Quelque part dans la campagne russe, l’ennui se cultive comme les mauvaises herbes : avec application, régularité, et une constance presque poétique. C’est dans ce théâtre végétal que Rémy Benjamin installe sa fidèle adaptation d’Oncle Vania, chef-d’œuvre mélancolique d’Anton Tchekhov, en transposant les soupirs étouffés de la pièce dans un découpage BD où le gaufrier serré donne le rythme des jours sans fin.
Le domaine est celui de Sonia (Sofia Alexandrovna), jeune femme sérieuse, au regard modeste sur elle-même. Elle est toute dévouée à la gestion de la propriété familiale aux côtés de l’oncle Vania (Ivan Petrovitch Voïnitski), âme lasse et exaltée. Leur quotidien, jusque-là morne mais bien huilé, est bouleversé par le retour du professeur Sérébriakov, pater familias cacochyme et vaniteux, flanqué d’une jeune épouse aussi séduisante qu’incongrue : la belle Elena. Le parfum de scandale, discret mais entêtant, s’infiltre aussitôt dans les allées du jardin, provoquant chez Vania des élans ridicules et chez Astrov, le médecin misanthrope, de soudains débordements lyriques.
Là où Tchekhov étirait les silences, Benjamin resserre l’action en 144 pages, usant du gaufrier comme d’un métronome obstiné. Par moments, cette structure étouffe un peu le souffle de la pièce, instaurant une redondance presque hypnotique. Mais l’auteur contrebalance cela en ouvrant régulièrement l’espace à de splendides évocations forestières, paysages suspendus où la nature semble elle aussi attendre, comme les personnages, que le temps daigne passer.
Dans cette valse de passions frustrées et de projets avortés, chacun cherche en vain une issue : Vania rate ses aveux, Astrov déclame son amour des arbres, Sonia espère en silence, et Elena s’ennuie avec un raffinement quasi-scientifique. Le professeur Sérébriakov, quant à lui, monstre d’égoïsme engoncé dans sa suffisance, dispense ses caprices avec l’autorité d’un homme que l’âge a privé d’écoute mais non de prétention. Marina, la nourrice, veille comme une chandelle qu’on n’éteint jamais, discrète mais inébranlable. Ilia Téléguine, propriétaire foncier ruiné qui vit au domaine - aux crochets de Sonia et d'Oncle Vania - gratte quelques accords de guitare en guise de consolation existentielle. Même le silence semble soupirer entre ces figures figées dans l’attente d’un miracle… ou d’un nouveau thé.
L’ensemble compose une comédie humaine dont l’absurdité feutrée évoque autant Marivaux que Beckett, avec ce soupçon de tendresse qui rend les ratés éminemment attachants.
Rémy Benjamin, formé aux Beaux-Arts de Tournai, s’est fait connaître au début des années 2000 au sein du collectif Cheval de Quatre, où il publie strips et récits courts. Collaborateur régulier de collectifs indépendants (Lazer Artzine, Tétaris, Sweet 15), il scénarise en 2010 Un Jour Sans chez Ankama, et en 2016 Journées rouges et boulettes bleues (La Boîte à Bulles). En parallèle, il crée aussi pour la jeunesse (Sven et Tanka, Dupuis, 2023). Avec Oncle Vania, paru chez le même éditeur en 2025, il signe l’une de ses œuvres les plus ambitieuses et les plus abouties à ce jour.
Une BD où l’on rit doucement de ces personnages incapables de vivre pleinement, mais toujours prompts à espérer une éclaircie entre deux pluies de regrets.
Christian Missia Dio