Lire une bande dessinée c’est tout à la fois la regarder, la manipuler, la sentir… et l’entendre, même dans une soi-disant « lecture silencieuse ». Mais avez-vous déjà entendu raconter une bande dessinée à voix haute ? Cet ouvrage propose d’écouter ces mises en voix, en se plongeant dans leur histoire, des années 1930 à nos jours.
La lecture de la bande dessinée engage une expérience multisensorielle au sens où, loin de ne mobiliser que la vue, elle impliquerait une pluralité sensorielle (la vue, l’ouïe ou encore le toucher). Chercheur à l’Université de Gand, auteur de nombreux ouvrages sur la bande dessinée francophones (La bande dialoguée notamment), Benoît Glaude questionne dans son essai Écouter la bande dessinée l’histoire sonore du neuvième art, les multiples formes de mises en voix de la bande dessinée, de sa lecture à voix haute à son oralisation, son adaptation en productions sonores (audio livres, pièces radiophoniques, lectures publiques lors de festivals…). Qu’advient-il de la bande dessinée lorsqu’elle fait l’objet d’une réinterprétation,…
François SCHUITEN et Benoît PEETERS , Le retour du capitaine Nemo , Casterman, 2023, 96 p., 26 € , ISBN : 9782203254398La manière dont une créature hybride, amphibie, mi-animale, mi-machinique apparaît dans cette nouvelle aventure des Cités Obscures , la façon dont elle sort des eaux et gagne la ville de Samarobrive-Amiens décrit précisément les modalités qui ont permis au Retour du capitaine Nemo de surgir, au terme d’une gestation organique, quatorze années après la parution de Souvenirs de l’éternel présent , dernier album des Cités Obscures . L’univers et l’imaginaire profondément verniens de François Schuiten et de Benoît Peeters accueillent à bord d’un vaisseau graphico-textuel des passagers déjà mis à l’honneur dans les Cités Obscures , à savoir le capitaine Nemo, sombre héros, commandant du sous-marin Nautilus, l’auteur de Vingt mille lieues sous les mers , les territoires mi-réels, mi-oniriques qui composent la géographie fictionnelle des Cités Obscures (la mer des Adieux, les falaises de Tirus, le Mont Analogue, Brüsel, Blossfeldtstad, Pâhry, Brentano…). Splendeur hypnotique, inquiétante, troublante des dessins en noir et blanc, s’étirant sur une pleine page de François Schuiten, nouveau destin apporté au personnage du capitaine Nemo sous la plume inspirée et le récit audacieux de Benoît Peeters… l’ouvrage surgit littéralement à la manière dont jaillit le Nauti-poulpe, cet être hybride qui, doté de l’intelligence des poulpes et d’un mécanisme machinique, transporte un mystérieux voyageur amnésique qu’il mène avec une détermination infaillible vers la ville où mourut Jules Verne, Amiens-Samarobrive. Dans cet album somptueux qui, déterritorialisant la bande dessinée comme le tandem n’a cessé de le faire, sacre le retour de nos deux capitaines Nemo, le héros amnésique sert de fil conducteur à une interrogation sur la porosité entre réalité et imaginaire, entre science et fantastique, sur les arcanes de la création et la reconquête de l’identité perdue. Grands inventeurs de mondes parallèles, de villes imaginaires biomorphiques, totalitaires, ruinées ou minéralo-végétales, Benoît Peeters et François Schuiten redonnent vie tout à la fois à Jules Verne, pionnier des romans fantastiques, de science-fiction, et à un capitaine Nemo halluciné qui nous donne à entendre le mouvement d’anamnèse auquel il se livre afin de savoir qui il est.Avec cet album rétro-futuriste, scandé par des dessins minutieux au style hachuré où s’élancent des tours, des trains, des villes enneigées, des cathédrales, des érables géants, le Palais des Trois Pouvoirs de Brüsel, des pitons (des éléments souvent tout en verticalité), les éditions Casterman deviennent les éditions Jules Hetzel de notre temps.Dans ce voyage dans le temps et dans l’espace, traversant des trous de ver reliant des univers hétérogènes, le capitaine Nemo vit à cheval entre les souvenirs de son passé, le naufrage du Nautilus, et un présent dévoré par l’amnésie. Ce poulpe étrange est comme un nouveau sous-marin, un autre Nautilus… Un Nauti-poulpe, voilà ! Sa détermination m’impressionne.Les hommes, eux, semblent toujours aussi fous. Ces navires démesurés sont plus terrifiants que ceux d’autrefois… Mais