Quand Pasolini regarde la psychanalyse, la psychanalyse regarde les queers
S’EMBRASSER SUR LE RING? La thèse qui sera la mienne reprend certains points d’un travail que je mène depuis quelques années maintenant. Mes recherches vont de la psychanalyse aux théories queer et retour. Je ne me situe pas dans une logique traditionnelle d’opposition ou de combat entre les deux champs disciplinaires. En effet, les queers se sont souvent positionnés contre la psychanalyse. On peut reprendre leurs griefs à son encontre sous la forme d’un lourd quadripode, aussi pesant que boiteux. La psychanalyse serait homophobe, hétéronormative, incapable d’aller au-delà de la différence des sexes et elle serait restée prisonnière du complexe d’Œdipe. Mon pari est de prendre acte de ces critiques pour interroger la métapsychologie freudienne et renouveler l’éthique à l’œuvre dans la psychanalyse. En prenant compte des lectures et des déconstructions queer, j’espère éviter de consolider le différend entre la psychanalyse et les théories queer. Plus exactement, je crois que si les queers sont contre la psychanalyse, alors elles et ils sont tout contre, comme dans une embrassade XX . Au creux de cette étreinte, dans ce grand écart impossible que mon travail théorique convoque, Pier Paolo Pasolini et Pétrole, son dernier roman, publié posthume XX , peuvent jouer un rôle d’intercesseur particulièrement important. Ce terme d’intercesseur est à entendre au sens où le philosophe Gilles Deleuze s’en servait pour son propre travail. Écoutons-le: L’important n’a jamais été d’accompagner le mouvement du voisin, mais de faire son propre mouvement. Si personne ne commence, personne ne bouge. Les interférences ce n’est pas non plus de l’échange : tout se fait par don ou capture. Ce qui est essentiel, c’est les intercesseurs. La création, c’est les intercesseurs. Sans eux, il n’y a pas d’œuvre. Ça peut être des gens – pour un philosophe, des artistes ou des savants, pour un savant, des philosophes ou des artistes – mais aussi des choses, des plantes, des animaux même, comme dans Castaneda. Si on ne forme pas une série, même complètement imaginaire, on est perdu. J’ai besoin de mes intercesseurs pour m’exprimer, et eux ne s’exprimeraient jamais sans moi: on travaille toujours à plusieurs, même quand ça ne se voit pas. XX Voici donc ma thèse: Pétrole comme intercesseur de la psychanalyse et des théories queer. MÉTHODOLOGIE Je lis donc Pasolini plus en psychanalyste qu’en spécialiste de la littérature. Pasolini me met au travail non seulement comme théoricien mais aussi comme clinicien. En ce sens, je voudrais commencer par m’inscrire dans le sillage des indications que Jacques Lacan pouvait donner aux psychanalystes quand il s’intéressait à Marguerite Duras et à son roman Le Ravissement de Lol V. Stein XX . Dans son «Hommage fait à Marguerite Duras», en 1965, Lacan donne des pistes de lecture qui restent précieuses lorsque le psychanalyste regarde une œuvre littéraire, cinématographique ou artistique. Il rappelle ce que Freud nous enseignait déjà lorsqu’il s’intéressait à la Gradiva de Jensen ou à Léonard de Vinci ou encore à Michel-Ange XX . Lacan écrit que «le seul avantage du psychanalyste […] c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, [soit l’inconscient et la pulsion], l’artiste toujours le précède» XX . Cette courte déclaration est fondamentale. Lorsque que l’on veut mêler le discours de l’inconscient et celui des arts, il faut garder à l’esprit que l’artiste nous précède. Il nous «fraie la voie» dit encore Lacan. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie, par exemple, que Pasolini dans son œuvre et, sans doute plus particulièrement dans Pétrole, nous met en chemin vers un réel qui concerne les sujets que l’on rencontre, au cas par cas, dans les cabinets ou les institutions. Cela veut donc dire que Pasolini nous précède dans les élaborations théorico-cliniques que nous pouvons formuler. Cela veut encore dire que l’intérêt de regarder les productions littéraires et artistiques, c’est de se laisser enseigner par ce qu’elles formulent. Elles nous plongent au plus près de ce qui occupe les cliniciens, elles nous plongent dans l’inconscient. L’œuvre sait et nous n’avons qu’à la suivre. Attention toutefois à ne pas mal comprendre cette première indication lacanienne. Elle est d’ordre méthodologique. Il ne s’agit pas du tout de dire que Pasolini décrirait dans le contenu de son roman ce que l’on pourrait rencontrer dans la clinique. Pour rappel, Pétrole s’ouvre sur l’évanouissement de Carlo, un homme en prise avec «l’angoisse» et «la névrose», dans son appartement du quartier