Érotisme et neuvième art : cheminement d’un genre et parcours d’auteurs

En 2013, Apple contraint Izneo, plateforme française de vente de bandes dessinées en ligne, à supprimer 40 % de son catalogue destiné à sa version iPad. Le géant américain de l’informatique souhaite que soit retirés des albums le contenu qu’il considère comme « pornographique ». En l’occurrence, ce sont non seulement la nudité des personnages, mais aussi les rapports sexuels qui sont visés. Suite à ces pressions, de nombreux albums ont été retouchés, voire purement et simplement supprimés. C’est ainsi que Philippe Delaby, dessinateur de la série Murena, retraçant la vie sous la Rome antique, a dû recouvrir ses gladiateurs nus de pagnes pour éviter les foudres de la censure. D’autres séries de grande diffusion, telles que Largo Winch et XIII, ont également été concernées par cette décision. Les réactions ont fusé, compte tenu de l’absence d’une telle censure en ce qui concerne les scènes de violence.
Si l’affaire pose la question de la liberté…

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Un art en expansion : Dix chefs-d’œuvre de la bande dessinée moderne

Le 9e art explore sans cesse de nouveaux territoires. Il apparaît en constante évolution, ou plutôt en expansion, selon le terme choisi par Thierry Groensteen, l’un des spécialistes les plus renommés de la bande dessinée. Ses potentialités graphiques et narratives semblent s’étendre à l’infini et il génère des ouvrages de plus en plus amples. Si l’album standard de 44 pages cartonné reste dominant sur le marché, on trouve en effet aujourd’hui des nombreuses œuvres qui tant au niveau de la forme que du sujet se démarquent des conventions. Publié aux Impressions Nouvelles, de même que quelques-uns des nombreux ouvrages de Groensteen, comme La Bande dessinée mode d’emploi (2008), Un art en expansion analyse dix albums phares, dix points de rupture, dix œuvres dont les auteurs ont pris des libertés avec les contraintes habituellement en vigueur dans la bande dessinée, avant de permettre à d’autres d’emprunter les nouvelles voies ainsi créées.Si le premier album traité, La ballade de la mer salée , ne paraît plus si audacieux aujourd’hui, il l’était incontestablement lors de sa parution dans les années soixante. Avec cet album en noir et blanc de 160 pages, premier véritable roman graphique, Hugo Pratt s’affranchit de bien des conventions. A contrario, Building Stories de Chris Ware ou Alpha… Directions et Beta… civilisations de Jens Harder, les albums les plus récents étudiés par Groensteen, semblent les plus novateurs et déroutent encore le lecteur.Les albums choisis appartiennent à la bande dessinée dite d’auteur, car Groensteen étudie le 9e art en tant que littérature graphique. Au fil de ses lectures captivantes, il passe d’une macro-lecture, inscrivant les albums dans l’histoire de la bande dessinée et tissant des liens entre les différents ouvrages, à une micro-lecture, analysant une planche, une case, un détail qu’il met en perspective avec un brio certain.Thierry Groensteen livre un ouvrage dense, foisonnant, dont le propos clair et précis convainc et ne donne qu’une envie : (re)lire les dix albums traités. Outre ceux cités plus haut, on y trouve  Le Garage hermétique de Jerry Cornelius de Moebius, Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons, L’Ascension du Haut Mal de David B., Fun Home d’Alison Bechdel, Faire semblant c’est mentir de Dominique Goblet, Là où vont nos pères de Shaun Tan et Habibi de Craig Thompson. Il n’est pas nécessaire de les connaitre pour en comprendre les analyses. Toutefois il serait dommage de passer à côté de ces livres, essentiels selon Groensteen, et qui font désormais figure de classiques. Fanny DESCHAMPS ♦ Lire un  extrait de  Un art en expansion , proposé par les Impressions nouvelles Un Art en expansion  propose un retour sur un demi-siècle de création en bandes dessinées, une période qui a vu le « neuvième art » se diversifier considérablement, aborder de nouveaux domaines, inventer de nouvelles formes, se métisser avec d’autres arts et s’émanciper du format de l’album traditionnel. Dix œuvres-phares de la modernité sont passées au crible d’une relecture attentive qui en détaille les enjeux et en fait ressortir le caractère novateur. Dix jalons essentiels dans l’expansion d’un art qui a progressivement pris conscience de lui-même et de ses potentialités. Dans l’ordre chronologique de parution, ce sont  La Ballade de la mer salée  de Hugo Pratt,  Le Garage hermétique de Jerry Cornelius  de Moebius,  Watchmen  d’Alan Moore et Dave Gibbons,  L’Ascension du Haut Mal  de David B.,  Fun Home  d’Alison Bechdel,  Faire semblant c’est mentir  de Dominique Goblet,  Là où vont nos pères  de Shaun Tan,  Habibi  de Craig Thompson,  Building Stories  de Chris Ware,  Alpha… directions  et  Beta… civilisations  de Jens Harder. S’appuyant sur sa connaissance intime de la bande dessinée, Thierry Groensteen les décortique avec gourmandise, cueillant les détails significatifs et les mettant en réseau pour déployer tout l’éventail…

