Reprise de « la Mélancolie des Dragons » et de « l’Effet de Serge », de Philippe Quesne, à Nanterre-Amandiers, en janvier 2018. En 2018, Nanterre-Amandiers célèbre l’anniversaire des dix ans de L’Effet de Serge (2007) et de La Mélancolie des Dragons (2008), deux spectacles pensés en diptyque, qui ont tracé les lignes de force du Vivarium Studio.
L’occasion de republier cet article paru initialement dans le #98 AT, Créer et transmettre.
* Une fois que le titre est posé, l’écriture démarre : ça a commencé avec La Démangeaison des ailes, leur premier spectacle créé en 2003, et le système s’est institué. En 2008, ils ont choisi d’évoquer La Mélancolie des dragons. Le spectacle qui vient…
Bernard Debroux : Dans Métaphysique du bonheur réel XX , vous citez plusieurs fois cette phrase de Saint-Just, « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Par association d’idée, elle m’a ramené à un des spectacles les plus marquants dans mon souvenir de spectateur, 1789 du théâtre du Soleil, découvert en 1969 (!) et dont le sous-titre était une autre phrase de Saint-Just : « La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur ». Dans ce même livre vous proposez une distinction entre différents types de vérité et les différentes formes de bonheur qui y sont liées : le plaisir pour l’art, la joie pour l’amour, la béatitude pour la science et l’enthousiasme pour la politique. Dans mon expérience de spectateur, il me semble que la réception de 1789 mêlait ces différents états : du plaisir bien sûr, mais aussi de l’enthousiasme ! Alain Badiou : Si l’on parle de ce spectacle en particulier, il est évidemment inséparable de l’enthousiasme flottant de l’époque toute entière, surgi en 1968. On allait de l’enthousiasme politique au théâtre et du théâtre à l’enthousiasme. Au théâtre, il y a une capacité singulière pour le spectateur qui consiste à transformer sa réception en quelque chose comme un bonheur, le bonheur du spectateur qui va faire l’éloge du spectacle à partir d’éléments qui peuvent être au contraire sinistres, tragiques, effrayants etc. C’est en ce sens que je dis que le théâtre reste dans le registre de l’art. Il y a un bonheur singulier qui est lié, non pas à ce qui est, mentionné, représenté mais au théâtre lui-même, le théâtre en tant qu’art. Dans le spectacle que vous évoquez, je suis d’accord avec vous, il y avait à la fois le bonheur du théâtre et l’enthousiasme qui vous mobilisait subjectivement pour changer le monde… B. D. : …et de la joie aussi … A. B. : Aussi, oui. B. D. : Peut-être pas la béatitude que procure la découverte scientifique! A. B. : Oh, sait-on ? Voyez la pièce de Brecht sur Galilée ! La singularité du théâtre est peut-être de produire un affect affirmatif avec des données qui, du point de vue de leur apparence ou de leur évidence, ne le sont pas du tout. J’ai toujours trouvé extraordinaire que les spectacles les plus effrayants, ceux dont on devrait sortir anéantis, arrivent à prendre au théâtre une espèce de grandeur suspecte qui fait qu’on sort de là illuminé, en un certain sens, par des crimes et d’infernales trahisons. B.D. : Les pièces de Shakespeare en sont un exemple frappant… A. B. : C’est la question paradoxale du plaisir de la tragédie. Aristote a tenté d’en donner une explication. Il a dit qu’au fond, nos mauvais instincts se trouvaient purifiés parce qu’ils étaient symbolisés sur la scène, et ainsi comme expulsés de notre âme. Il appelait ça « catharsis », purification. Nous sommes heureux au théâtre parce que nous sommes déchargés, par le spectacle réel, de ce qui empoisonne notre subjectivité. Le théâtre est une machine assez complexe. Il est toujours immergé dans son temps, donc il est traversé par les affects dominants du temps. C’est pour cela qu’il y a un théâtre dépressif ou un théâtre de l’absurde ou un théâtre épique etc. Mais d’un autre côté, quand il est réussi, quand il a la grandeur de l’art, il crée un affect qui est fondamentalement celui de la satisfaction, quelle