bourgeois des Parioli, à Rome. A partir de cette chute au sol, il se dédouble en deux personnages: Carlo de Polis et Carlo de Thétis dont on suivra les aventures pour le moins décousues et scabreuses. Les récits des notes qui structurent l’ouvrage de manière morcelée et lacunaire pourraient faire songer aux nouvelles formes d’addiction que l’on croise fréquemment aujourd’hui: porno-dépendance, addiction au sexe, voire délire érotomaniaque ou déclenchement schizophrénique. L’enjeu n’est pourtant pas de repérer des éléments diagnostiques qui se trouveraient illustrés dans les pages pasoliniennes. Pour suivre la manière dont l’œuvre nous fraye la voie, il s’agit de s’intéresser à «la pratique de la lettre du texte» dit encore Lacan. C’est là que l’on découvre ce qui «converge avec l’usage de l’inconscient» XX . Ainsi ce qui nous met sur la voie de l’inconscient, ce qui nous précède en tant que cliniciens, se situe moins dans le contenu positif de ce qui est raconté que dans les strates, les brèches, l’agencement et les modalités de traitement de la langue qui est au travail dans le roman. Or, de ce point de vue, le roman pasolinien s’avère d’une richesse extrême car son accumulation d’histoires interrompues, d’intertextualités et de renvois littéraires, d’incohérences et de ruptures narratives abrite un impossible à lire: quelque chose qui ne cesse pas de ne pas s’écrire et qui nous éclaire sur la logique propre à l’inconscient. Autrement dit, et là-dessus Lacan est tout fait explicite: le psychanalyste «n’a pas à faire le psychologue» avec l’artiste. Ce serait «de la goujaterie» et de la «sottise» XX que de réduire les dimensions ouvertes par l’œuvre à une unité psychologique quelconque. Pas de psychologie du Moi aussi bien du côté de l’auteur que de ses personnages. Pas de grilles interprétatives dans lesquelles faire rentrer l’œuvre. Cela revient à dire que, pour un psychanalyste, il ne sert à rien de rabattre Pétrole sur l’intimité de la biographie pasolinienne, tout comme il n’est pas très utile non plus d’essayer de donner un quelconque diagnostic clinique pour interpréter le cas de Carlo, double protagoniste du roman, qui changera de sexe à plusieurs reprises au cours de la narration. Refuser de jouer les psychologues, de psychologiser le texte, c’est refuser de faire appel à une interprétation rassurante qui tendrait à trouver une unité du moi, une origine, un contenu précis voire une vérité ferme et définitive là où l’enjeu-même de l’écriture est dans la démultiplication des notes, dans leur incomplétude, et dans l’impossibilité de se rassurer quant à un sens abouti qui viendrait clôturer une histoire. Cette remise en cause de la psychologie est explicitement à l’œuvre dans la «note 31» de Pétrole: «dans la psychologie, il y a toujours quelque chose d’autre et quelque chose de plus que la psychologie. […] La connaissance de l’esprit humain est, précisément, quelque chose de différent, quelque chose de plus .XX » IMPORTANCE DU RÊVE: PÉTROLE, UN ÉLOGE DE LA PSYCHANALYSE? Nombre de critiques l’ont largement souligné, Pétrole est écrit comme un rêve. L’interruption de la progression linéaire, les sursauts abrupts de la narration,…
On dira que j’ai rêvé : Bousquet, Didier & Co
Maxime BENOÎT-JEANNIN , On dira que j’ai rêvé. Bousquet, Didier & Co, Samsa/AAM, 2021, 183 p., 18 €, ISBN : 978-2-875932-76-1L’entrée en matière du livre est confortable. Fluide et classique. Le narrateur, qui est l’auteur du livre – et appelons-le Maxime pour nous faciliter la vie même s’il ne se nomme jamais –, descend vers Marseille en TGV. Sa destination ? Lyon, où un congrès de psychanalystes attend sa compagne Ida. Leur voisine de wagon feuillette de vieux Paris-Match , et voilà que s’affiche soudain une photo d’un homme intimement lié à la vie de Maxime. Petit échange entre les passagers. Ce Christian Didier, un camarade d’enfance, a eu son heure de gloire en 1993, lorsqu’il a abattu René Bousquet, le tristement célèbre patron de la police pétainiste sous l’Occupation. Le couple descend à Lyon, Ida est requise par ses occupations de congressiste, Maxime décide d’aller promener de l’autre côté du Rhône, d’entamer une grimpée de la Croix-Rousse en quête de la maison-musée où Jean Moulin et ses camarades ont été arrêtés durant la Deuxième Guerre mondiale. Le lecteur, calé dans la roue d’un récit maîtrisé, vif, teinté d’humour, porté par une langue raffinée et efficace, se demande peut-être où il va mais il y va. Comme un voilier porté par les vents. Direction l’aventure de voyage, un policier, un thriller ? Insidieusement, il se laisse engourdir par un parfum capiteux, qui croise fragrances d’onirisme et de fantastique. Il est déjà trop tard, il a glissé ailleurs .L’une des épigraphes épinglées au seuil d’ On dira que j’ai rêvé aurait dû m’alerter : Et par hasard j’entends l’entrecroisement d’événements aux causes trop complexes pour que nous puissions les définir ou les calculer, et qui, en tout cas, ne semblent pas… (voyez comme je suis prudente !)