Érotisme et neuvième art : cheminement d’un genre et parcours d’auteurs

En 2013, Apple contraint Izneo, plateforme française de vente de bandes dessinées en ligne, à supprimer 40 % de son catalogue destiné à sa version iPad. Le géant américain de l’informatique souhaite que soit retirés des albums le contenu qu’il considère comme « pornographique ». En l’occurrence, ce sont non seulement la nudité des personnages, mais aussi les rapports sexuels qui sont visés. Suite à ces pressions, de nombreux albums ont été retouchés, voire purement et simplement supprimés. C’est ainsi que Philippe Delaby, dessinateur de la série Murena, retraçant la vie sous la Rome antique, a dû recouvrir ses gladiateurs nus de pagnes pour éviter les foudres de la censure. D’autres séries de grande diffusion, telles que Largo Winch et XIII, ont également été concernées par cette décision. Les réactions ont fusé, compte tenu de l’absence d’une telle censure en ce qui concerne les scènes de violence. Si l’affaire pose la question de la liberté d’expression, elle met surtout en avant la place particulière que la bande dessinée franco-belge accorde à l’érotisme depuis plusieurs décennies maintenant. Dès lors qu’elle ne s’adresse pas au jeune public, la bande dessinée telle que nous la connaissons aujourd’hui confère en effet un rôle important à la sensualité et à la nudité. Outre les nombreux ouvrages à caractère exclusivement érotique et qui constituent une niche à part entière, de laquelle se détachent les albums sulfureux de l’italien Milo Manara, l’érotisme est aujourd’hui normalisé au sein de la bande dessinée. Loin d’être toujours transgressive, cette dimension fait désormais partie intégrante des albums ciblant un public d’adultes. Mais en a-t-il toujours été ainsi ? Sensualité et bande dessinée ont-elles toujours fait bon ménage ? En Belgique, l’érotisme a longtemps été strictement proscrit. Il s’agissait de ne pas effaroucher les jeunes têtes blondes auxquelles les albums étaient destinés en priorité. Aujourd’hui, la place que l’érotisme a acquise dans le monde de la bande dessinée témoigne d’une évolution, qui n’est pas seulement celle d’un médium ayant acquis ses lettres de noblesse, mais plus largement une évolution sociale. L’histoire de l’érotisme dans la bande dessinée en Belgique s’enracine dans certaine tradition de l’illustration. D’un art réservé aux enfants et soumis à de nombreux tabous, la bande dessinée en vient progressivement à s’adresser aux adultes et à faire une place à la sexualité. La carrière de nombreux auteurs belges suivra un parcours similaire, en passant de séries pour les enfants à des albums pour adultes, ou l’érotisme trouvera souvent une place de choix. Eros illustré La bande dessinée est l’héritière d’une culture de l’illustration qui s’est développée tout au long du XIXe siècle. Avec le développement de nouvelles techniques, telles que la lithographie, et l’augmentation de la place de l’imprimé dans les pratiques culturelles (presse, livres, vignettes), l’illustration participe de l’avènement d’une culture de masse, qui accorde une très large place à l’image. L’illustration au XIXe siècle inspirera par la suite nombre de dessinateurs de bande dessinée. Parmi eux, Paul Cuvelier s’est dit influencé, entre autre, par Gustave Doré. Il en va de même pour Yslaire qui a déclaré dans un entretien : « Mon style reste une icône graphique influencée par le dix-neuvième siècle » XX . Dans la presse, qui prend son essor à cette époque, de nombreux illustrateurs exercent leur talent sur le mode de la caricature et de la satire. Mais cette culture de masse a aussi son envers, et ces producteurs d’images s’adressent également à des publics plus avertis. Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, il est de bon ton, dans la grande bourgeoisie européenne, de disposer dans sa bibliothèque d’un Enfer. Dessins et gravures érotiques sont des objets que les collectionneurs conservent précieusement et dont ils ne partagent la jouissance qu’en de rares occasions. Les œuvres d’auteurs tels que Charles Baudelaire ou, plus tardivement, Pierre Louÿs sont fréquemment illustrées de gravures osées. La Belgique en particulier est le lieu d’une tradition du livre libertin et de l’illustration érotique dont Félicien Rops demeure la figure la plus emblématique. Bande dessinée et bonnes mœurs La bande dessinée franco-belge s’est longtemps montrée des plus chastes. Réservée pendant des décennies aux seuls enfants, les albums proscrivaient systématiquement toute forme d’érotisme. Les deux principaux hebdomadaires francophones, Tintin et Spirou, occupaient à eux deux la presque intégralité du terrain. Pendant longtemps leurs pages ont écarté tout rapport à la sensualité ou à la nudité. Peu de femmes y ont été dessinées, à l’exception de personnages tels que Seccotine ou la Castafiore, sempiternels seconds rôles, voire purement et simplement potiches ou faire-valoir du héros. En outre, les personnages féminins trop dévêtus étaient retouchés avant publication. Pas d’histoires d’amour pour les héros des enfants, dont la vie sentimentale était à peu près inexistante, contrastant avec la richesse des aventures trépidantes dans lesquelles ils étaient plongés. L’après-guerre, en particulier, est une période soucieuse en matière de contenu des publications. Ainsi la loi de juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse et sa commission de surveillance se sont-elles longtemps assuré que le contenu de la moindre case ne contrevienne pas aux bonnes mœurs. À l’origine du refus d'importation de plusieurs albums belges, cette loi française régira également la production de bande dessinée en Belgique. Alors que son lectorat est similaire de chaque côté de la frontière, la bande dessinée belge s’accommode de ces contraintes. Les directeurs des principales maisons d’édition veillent dès lors, en bons pères de famille, à ce que la teneur des albums qui sortaient de leurs presses ne puisse heurter la sensibilité de leur jeune lectorat. En grandissant, les jeunes lecteurs s’intéressent à d’autres choses, et les aventures des héros qui ont nourri leur imaginaire de jeunesse ne leur suffisent plus. Ils sont durant les années 60 devenus des adultes. Élevés dans le giron du neuvième art, ils en attendent davantage, et les auteurs vont les satisfaire. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 60 que la bande dessinée franco-belge devient adulte et ose traiter de sujets jusqu’alors proscrits comme la drogue, la politique et la sexualité. Cette période est, comme on sait, caractérisée par une libération des mœurs sans précédent. La contestation et la remise en question des tabous vont faire évoluer la production artistique en général. Les États-Unis ont en la matière de l’avance sur l’Europe qui va désormais connaître l’influence des strips et comics, ainsi que celle de la bande dessinée underground américaine. Ces modèles vont changer la donne. De l’autre côté de l’Atlantique, la bande dessinée n’a pas connu la même évolution que son équivalent franco-belge, surtout en matière de traitement des mœurs. Tijunana bibles, pin-up et strips érotiques C’est en effet dans les strips et comics venus des États-Unis que les auteurs européens découvrent pour la première fois des planches empreintes d’érotisme. En Amérique du Nord, cette veine se développe dès les années 20, d’abord clandestinement. Les Tijuana Bibles ou eight-pagers, de courtes bandes dessinées pornographiques, se vendent sous le manteau. Ces pastiches bon marché parodient des célébrités ou des classiques de la bande dessinée américaine. Mickey Mouse et Donald Duck y vivent des aventures bien différentes de celles auxquelles les petits Américains ont été habitués. Les pin-up sont à la base d’un certain type de représentation des femmes dans la bande dessinée.…

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