que soit sa couleur, avec des matériaux on ne peut plus disparates. B. D. : En prolongement de cette réflexion, je voudrais faire référence à cette même époque (de l’après 68) et à mes débuts de travail dans l’action culturelle où j’aimais éclairer le sens de cette action en m’appuyant sur les concepts développés par Lucien Goldmann XX et repris à Lucacz de « conscience réelle » et « conscience possible ». C’était une idée très positive, très affirmative (qu’on peut bien sûr interroger et critiquer différemment avec le recul) qui supposait que l’art, la création, les interventions culturelles et artistiques pouvaient bousculer les habitudes sclérosées et produire du changement… Pourrait-on mettre en lien ces concepts et ces pratiques avec ce que vous appelez le « théâtre des possibles » que vous mettez en opposition avec le théâtre « théâtre » qui est dans la reproduction d’un certain réel édulcoré et où rien ne se passe…? A. B. : Je pense que le grand théâtre propose toujours une espèce d’éclaircie à la pesanteur du réel, éclaircie qui reste dans l’ordre du possible, et donc fait appel chez le spectateur à un type de conscience qu’il ne connaît pas immédiatement, qui n’est donc pas sa conscience réelle. Le théâtre joue en effet sur cette « possibilité ». Antoine Vitez répétait souvent que « le théâtre servait à éclairer l’inextricable vie ». L’inextricable vie, c’était le système d’engluement de la conscience réelle dans des possibilités disparates, des choix impossibles, des continuités médiocres. Le théâtre fait un tri, dispose tout cela en figures qui se disputent ou qui s’opposent, et ce travail restitue des possibilités dont le spectateur, au départ, n’avait pas conscience. Le problème est de savoir à quelles conditions cette conscience possible peut se fixer, se déployer, en dehors de la magie théâtrale. Y a-t-il réellement une éclaircie de l’inextricable vie ou simplement une petite parenthèse lumineuse ? C’est la question que vous posez : quelle est exactement la ressource d’efficacité du théâtre de ce point de vue ? Est-ce une capacité de transformation « réelle »? Est-ce que le passage de la conscience réelle à la conscience possible est lui-même réel ou simplement possible ? Je crois que lorsqu’on sort d’un spectacle, on demeure comme suspendu à cette difficulté… * B. D. : Le théâtre européen a été fortement influencé à partir des années 1970 et 1980 par l’irruption des sciences humaines dans l’espace social. A côté du metteur en scène on a vu apparaître le « dramaturge » au sens allemand. Celui-ci a pu même être considéré à un certain moment comme le « gardien » du sens. Le théâtre est un univers de signes (texte, jeu de l’acteur, scénographie, lumières, costumes) où tout fait sens. On entendait souvent lors de répétitions dire à l’acteur : « là, ce que tu fais, c’est juste ». Paradoxalement, je me souviens d’avoir assisté à des répétitions de pièces mises en scène par Benno Besson (qui avait pourtant travaillé de longue années avec Brecht à Berlin) encourager l’acteur en lui disant : « là, ce que tu fais, c’est beau ». A. B. : Je serai assez tenté d’admirer les deux approches et d’être dans une synthèse prudente afin d’éviter le choix. D’une certaine façon quand on disait « c’est juste », on emploie un mot qui est, soit du registre de l’exactitude, soit du registre de la norme. Juste est un mot équivoque. On peut en effet aussi bien dire : « Le résultat de cette addition est juste ». Le mot « juste » tire vers justice ou tire vers exact. Il est au milieu des deux. Je pense aussi que lorsqu’on disait « c’est juste » dans un contexte sournoisement politisé, c’était parce qu’on préférait dire juste que beau. Dire « c’est beau » était considéré comme trop intemporel… Les deux appréciations peuvent en vérité apparaître chez le metteur en scène à des moments et dans des contextes différents. « Juste » va tirer du côté de la conscience possible, de la fonction éducative du théâtre. « Beau », c’est autre chose, c’est le sentiment qu’on peut avoir d’être dans une lumière singulière, une éclaircie visible. « Beau » est une qualité intrinsèque de ce qui se voit, de ce qui apparaît, de ce…