… ne semblent pas dirigées par une volonté extérieure à nous. Yourcenar renvoie au phénomène troublant qui transcende les trente premières pages et envole « au-delà de l’arc-en ciel ». Avant de revenir en force vers la fin du livre. Insinuant la possibilité d’un « surréel ».La carte de Maxime est incomplète, et il se perd dans les méandres du quartier, mais dans ses souvenirs aussi. Or il a rendez-vous avec Ida à la terrasse de leur bel hôtel, et le temps lui est compté. Il tergiverse, demande de l’aide aux rares passants. Finit par renoncer. Par tenter de regagner le Rhône. Et soudain : J’entrai dans une rue étroite, perpendiculaire à celle d’où je venais. (…) Au coin, j’aperçus la plaque usée de celle que je quittais pour cette voie abrupte presque aussi raide que la montée de Versailles. Ma vue se brouilla. Aurais-je mal lu ? Je m’approchai encore. La rue de Saint-Dié ! Une fulgurance saisit Maxime : J’associai immédiatement Saint-Dié à Didier (il y était né, lui aussi, y habitait encore ; en plus, cela rimait et « Dié » et « Didier » sont étymologiquement proches), et je me dis : IL EST MORT. CHRISTIAN EST MORT. Ce fut comme une illumination. La photo, la rue (voie invisible et plaque quasi illisible) qui surgit quand il a renoncé au musée Moulin… Moulin ! Ce résistant torturé par Klaus Barbie, qui fut la première victime, ratée, celle-là, en 1987, de Didier avant le meurtre de Bousquet.Avant de retomber les pieds sur terre, à la terrasse du Crowne Plaza, en bordure du parc de la Tête d’or, le lecteur a basculé dans une rêverie, égaré dans les limbes d’un fragment urbain abolissant les lois de la temporalité ordinaire. Une métaphore nous aspire. Comme si l’errance spatialisée était une projection des arcanes internes du narrateur. Comme si nous assistions à une séance de thérapie. Et un flux d’images, d’idées de déferler, houle douce ou sauvage, qui entrechoque le passé de Maxime Benoît-Jeannin, sa rencontre avec Christian Didier, ses goûts pour des villes, des livres ou des films. Il y a quelque chose de Proust dans cette survenue du passé revécu ou la manière de le creuser. Quelque chose du Rodenbach de Bruges-la-Morte aussi, et du symbolisme. On en viendrait à s’extasier : un auteur français, émigré depuis des décennies en Belgique, nous livre un bijou de réalisme magique, cet élan qui définit l’âme belge, depuis Bosch et Breughel jusqu’à Spilliaert, Ensor, Owen, Ray, Muno, etc.Ce « roman des réalités invisibles », selon les mots de Maxime Benoît-Jeannin, renvoie aux synchronicités évoquées par Jung et encadre un second récit, qui est celui d’une vie, celle de Christian Didier. Un assassin ? Un illuminé ? Un pervers narcissique ? Un mythomane ? Un justicier ? Un génie littéraire incompris ? Quel lien réel l’unit à Maxime, qui semble avoir été choisi comme destinataire de sa mémoire, témoin de ses actes et de leurs motivations ? Un double, qui aurait réussi et pourrait jouer les chroniqueurs ?Ce deuxième phénomène interpelle tout autant, celui de personnes à la fois trop douées et trop ouvertes sur des enjeux supérieurs pour se contenter d’une vie banale mais qui n’ont pas jusqu’au bout les moyens de leurs ambitions, un manque de volonté, un complexe de persécution savamment entretenu, une lacune ou une malformation mentale court-circuitant à jamais la réalisation attendue.In fine, On dira que j’ai rêvé propose des matriochkas qui ouvrent toutes sur la condition humaine et, particulièrement, sur celle des créateurs et des ambitieux. Il m’a semblé, troublé, découvrir en Didier ce double fantomatique ou ce repoussoir, cet abîme que tout auteur traînerait à ses côtés, s’interrogeant sur la légitimité de son parcours, la réussite artistique ne pouvant être estimée à l’aune d’une vie.Maxime Benoît-Jeannin réussit la gageure de tenir en haleine jusqu’aux dernières pages : épatante rencontre avec un comédien célèbre, appréhension soudaine de ce qui a préparé notre auteur/narrateur à une perceptivité hors normes : Ainsi, à certaines époques de la vie, quelque chose vous frôle et s’en va, vous abandonnant, absolument seul, à votre sort et à vos supputations. (…) Quelqu’un, sur le point de rejoindre le néant, avait gratté à la porte de l’être, et je l’avais entendu. Fragment d’Eden littéraire ! Philippe…