le Nauti-poulpe est agile et puissant. Malheur à ceux qui sen prendraient à lui ! La perte de mémoire qui frappe le personnage se lève peu à peu, le flou identitaire cède la place aux retrouvailles avec soi. Au fil d’une introspection méditative, le capitaine Nemo rejette la pensée dualiste qui était la sienne, assise sur la séparation entre l’homme et l’animal, entre l’humain et la nature. Le réveil à soi coïncide avec une mutation dans la manière de concevoir la cohabitation entre l’humain et les autres formes du vivant : « moi qui, comme tant d’autres, considérais ces poulpes gigantesques comme des monstres… ». Doté d’une intelligence vive, d’une force de locomotion en phase avec sa puissance d’esprit, se servant de ses huit bras de façon indépendante, prenant soin de son passager, le nourrissant, le Nauti-poulpe mène la danse de cette odyssée dont le capitaine Nemo et les lecteurs sont les spectateurs médusés. Dans le finale, la reconnexion du personnage et de son histoire donne lieu à une métamorphose formelle et narrative, à l’apparition de dessins en couleurs divisés en vignettes. En complément à cet album hanté, d’une maestria absolue, qui tresse les obsessions et leitmotivs des Cités Obscures au royaume vernien, figurent les dessins réalisés par François Schuiten pour illustrer le roman d’anticipation posthume de Jules Verne, Paris au XXème siècle .Avec leur capitaine Nemo revisited, François Schuiten et Benoît Peeters signent un chef-d’œuvre. Véronique Bergen Plus d’information Un être hybride émerge des eaux. À la fois créature animale et engin sous-marin, le Nauti-poulpe abrite à son bord un homme amnésique. Où l'emmène ce petit vaisseau qui arpente des lieux plus ou moins familiers ? « Capitaine, j'étais capitaine... Je suis le capitaine Nemo. » Porté par d'impressionnantes images en noir et blanc, le récit nous fait suivre le héros des romans de Jules Verne Vingt Mille Lieues sous les mers et L'Île mystérieuse, à qui Schuiten et Peeters imaginent un nouveau destin. Dans ce très beau livre se mêlent la bande dessinée, le récit illustré et l'histoire de Verne lui-même, installé dans la ville d'Amiens où sera bientôt érigée une monumentale sculpture en bronze du Nauti-poulpe. Les auteurs des Cités Obscures font ainsi revivre…
De Salamanque à Guantanamo, une histoire du droit international
Gérard BEDORET , Olivier CORTEN et Pierre KLEIN , De Salamanque à Guantanamo, une histoire du droit international , Futuropolis, 2022, 251 p., 27 € / ePub : 18,99 € , ISBN : 978-2-7548-3353-0Choc ! Une BD, un roman/essai graphique qui n’est ni un roman ni un essai, vient nous délivrer le message de l’année, le contrepoint idéal à nos temps maussades de pandémies, populismes et agressions sociocidaires . Il était une fois, au sud de Bruxelles, un village blotti autour d’une place atemporelle et moderne. Des dizaines d’artistes et d’intellectuels s’y étaient installés, attirés par la perception d’une âme faufilée entre les venelles, les bosquets, la vieille église et les écoles. Il était une fois, parmi ceux-là, deux professeurs d’université, Olivier Corten et Pierre Klein , et un architecte, Gérard Bedoret . Les premiers, loin de se limiter aux arcanes de leur domaine (le droit international), nourrissaient des projets citoyens. Faire descendre une notion essentielle au sein de publics moins avertis, ouvrir des lucarnes d’information et de réflexion. Le troisième, lui, désirait tourner la page d’une vie professionnelle pour se consacrer à un rêve en planches. Il était une fois, au bout d’une rencontre, un récit bouleversant. Qui nous prend par la main pour nous raconter la plus belle histoire du monde, celle d’une idée, nourricière, notre droit à exister, de manière libre, égale, fraternelle. Le pitch Une histoire du droit international est mis en scènes clés (controverse de Valladolid, massacre de la Saint-Barthélémy, congrès de Vienne, etc.), depuis les traités des 14e et 15e siècles, supervisés par le pape, qui devaient déterminer le partage du monde entre les puissances maritimes, exploratrices, du temps, Espagne et Portugal, puis France. Mais, au fil des chapitres, ce qui sous-tend ou préside les cogitations mute : dieu ou religion, raison et nature, mission civilisatrice, institutionnalisation, recherche