Entretien: David Michiels, directeur du théâtre royal des Galeries
- Vos occupations et vos rêves d’enfant réservaient-ils une place à la comédie, la mise en scène, le métier de comédien ? Le théâtre ne faisait pas partie de notre vie familiale. Il n’entrait pas dans les préoccupations de mon père, passionné par le foot et le cyclisme, ni dans celles de ma mère, institutrice dans l’enseignement spécialisé. Par rapport aux milieux culturels, je me situais surtout en dilettante et après mes humanités, j’ai suivi les cours de journalisme à l’International Press Center. C’est en cherchant un job pour payer mes études que j’ai mis un pied dans le monde du spectacle. Mais entendons-nous, il consistait à ; charger et décharger les camions des Galas Karsenty. A l’époque, le théâtre parisien débarquait à Bruxelles pour exporter les productions les plus populaires et les plus appréciées de la capitale française. L’univers « matériel » du théâtre me plaisait et j’ai été amené à prendre différentes postures inhérentes au métier : accessoiriste, figurant, souffleur et régisseur (parfois le tout en même temps !). A dix-neuf ans, on ne doute de rien et on suit sa bonne étoile. Le hasard de la vie et surtout, celui des rencontres, m’ont insensiblement familiarisé aux différents métiers du théâtre. A cet égard, je sais gré à Raymond Pradel de m’avoir permis d’entrer, de toucher et d’agir en « artisan » à la réalisation d’un spectacle. Lors d’une tournée en province, alors que j’étais chargé de conduire le matériel, Jean-Pierre Rey me demanda si je souhaitais jouer le rôle du « notaire » ... Je serais donc aussi comédien car les suggestions du Directeur des Galeries mobilisaient d’emblée les énergies de chacun... - Vous dites : « J’ai réellement tout fait dans le théâtre et je suis très heureux d’avoir accumulé cette expérience de terrain. Oui, j’insiste sur mon intérêt initial pour les aspects artisanaux et techniques d’une création, et ma curiosité naturelle pour la vie matérielle du théâtre. Tant de métiers sont présents dans l’élaboration d’un spectacle ! Assistant à la mise en scène, je rendais volontiers les services qui m’étaient demandés dans tous les domaines périphériques (électricien ou figurant s’il le fallait), je me suis trouvé un emploi dans les petits rôles qu’on me confiait, de plus en plus certain d’avoir ouvert en curieux et passionné, toutes les portes du théâtre. - « Mettre un pied dans le monde du spectacle », c’est accéder à une autre réalité ? Oui mais c’est aussi partager des émotions avec les plus grands. Jean-Pierre Rey en avait le format et m’a beaucoup appris. A son contact, je me suis trouvé « chez moi » dans le théâtre, et de manière très naturelle... Directeur du Théâtre Royal des Galeries... Un défi ? Une consécration ? Un rêve ? Une inclination naturelle ? Au cours des années 1990, la santé de Jean-Pierre Rey s’est fort dégradée. Quand il me demanda de lui succéder, j’ai pensé que mon expérience de terrain pouvait se révéler utile à la Compagnie. J’ai donc accepté sa proposition. - Quand Jean-Pierre Rey a fondé « La Compagnie des Galeries » en 1953, répondait-il à une aspiration du public bruxellois ? La fin de la deuxième guerre mondiale a changé profondément la mentalité des spectateurs. Les plateaux bruxellois ont longtemps été occupés par des comédiens français (qui assuraient quasi le monopole de la comédie). Peu à peu, les comédiens belges se sont révélés et ont répondu naturellement et in situ, à la demande de divertissement qui s’affirmait dans l’immédiat après-guerre. - Lucien Fonson, Aimé Declercq et Jean-Pierre Rey avaient monté quelques pièces dans la cour du Château de Beersel... Le succès était déjà au rendez-vous ! Oui, C’est bien à Beersel en 1949 qu’on retrouve l’ADN de la Compagnie des Galeries ! A la