Le deuxième facteur est l’extension du terrain de jeu des marins européens, à la recherche de nouvelles routes des épices. Les «découvertes» de nouveaux espaces, les navigations hors de vue des côtes, et les appétits grandissants des puissances européennes vont pousser les cartographes à trouver de nouvelles solutions pour représenter le monde plus précisément. Malgré leurs efforts pour rendre les cartes plus mathématiques, ils se heurteront à un problème insoluble: faire d'une sphère une surface plane ou comment mettre à plat une peau d'orange, sans la déchirer? Projeter une surface ronde sur une surface plane suppose de faire des concessions et des choix, donc des déformations. Une carte peut choisir de conserver les distances entre les points, elle est alors dite équidistante ; elle peut conserver la proportion des espaces les uns par rapport aux autres, on dit alors qu'elle est équivalente ; ou bien, elle peut conserver les angles et les formes, elle est alors conforme. Or, elle ne peut strictement pas être les trois en même temps. En 1569, Gérard Mercator , mathématicien et géographe flamand, propose une projection qui fera date puisque c’est celle que nous utilisons encore majoritairement aujourd’hui. Elle doit son succès à l’avantage qu’elle présente: les marins peuvent pour la première fois, tracer une ligne droite entre un point A et un point B, suivre cette ligne, et donc garder un cap constant grâce à une boussole pour arriver à bon port. Or, si sur cette carte, la ligne droite entre A et B est évidemment le chemin le plus court, sur le globe, il n'en est rien. Cette trajectoire tracée sur la carte implique en effet un détour, une perte de temps une fois réellement parcourue. * Des cartes conditionnées à déformer À partir de là,…