d’un équilibre mondial. Le droit international ? Comme le dit Philippe Sands dans la préface, il « fait tourner le monde et régit le transport et le commerce, les télécommunications et les services postaux, l’alimentation, la guerre et la paix, l’autodétermination et la décolonisation ». On en entend parler tous les jours : telle horreur relève-t-elle du génocide, du crime contre l’humanité, du crime de guerre ?On parle donc d’une idée qui fonde notre humanité ou plutôt une humanité rêvée, une alter-humanité, relayée par des philosophes, des juristes, des artistes, des citoyens engagés, en contrepoint d’une humanité de bruit et de fureur, de besoins exaucés par la force, la manipulation, l’abus de pouvoir. L’art À dix mille lieues de tout pensum, Une histoire du droit international réussit la gageure de délivrer ses informations (dont le combat du tsar Nicolas II contre la course aux armements) et réflexions dans un pur plaisir de lecture. Les dessins de Gérard Bedoret enchantent les pages : personnages bien campés (Léopold II, Coligny, etc.), décors raffinés (Leyde, La Haye, Constantinople, etc.), couleurs et mise en page imprimant des atmosphères variées, prégnantes au-delà des contenus textuels. Les textes d’Olivier Corten et Pierre Klein sont vifs, limpides, saupoudrés d’infiltrations d’humour. D’où ce miracle de passer des tentatives de réalisation d’un mieux-vivre pour les individus, les peuples, la nature à leurs dévoiements, leurs échecs… en conservant le sourire et l’espoir, le désir d’agir encore. Le dilemme Le prologue du livre nous précipite au côté d’un Palestinien apatride arrêté en 2002 au Pakistan, soupçonné d’être un dirigeant d’Al-Qaïda, transféré d’un camp d’interrogatoire (et de torture) de la CIA à un autre (Guantanamo, Maroc, Lituanie, Afghanistan, Pologne, Thaïlande), privé de tout droit, détruit. L’épisode est une mise en abyme du livre. Des règles ont été définies à l’échelon international (convention européenne des droits de l’homme, convention des Nations-Unies contre la torture) pour prévenir l’arbitraire, mais elles sont sans cesse contournées. Amnesty condamne, Obama promet mais les États-Unis ne sont pas tenus de suivre telle convention ou n’acceptent pas la compétence de tel comité, et il y a le droit de veto des membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU. Un récit-cadre Un couple de « philosophes amateurs » représente le lecteur (du début à la fin du livre), ses espoirs et ses désillusions, un dialogue permanent va faire osciller les avancées théoriques du droit international et les crimes qui les narguent. Ils mettent en situation, alerte et plaisante, une tension aussi vieille que la sociabilisation humaine : le désir d’un système de protection et de justice universelle et l’impossibilité de le faire respecter, « faute d’autorité supérieure, de juge à compétence obligatoire ».Bedoret, Corten et Klein, avec Une histoire du droit international, ont réussi une œuvre animée qui dit le monde tel qu’il est mais aussi tel qu’il pourrait être, au creux de notre aspiration à un paradis perdu, un univers d’adéquation et d’harmonie (qui est sans doute la transposition du lien enfant-mère prénatal). Tel qu’il est ne veut pas dire « dominé par le Mal ». Non, à relire, en filigrane du récit et en accéléré, notre histoire moderne (huit siècles), on est uppercuté par une évidence : deux forces (qui opposent ceux qui ont une préoccupation empathique vis-à-vis de l’autre et ceux qui l’instrumentalisent, le néantisent) se disputent le monde de toute éternité et leurs victoires ne sont jamais qu’éphémères, leur emprise n’est jamais globalisée. Le droit international a sauvé des millions de vie mais n’a pas empêché le massacre de millions d’autres. Propulsé bien des avancées (le respect des femmes, des enfants, des gens de couleur) mais vécu des régressions (droits des femmes aux États-Unis ces dernières années). Rappels édifiants à l’appui. Et notre dignité consiste à poursuivre la lutte. Comme les héros de La peste, l’étendard d’Albert Camus. En espérant qu’une utopie concrétisée nous attende au loin. Qu’on peut déjà tenter d’édifier autour de soi. Philippe…
C'est à Malibu, haut lieu de la sémantique moderne, que nous entraîne cette année notre…