fin des années 40, Jean-Pierre Rey, comédien et jeune régisseur au Vaudeville et au Parc, rassemble quelques comédiens et monte des spectacles en plein air adaptés aux lieux, dans la cour du château de Beersel (Représentations de Hamlet, Roméo et Juliette...). Le succès populaire est immédiat et conforte le projet, le rêve d’un théâtre permanent... Aimé Declercq et Lucien Fonson voient dans ce formidable écolage à Beersel, l’opportunité de créer une troupe à demeure au Théâtre des Galeries. Jean-Pierre Rey est alors sollicité pour asseoir de manière officielle la Compagnie des Galeries qui produit ses premiers spectacles en 1952-1953. Même si les débuts sont difficiles, les créations s’enchaînent, de Feydeau à Marguerite Duras, de Molière à Françoise Dorin. Entouré d’une équipe solidaire et disposant d’une équipe de comédiens doués et dynamiques, Jean-Pierre Rey fait bouger son monde (tournées des Châteaux, représentations dans les régions les plus éloignées de la capitale). Surmontant des années difficiles, le Théâtre est enfin consacré et subventionné. Plus tard, la télévision a relayé les créations et programmé un nombre important de captations. Un large public fit alors la connaissance d’une génération particulièrement douée : Christiane Lenain, Jean-Pierre Loriot, André Debaar, Serge Michel, Jean Hayet et Jacques Lippe accèdent alors à la notoriété... - C’est alors qu’émergea l’idée folle et géniale de la Revue, qui deviendra à chaque fin d’année un événement fort de la capitale... En arrivant au Théâtre des Galeries, avez-vous suivi la foulée de votre prédécesseur ou avez-vous eu envie de changer les normes de création et de sélection ? C’était un devoir de suivre la tradition et la réinventer à chaque spectacle. Un principe d’excellence que des comédiens doués ont su préserver mais qui exige de facto un rajeunissement respectueux. Une règle déontologique que nous tentons de suivre... - Gérer un théâtre est aussi un défi économique... Par les temps qui courent, on peut imaginer que le devoir est de plus en plus redoutable... On ne peut le nier, il y eut des années difficiles, des équilibres délicats, mais aussi des renoncements pénibles... Réduire les achats, se séparer de l’un ou l’autre collaborateur, travailler sans compter les heures... Sans aucun doute, il a fallu se serrer les coudes pour y arriver ! La rentabilité d’un théâtre comme le nôtre est une exigence drastique. - Le milieu du théâtre est particulièrement sensible. Comment avez-vous négocié votre « entrée » ? Très naturellement. L’impression d’être chez soi. Je connaissais tout le monde et j’avais eu l’occasion de m’essayer aux différents postes techniques qui participent de la création d’un spectacle. Et les plus anciens de la Compagnie m’ont, pour la plupart, soutenu . Il n’y a pas eu d’ « intégration » à proprement parler mais une sorte de con- tinuité rendue légitime par mes occupations mêmes au sein du théâtre. - On voit souvent le Théâtre Royal des Galeries comme un lieu réservé aux pièces de « boulevard ». Et cependant, la comédie peut y être grinçante, proche quelquefois de la tragédie. De Feydeau à Marguerite Duras, les grands écarts ne sont pas exclus ! Les grands écarts sont importants. La programmation doit être variée ; les publics différents réclament tout à la fois des œuvres de tradition et de renouvellement. La Compagnie rassemble un public varié, de tous les âges et de toutes origines sociales. 900 places leur sont attribuées tous les soirs... C’est énorme. Les abonnés nous viennent de toutes les régions du pays, même de Flandre ! Ceci pour expliquer le soin que nous apportons pour répondre aux attentes du plus. - Quels sont éléments qui vous inspirent une nouvelle pièce et quel sens donnez-vous aux propos du public ? Quelle responsabilité ! Il y a le travail d’équipe, les suggestions, la lisibilité d’une pièce, les premières observations du metteur en scène... Il convient aussi de se mettre à l’écoute du public. A cet égard,…